RIVER OF GRASS de Kelly Reichardt

– En salles : RIVER OF GRASS de Kelly Reichardt –

Inédit en France, le premier long métrage de Kelly Reichardt refait surface pour nous proposer une rencontre avec ses outsiders charmants, ses errants nostalgiques. Ici, une femme, un homme et un flingue. Et un constat, que la cinéaste alors à peine âgée de 30 ans avait déjà fait : dans ce monde sans espoir, on n’a plus rien à perdre. Le début d’un des plus beaux voyages du cinéma américain contemporain.

 
Dans sa courte mais solide filmographie, Reichardt semble faire cheminer ses films par deux : Old Joy (2006) et Wendy and Lucy (2008), récits de homeless,vagabondspudiques ; Meek’s Cutoff (2010) et Certain Women (2016), portraits de femmes, observatrices bouleversantes de la violence de la vie. C’est à Night Moves (2013) que River of Grass, le premier long métrage de Reichardt de 1994, inédit en France, fait le plus penser : situations proches (une rencontre fortuite, un partage, un accident et une échappée), des jeux de cache-cache avec soi-même… Le tout à partir d’un triste constat de départ posé dans Night Moves : « Si c’est la fin du monde, on n’a rien à perdre. »
Chez Kelly Reichardt, l’Amérique est vue depuis l’arrière-pays, celui des prairies traversées par des trains de fret, celui de visions existentielles new age, celui reflété par une télévision sous tension mais sans image transmise… Les pionniers des États-Unis sont devenus des bricoleurs au destin contrarié qui maintiennent les choses comme ils peuvent – ils sont de ceux qui cherchent à mieux vivre de leurs propres mains avec le peu qu’ils ont.
A priori rien de nouveau sous le soleil du grand Ouest (celui déjà proposé par le Nouvel Hollywood), et pourtant l’approche qu’a Reichardt de la vie, de ce qui est perdu, de ceux qui se sont égarés sur les routes, de ce qui reste de leurs joies d’antan ouvre à une nostalgie inédite. Tous ses personnages supportent l’insupportable et Reichardt comprend leurs difficultés. C’est le geste le plus noble de cette cinéaste : ne jamais juger ses anti-héros, faire preuve d’une sincère empathie envers ses outsiders.

 
Cozy got her gun
Mais avant de commencer ce voyage vers l’Ouest, on retrouve déjà ce geste intact sur la côte Est, au milieu de la tristesse sociale des environs des Everglades. C’est là que se situe River of Grass, dans cette Floride traversée n’importe comment par nos deux personnages en cavale, comme dans un Bonnie and Clyde malade mais sans hystérie. Cozy (Lisa Bowman) dont la voix douce, off, contraste avec son visage fatigué par son sort médiocre, constate que « le meurtre était plus fort que le mariage ». Lee (Larry Fessenden) n’a qu’un fantasme mou et peine à nourrir le fameux mythe fondateur dans l’imaginaire américain (a girl and a gun…) : la première fois qu’il tient le pistolet, c’est avec une précision bien lâche, sans arrière-pensée. Pour Cosy, le meurtre est l’occasion de se faire vraiment la malle : le pistolet est un objet de désir, sans y toucher. Il est la projection incongrue d’un renouveau.

Reichardt élimine toute forme de sentimentalisme et ses personnages voguent sans but (des gens normaux obsédés par des choses normales), contraints par le cadre, de la même façon qu’ils sont coincés à la frontière. Si Cozy et Lee poursuivent quelque chose dans leur rôle de hors-la-loi (« si nous n’étions pas des tueurs, nous ne serions rien »), c’est la liberté qu’ils n’ont jamais eue, englués dans leurs rapports familiaux respectifs. Mais même passer le péage semble impossible… En fuyant un magasin où il voit l’homme qu’il a tué plus tôt, Lee s’exclame : « L’endroit était bourré de bons à rien ! » Constat étonnant, puisque Lee est l’archétype du bon à rien. C’est heureux : sa négligence, sa superbe, sa fausse irrévérence nous tuent. Philippe Fauvel