ALAN VEGA : "Est-ce que j’ai envie de voir Clooney voler dans la salle d’après vous ?"

– ALAN VEGA : « Est-ce que j’ai envie de voir Clooney voler dans la salle d’après vous ? » –

Il fut sans doute le chanteur le plus classe du monde sur scène, dans un groupe au nom tout aussi classe, Suicide. Figure clé de l’underground new-yorkais des années 1970, Alan Vega a plusieurs fois croisé le cinéma dans sa vie. Nous l’avions rencontré chez lui pour parler de Gravity, Scorsese, Johnny Depp et Woody Allen. Entre autres. Par Fernando Ganzo, à New York / Photo : Mathieu Zazzo
Vous avez commencé à aller au cinéma à Brooklyn dans les années 1950… Il n’y en avait pas beaucoup à l’époque là-bas. Deux, cinq, sept cinémas. Le génial Loew’s Theatre sur deux étages, notamment. Mon père aimait les cow-boys, la country, le western. Ce qui est étonnant quand on y pense, parce qu’il était européen, russo-polonais (le vrai nom d’Alan Vega est Boruch Alan Bermowitz, ndlr). Ma mère, elle, aimait le théâtre… Et moi ? Moi j’étais gamin, j’aimais tout. Cow-boys, détectives, qui s’en souvient ? Qui ça intéresse ? C’était l’époque des débuts de la télé, aussi.
Vous aimiez ça? Il y avait des trucs géniaux : Jackie Gleason, Woody Allen qui écrivait des pubs… Ça marchait beaucoup comme ça : des écrivains, des écrivains géniaux, qui comme Sid Caesar commençaient par le vaudeville, puis faisaient leur chemin ensuite. Ils s’asseyaient autour d’une table et balançaient leurs idées. J’ai grandi avec ces gens-là. C’était aussi une époque où on entendait beaucoup d’accents : allemand, anglais, il y avaitbeaucoup de juifs, d’Irlandais… Il n’y avait pas beaucoup de blacks à l’époque, ils ont fini par remplacer les juifs. Dean Martin, aussi, Italien. Il était tout le temps bourré ! Les filles l’adoraient ! « Oohh, c’est bon ! » À l’époque, ils pouvaient vraiment picoler, tout le monde s’en foutait. Le Rat Pack, Sinatra, Sammy Davis Jr., Peter Lawford… Tous ces gens étaient géniaux, foutrement géniaux. Ils se servaient de l’humour pour s’échapper du monde dans lequel ils vivaient. Je les ai montrés à mon fils plus tard, et lui aussi est tombé amoureux de Jackie Gleason. Ça l’a fait mourir de rire.
Vous emmeniez des filles au cinéma ? Oui, à l’époque, c’est comme ça que ça marchait. Maintenant, ce n’est plus possible. Les mecs aiment les films d’action, et les filles, les trucs romantiques. Et puis, qui va au cinéma aujourd’hui ? Il y a la vidéo, et en plus c’est trop cher. Moi, j’y vais juste de temps en temps. J’aime voir quelque chose de vraiment fou. Mais c’est rare. Quand je regarde les bandes-annonces des films qui sortent, je me dis « Nan, nan, nan… ». C’est vraiment mauvais. Brad Pitt, George Clooney et l’autre, là, comment elle s’appelle… C’est quoi son nom ? Ah oui, Sandra Bullock. Je la déteste, elle est dégoûtante. C’est quoi son truc, à elle ? Et c’est quoi Gravity ? Who gives a shit ? Est-ce que j’ai envie de voir Clooney voler dans la salle d’après vous ? Le cinéma des années 1950 et 60 était génial. Depuis, il n’y a plus d’idées. La même formule, la même merde. Les mêmes titres ! Ils ne changent même plus les titres ! En revanche je regarde la télé toute la journée, de tout. J’aime bien les pubs, elles sont tellement mauvaises ! Mais elles arrivent toujours au mauvais moment. Toujours à un moment fort, et là, bim ! : une pub. Tu perds le fil, merde.
« Larry David est so Brooklyn. Tellement honnête et candide,
tellement politiquement incorrect. »
Il n’y a vraiment rien qui trouve grâce à vos yeux ? J’ai vu Transformers récemment. Les effets spéciaux m’ont soufflé pendant la première demi-heure, une heure, mais pas au-delà. Je ne trouve plus de film qui pourrait m’influencer. En revanche, j’aime des séries comme Everybody loves Raymond. C’est assez basique : la nature humaine et des situations stupides. C’est comme Archie Bunker, je me souviens que j’adorais ça. On le présentait comme un mec de droite, mais politiquement, il était de gauche de A à Z. Sinon, Larry David dans Curb Your Enthusiasm. C’est tellement honnête et candide, tellement politiquement incorrect. Il est so Brooklyn, Larry David. Et il emmène ça en Californie, c’est parfait. C’est vraiment dégoûtant, je hais L.A. Il y a des flics partout. Personne ne marche, tout le monde est en voiture. Et si tu descends de ta voiture et que tu traverses la rue, on t’arrête pour avoir marché sur la chaussée !
Qui a le mieux filmé New York selon vous ? Martin Scorsese était très bon. Mean Streets ! Taxi Driver ! Ses films étaient captivants. Je l’ai croisé récemment à un truc de Bruce Springsteen – Springsteen a produit toutes mes vidéos, il est censé avoir les droits de Dream Baby Dream, pour les mettre dans ses albums. On aurait dit un petit diable, il a traversé la salle, et hop : Scorsese ! Un diablotin espiègle, quelque chose comme ça. Sinon, Woody Allen. Il y a une scène géniale dans l’un de ses premiers films (Annie Hall, ndlr). Il a un tas de cocaïne, il est prêt à la sniffer et là, il éternue, et fait voler la cocaïne partout. Ça, c’est très New York.
Il y a des réalisateurs new-yorkais dont vous avez été proche ? Je connais Jarmusch, je l’aime bien, il m’aime bien. On devait faire une sculpture de crucifix pour un de ses films ensemble, mais ça ne s’est pas fait. Beaucoup de monde dans le milieu du cinéma adore Suicide. C’est comme le mec, l’acteur qui jouait dans un truc à Tokyo… Bill Murray ! Un grand fan. Val Kilmer aussi voulait me rencontrer. Et puis Johnny Depp, que j’ai toujours adoré, même si Pirates des Caraïbes, c’est de la merde. Un jour, Depp est interviewé pour l’émission Actor’s Studio. On lui demande quel est le son qu’il déteste le plus, et il répond l’aspirateur. Le son de l’aspirateur ! Mais je déteste le son de l’aspirateur aussi ! Je savais que j’aimais Johnny Depp, mais là, je l’ai vraiment adoré, vraiment.

Personne ne vous a jamais demandé de faire la musique d’un film ? Si, les Allemands. Et Philippe Grandrieux aussi, j’ai fait la B.O. de Sombre (1998). Au début, Philippe jouait juste certaines de mes chansons sur le plateau pour mettre les acteurs dans le bon état d’esprit. Et puis, il s’est dit : « Pourquoi ne pas lui demander de faire un morceau ? » Je devais en faire un seul, et j’ai continué. C’était hyperexcitant d’aller à l’avant-première, assis dans la salle, écouter ma musique.
Est-ce que vous êtes frustré de ne pas avoir fait plus de choses au cinéma ? Une partie de moi dit oui, l’autre dit qu’on s’en tape. J’ai atteint un âge où je m’en fous de faire ou ne pas faire les choses. Je ne sais pas, qui d’autre allez-vous avoir, qui va être meilleur que moi de toute façon ? Dans le monde du cinéma, tout le monde me connaît. Dans la musique, le monde de l’art, de la vidéo… Tout le monde connait Alan Vega et Suicide. J’ai été dans les musées, j’ai eu des rétrospectives, les Français m’ont acheté des trucs. Le centre Pompidou a des œuvres de moi, ça a fait beaucoup d’argent. Alors que j’ai été dans toutes les grandes villes d’Amérique, et je n’ai rien vendu. Personne n’en voulait. On pense que parce que je suis connu, tout le monde fait la queue pour faire quelque chose avec moi. Mais non. Je les emmerde, de toute façon.
Vous avez vécu de l’intérieur les grandes heures du New York underground. Pensez-vous que la ville puisse revivre une telle effervescence ? Je ne sais pas. Quand les gens me posent la question, je réponds que je suis tellement désolé qu’ils aient raté les années 1970… Pour moi, c’était les meilleures années de toutes. À l’époque, rien n’était important. Les gens étaient prêts à tout faire : des claquettes, du trapèze, de la peinture… Et c’est cela qui nous a permis de voir et de faire beaucoup de choses. Alors que maintenant… Maintenant tout le monde veut une carrière, je ne sais pas pourquoi. Et puis tout est trop organisé. Quand on vient me parler de musique, je dit toujours de ne pas céder ses droits d’auteur, parce que sinon vous finissez par pleurer. Cédez tout le reste, mais pas vos droits. Suicide ne l’a jamais fait. – Propos recueillis par FG