Mónica Taboada Tapia (Alma Del Desierto) : « J’ai rencontré des femmes transgenres d’une force extraordinaire »

Georgina, femme transgenre, se bat avec l’administration colombienne pour faire reconnaître son idendité. Un combat de plusieurs années raconté par Mónica Taboada Tapia dans Alma Del Desierto, documentaire au cœur du désert. À l’affiche de la 13ème édition du festival du Panorama colombien, la cinéaste partage cette aventure hors du commun.

Propos recueillis par Tara Canillac

Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec Georgina, et pourquoi avoir décidé de faire de sa vie le cœur du film ?

J’ai découvert l’histoire de Georgina en 2016, grâce à une interview publiée dans un média local, dans laquelle elle racontait l’agression qu’elle avait subie. C’était profondément douloureux à entendre. J’ai beaucoup pleuré. Cette nuit-là, j’ai rêvé que je la rencontrais, comme une prémonition, puisque nous l’avons à notre tour interviewée. À ce moment-là, je ne savais pas que nous étions en train de réaliser un long métrage, mais son histoire m’a d’autant plus émue. Dès le début, j’ai été touchée par sa gentillesse, son humanité, sa chaleur, l’affection avec laquelle elle traite les autres ; j’ai tissé un lien avec elle et nous avons compris que son histoire devait être racontée, qu’elle devait voyager, transcender et être entendue.

Pourquoi avoir choisi la forme documentaire plutôt que la fiction ?

Le contexte dans lequel s’inscrit son histoire est profondément puissant et unique. Si elle avait été racontée sous forme de fiction, je pense que beaucoup auraient douté de sa véracité. Mais tout ce qui est raconté lui est réellement arrivé, à elle, une personne réelle en chair et en os, ainsi qu’à beaucoup d’autres qui existent dans la réalité colombienne. Il me semblait essentiel qu’il n’y ait aucun doute : les histoires que nous racontons sont tout à fait réelles. C’est la réalité de la Colombie, une réalité si intense et déconcertante qu’elle frôle parfois l’absurde. Ce que nous voyions et entendions était si fort que même pour nous, c’était difficile à croire. C’est pourquoi j’ai su que nous devions passer par la voie du documentaire. Nous pouvions être créatifs dans la manière de raconter, mais toujours en partant de la recherche de la vérité, des faits vérifiables qui nous ouvrent les yeux, des faits racontés de la manière la plus honnête et la plus réaliste possible.

Au delà de Georgina, pouvez-vous nous en dire plus sur la condition des femmes transgenre en Colombie ?

Les personnes transgenres en Colombie, et dans le monde entier, mènent généralement une vie très difficile en raison de la transphobie, du manque d’opportunités et du poids énorme des préjugés. Aujourd’hui, nous sommes pleinement conscients de la persécution dont souffre cette population, ce qui me semble totalement absurde. Je pense qu’il est temps de leur tendre la main, de les soutenir et de les protéger, car elles continuent de faire face à d’énormes défis et injustices. Tout au long de leur vie, elles endurent trop de souffrances, trop de violences, et il est urgent de nous demander pourquoi cette obsession et cette acharnement contre une communauté si vulnérable et si humaine existent. C’est tout à fait injuste, irrationnel et dépourvu de toute logique ou justification. J’ai rencontré des femmes transgenres d’une force extraordinaire, qui ont construit des réseaux de soutien, d’affection et de résistance et qui sont au cœur de nombreuses communautés. Heureusement, en Colombie, des lois très importantes viennent d’être adoptées pour dignifier leur vie ; la prochaine étape consiste à faire connaître ces lois et à les faire respecter réellement.

Vous choisissez de laisser une place importante à la contemplation, au mystère (notamment en ne donnant certaines clés de compréhension du film qu’à la fin), pourquoi ces choix de mise en scène ?

Parce que le film comportait plusieurs niveaux ; en réalité, il s’agissait de plusieurs films au sein d’une grande histoire. J’ai senti qu’il devait se dérouler comme un fil, révélant peu à peu les vérités, les sentiments, la complexité de ce que nous découvrions. La structure elle-même est complexe, tout comme les informations que nous avons trouvées au cours de l’enquête. Il y avait des choses dont nous n’avons jamais su avec certitude comment elles s’étaient produites, des détails que nous ne connaîtrons peut-être jamais complètement. C’est pourquoi il était important de maintenir l’attention du spectateur, en lui révélant les informations progressivement, comme dans la vie réelle ou au fil d’une enquête. Le récit devait évoluer à travers le temps, les incertitudes et les révélations, jusqu’à faire émerger des certitudes très poignantes.

La Guajira est un territoire profondément symbolique, un lieu de résistance et de luttes constantes.

Le désert de La Guajira n’est pas seulement un décor, il devient presque un personnage du film. Pouvez-vous nous parler du contexte politique qui entoure ce territoire et surtout : que représente t-il pour vous ?

C’est une question extrêmement complexe, car en réalité, la raison pour laquelle j’ai fait ce film au départ est liée à mes propres interrogations sur le passé familial de ma mère. On ne m’a jamais dit avec certitude que ma famille maternelle venait de La Guajira ; on n’en parlait tout simplement pas. Mais un jour, j’ai entendu une remarque que mon grand-père a faite à ma grand-mère, quelque chose qui l’a mise très mal à l’aise, et j’ai senti qu’il y avait « un secret », un mystère, que j’ai voulu le comprendre. Je suis allée à La Guajira à la recherche de réponses. Et en 2017, après avoir tourné Two-spirit avec mes propres moyens, ma tante m’a montré de vieilles photos de mon arrière-grand-mère et de mon arrière-arrière-grand-mère à La Guajira, avec leurs couvertures, et j’ai compris que ce que j’avais pressenti toute ma vie était réel. Mes origines étaient beaucoup plus riches et complexes que ce qu’on m’avait raconté : des origines maternelles afro-indigènes, avec un métissage très récent, datant à peine de deux ou trois générations, mais je préfère ne pas entrer dans les détails, car c’est quelque chose de très intime. Tout cela me touche profondément, je ressens une grande connexion spirituelle, une fierté délicate, mais aussi un désir de protéger cette histoire personnelle parce que je la considère comme sacrée : le passé de mes ancêtres, leurs racines et leurs vies que je peux imaginer me rendent très sensible. Mais La Guajira ne m’a pas seulement touché personnellement. C’est un territoire profondément symbolique, un lieu de résistance et de luttes constantes. Aujourd’hui, c’est aussi un territoire traversé par des batailles politiques et économiques, par l’exploitation minière et la corruption, où les communautés les plus vulnérables, les enfants, les femmes, les personnes des rancherías, les moins favorisées, et la communauté LGBT sont les plus touchées. Ce sont eux qui supportent le poids des décisions prises loin de leur réalité. Et pourtant, malgré tout cela, La Guajira reste un territoire d’une lumière incroyablement éblouissante, un espace où cohabitent la beauté, le mystère et la dureté de la vie au milieu de l’adversité et de la dignité.

Quelles ont été les principales difficultés, techniques ou humaines, à filmer dans un environnement aussi extrême ?

Les principales difficultés ont sans aucun doute été les conditions environnementales extrêmes : la lumière était très forte, la chaleur très intense, la qualité de l’eau compliquée, nous avons vécu la pandémie dès le premier jour du confinement en tournant au milieu de déplacements difficiles. Lors du dernier tournage, en 2022, des questions de sécurité se sont ajoutées. Il y a également eu d’autres types de difficultés, plus humaines. De nombreuses rumeurs et spéculations malveillantes ont circulé autour du film et de l’équipe, ce qui nous a fait beaucoup de tort à l’époque. Heureusement, tout cela a été surmonté, et ce qui a prévalu, c’est la volonté, le bien-être et surtout, le soutien de Georgina envers le film qui raconte son histoire.

À travers Alma Del Desierto, on sent une réflexion sur le rôle du documentaire : pour vous, jusqu’où peut-on entrer dans l’intimité d’une personne tout en respectant sa pudeur ?

C’est une question très complexe car, en tant que documentaristes, nous pouvons parfois être très audacieux et courir le risque de dépasser certaines limites. Une chose que j’ai apprise avec Alma del Desierto, c’est que nous avons la responsabilité de veiller sur les gens. Il y a eu des moments où Georgina voulait que nous filmions des choses qui, à long terme, n’étaient peut-être pas dans son intérêt, et nous avons décidé de ne pas le faire. Je ne parle pas d’autocensure, mais de respect. C’est un processus d’écoute et d’attention mutuelle. Ce film m’a aidé à mûrir. Je pense qu’en plus d’être des narrateurs, nous sommes également les gardiens du bien-être de ceux qui nous font confiance, même lorsqu’ils ne sont pas tout à fait conscients de ce qu’implique le fait de s’exposer devant une caméra. C’est une grande responsabilité.

Alma Del Desierto, diffusé le 16 octobre au cinéma Reflet Médicis, à l’occasion du festival du Panorama colombien