PASSION SIMPLE : rencontre avec Annie Ernaux & Lætitia Dosch

Elles sont toutes les deux nées un 1er septembre, mais malgré les 40 ans qui les séparent, Lætitia Dosch et Annie Ernaux se reconnaissent dans un même engagement artistique, qui fait le pari de l’intime pour mieux bousculer les codes. Cette année, la comédienne incarne l’écrivaine dans Passion simple de Danielle Arbid (en salles le 11 août), l’adaptation du roman autobiographique sorti en 1992. L’occasion de discuter de deux grandes questions : se met-on à nu de la même façon en littérature qu’au cinéma ? Et surtout, est-ce plus simple, trente ans plus tard ? Rencontre sur les lieux de cette histoire d’amour dévorante, chez Annie Ernaux, à Cergy.

Roman intime qui raconte la puissance du désir, l’attente et l’oubli de soi, Passion simple n’était pas a priori le plus évident à adapter au cinéma. Comment s’est monté ce projet ?

Annie Ernaux : Pialat avait déjà voulu en faire un film, il était venu me voir ici-même, j’avais aussi rencontré le producteur, Toscan du Plantier. Les discussions avaient duré huit, dix jours, mais Pialat avait fini par renoncer, il disait qu’il ne pouvait pas faire le scénario, il fallait que ce soit moi qui le fasse. Mais l’écriture d’un livre et d’un scénario, ça n’a rien à voir, c’est un tout autre travail, et plus encore Passion simple, qui est un texte très court, sans dialogue, qui nécessite donc de l’imagination, d’inventer des situations. Je ne l’ai jamais fait, et je n’ai pas envie de le faire. J’ai expliqué tout ça à Danielle Arbid, quand elle est venue me parler de son idée mais cela ne lui posait pas de problème, au contraire.

Lætitia Dosch : Danielle a essayé de le monter une première fois avec une super actrice, mais le film n’arrivait pas à se financer. Ensuite, elle a rencontré beaucoup d’autres comédiennes, beaucoup plus connues que moi, mais à chaque fois, la question des rapports physiques posait problème. C’est intéressant, cette réaction : beaucoup de femmes étaient un peu outrées qu’on leur propose de faire ça, avec parfois l’impression de se sentir utilisées.

A.E. : Oui, presque mortifiées, comme si c’était une grande humiliation ! J’avais prévu cette difficulté, je connais beaucoup d’actrices qui ne veulent pas se déshabiller. Mais jouer Passion simple sans scènes d’amour, ce n’est plus Passion simple.

L.D. : Quand on s’est rencontrées avec Danielle en 2018, elle était à deux doigts de laisser tomber. Elle a été assez brute de décoffrage, presque sur le ton du défi, elle m’a dit : « Je te préviens, il y a beaucoup de scènes d’amour. » Ça l’intéressait qu’il y en ait 7, 8 ou 9 différentes, et qu’elles soient toutes singulières, que chaque scène raconte quelque chose de particulier. Et c’est ce qui m’a attirée.

© Louise Desnos

De fait, les ébats sont filmés de façon assez explicite, sans fausse pudeur. C’est une grande question : comment filmer l’acte sexuel ? Comment raconter son intensité ?

L.D. : Mais ça peut être 30 000 choses différentes, l’acte sexuel ! Pour moi, justement, ça ne veut rien dire « l’acte sexuel » : il y a plein de façons de faire l’amour, c’est toujours l’histoire d’un moment, à chaque fois c’est différent. Le récit d’Annie est très précis sur ses sentiments, et très méticuleux dans la façon de les raconter. Danielle avait envie de cette même méticulosité, au lit. La première fois qu’elle nous a fait nous rencontrer avec mon partenaire dans le film, Serguei Polunin, elle a ouvert l’ordinateur et nous a passé Intimité de Patrice Chéreau, avec toutes les scènes de sexe où il y a pénétration… On était côte à côte, on ne se connaissait pas, c’était assez gênant. C’était sûrement une manière de voir si on tenait le coup. Au tournage, il n’y a rien qui soit vrai, tout est de la simulation. Mais chez Chéreau, il y a cette même idée que toutes les scènes de sexe racontent une histoire différente, au fond.

A.E. : J’avais vu ce film, que j’aime énormément. À l’inverse, par exemple, je n’aime pas du tout comment Kechiche filme les femmes. Je ne supporte pas sa façon de filmer les fesses. Déjà, quand il avait filmé la Vénus hottentote, c’était très dérangeant. Alors je n’ai pas voulu voir La Vie d’Adèle… On m’a dit qu’il y avait des choses sur la lutte des classes qui étaient intéressantes, mais moi, je ne veux pas me fader dix minutes de voyeurisme, et je crois qu’il y a quand même un peu de ça.

L.D. : Dans Mektoub my Love, il y a des plans sur des fesses dont la crudité ne me gêne pas du tout, voire même qui me mettent plutôt à l’aise, bizarrement. Mais je me demande toujours comment je le vivrais si on me filmait ainsi. Or là, Danielle filme aussi mes fesses, je ne m’en étais pas rendu compte, mais ça ne me fait pas du tout le même effet, c’est étonnant. Je n’arriverais pas forcément à décrire à quoi ça tient. Peut-être au fait que ce soit tourné par une femme ?

A.E. : Effectivement, filmée comme vous l’êtes, je ne sais pas si cela aurait été la même chose par un homme… Alors que là, je n’ai pas eu un instant ce sentiment de voyeurisme. Au contraire, il y a des scènes très fortes, qui m’ont donné la chair de poule. À bien y réfléchir, je crois que je n’aurais pas aimé que ce soit filmé par un homme, même si ça avait été Pialat.

Annie Ernaux, vous travaillez sur la mise à nu, par l’écriture. Qu’est-ce que ça fait de voir cette intimité sur grand écran ?

A.E. : Il n’y a pas de rapport, je n’ai pas du tout le sentiment de me voir. Le film cherche simplement à montrer ou à suggérer des sensations que j’avais explorées par l’écriture. Mais cette recherche-là est invisible, alors que Lætitia, elle, est dans le visible. C’est vrai qu’à partir de La Place (1983), il y a quelque chose qui est de l’ordre de la transgression dans mon écriture, puisque je ne parle plus uniquement que de moi – et j’en parle de la façon la plus cachée, la plus sexuelle. C’est ce que je dis, d’ailleurs, à la fin de Passion simple : quand ce livre sera fini, il en sera de même de mon innocence…

L.D. : C’est drôle, je m’en rends compte en vous écoutant : quand on a fini le tournage, j’ai vécu deux semaines de tristesse, comme si j’étais en deuil de quelque chose, et ça ne m’était jamais arrivé sur les autres films avant… C’est vraiment comme si j’avais perdu une innocence, comme si un rêve était fini. Est-ce que je me mets à nu quand je joue ? Je ne sais pas, j’incarne un personnage. Certaines scènes m’ont dérangée, voire déstabilisée, pas du tout à cause de la nudité, mais parce qu’on devait montrer des trucs de soi qu’on ne connaît pas… et ça, c’est carrément impudique.

À sa sortie, en 1992, le livre avait défrayé la chronique, suscitant un vif débat sur la « décence » d’un tel récit, et de ce qu’il raconte de l’état de dépendance, voire de soumission amoureuse…

A.E. : La vraie question, c’était : est-ce qu’une femme peut vivre ça ? Et l’écrire, ensuite. Car ça légitime, ça en devient presque un modèle, et c’était ça le vrai scandale. Au tout début du livre, il y a une scène où je décris un film X et je dis que l’écriture doit tendre à cela, à la « suspension du jugement moral ». Ce n’était pas faute de prévenir le lecteur, mais à l’époque, c’était compliqué. J’ai un dossier « comme ça » de critiques… (Elle va le chercher et en sort différentes coupures de presse.) Tenez, celle-ci écrite par Jeanne Foly dans La Grosse Bertha, l’ancêtre de Charlie Hebdo. C’est un billet vraiment dégueulasse après mon passage dans l’émission de Pivot (elle lit) : « Un trio de blondes Palmolive dont la falote Annie Ernaux qui affirme que ceux qui disent du mal de son livre ne sont que de sales machos sexistes qui n’ont rien compris(elle coupe) j’ai pas du tout dit ça, hein… mini-jupée et cul pincé. On a envie de l’attacher au radiateur et de la sodomiser à sec. »

L.D. : Quelle violence ! Et regardez ce titre : « Annie Ernaux ose parler du sexe de l’homme » (coupure de L’Événement du jeudi, article de Patrice Delbourg). C’est quand même énorme, comme si c’était interdit. On ne dirait plus ça maintenant, c’est tellement absurde… Et puis surtout, ce n’est pas vraiment le sujet principal du livre.

A.E. : « Une femme a-t-elle le droit d’écrire cela ? », c’est exactement la question que posait la journaliste du Monde, à l’époque. (Elle en lit un extrait.) Elle me cite : « “Une fois à plat ventre, je me suis fait jouir, il m’a semblé que c’était sa jouissance à lui.” Tout est dit, Annie Ernaux a vraiment fait ce voyage-là, celui de la passion. Tous ceux qui ont accepté de connaître cela – sont-ils si nombreux ? –, au lieu de se raconter des histoires pathético-sentimentales sauront immédiatement de quoi il est question. Mais qui comprendra le courage de ce court texte ? » C’est drôle, pour elle, j’ai du courage. Moi, je n’en voyais pas spécialement…

L.D. : Écrire « je me suis fait jouir », tout le monde n’en est pas forcément capable…

Antoinette Fouque, figure historique du féminisme en France, avait pris votre défense en expliquant que « refuser la passion, c’est se refuser à la condition humaine».

A.E. : C’est ce que j’essayais d’expliquer, et je crois que cela reste le vrai sujet… Les livres écrits par les hommes sont remplis de passion, et ça ne gêne personne. Mais parce que ce serait une femme, elle serait forcément soumise ? La soumission, ce sont des conditions objectives : ne pas pouvoir gagner sa vie, être dépendante, attendre un rôle, ramasser les chaussettes de son mari et les mettre dans la machine à laver… ça, c’est de la soumission.

L.D. : Oui, moi j’y vois plutôt l’image d’une femme qui veut être indépendante, justement. Elle a un statut et un travail reconnu socialement, avec un enfant, et elle va oublier tout ça pour vivre une histoire d’amour. Et tant mieux, si ça dérange. En ce moment, c’est assez rare de voir ça…

A.E. : Ça vous fait vivre une part de rêve, au-dessus du monde. Moi, je suis désolée, j’ai 80 ans, et j’aimerais encore beaucoup rêver comme ça ! (Rires) Passion simple, c’est tout le contraire de la « galanterie française » et de ce droit à être importunée qu’avait défendu Deneuve. On a envie d’un homme, l’homme a envie aussi, alors on y va, c’est tout.

Qu’a représenté pour vous le mouvement #MeToo ?

A.E. : Un émerveillement, une divine surprise. Parce que je n’y croyais plus : vous savez, je suis une fille de 68, très marquée par l’idée que la révolution politique et la révolution sexuelle allaient de pair. En fait, non, ça ne l’a jamais été. Dans les années 90/2000, il y a même eu un reflux… Je me souviens du titre d’un magazine féminin à cette époque : « Une bonne petite fessée, c’est ce qu’il nous faut ! »

L.D. : Seulement quand on le veut ! (rires)

A.E. : Bien sûr, mais la formulation n’est pas du tout la bonne, même si ce n’était pas au premier degré : ce n’est absolument pas « ce qu’il nous faut », (rires partagés) #MeToo a apporté cette idée de consentement, qui est devenu un mot « viral ».

L.D. : Je me souviens beaucoup plus des propos d’Adèle Haenel (interviewée par Mediapart, ndlr). Je l’avais vue en direct, et j’avais été sonnée les deux jours suivants. Comme si, d’un coup, mon regard changeait, je me mettais à me questionner sur plein de trucs qui s’étaient passés, en me disant : « Mais alors, ça… ? » C’est un moment où on a eu besoin de beaucoup échanger, avec plein d’autres femmes – et pas seulement dans le milieu du cinéma – pour se raconter des expériences précises et s’interroger sur notre rapport au consentement. J’ai vécu ça comme une grande prise de conscience.

A.E. : Disons que soudainement, on se rappelle une foule de choses. J’avais écrit Mémoire de fille juste avant, en 2016, mais malgré tout, il y avait des tas de choses que j’avais tues. Comme ce médecin oto-rhino, que je vais voir à 30 ans pour un mal aux oreilles et qui demande à m’ausculter à l’aine… À l’époque, je suis tétanisée, je me dis que c’est un médecin, donc il a le pouvoir, il sait. Et je ne veux pas avoir l’air d’une nunuche si je dis non… donc il me fait asseoir sur lui, , il a les jambes écartées – c’est presque encore humiliant à raconter –, il me fait baisser la culotte et il met ses doigts sur l’aine, pour voir s’il y a des ganglions… Je vois bien qu’il souffle comme un bœuf et qu’il bande, ça ne va pas plus loin mais ça lui suffit. À l’époque, je n’en avais parlé à personne, et sûrement pas à mon mari… Être femme, c’est ça. Vous n’imaginez pas.

L.D. : Des histoires comme celle-ci, ou encore plus graves, il y en a eu énormément. #MeToo, ce sont plein d’inconscients qui remontent, c’est fort, ça a créé un vrai mouvement collectif, et ça n’a pas changé depuis, ce n’est pas revenu en arrière. Après, ça peut poser d’autres problèmes : moi, par exemple, j’ai du mal à nommer mon désir, maintenant. Je sens que ma place, c’est de dire ce que je veux et de lancer les choses, mais c’est une place que j’ai un peu de mal à prendre… C’est aussi pour ça que c’était important pour moi de jouer Passion simple.

Qu’est-ce que ça veut dire être féministe pour vous, aujourd’hui ?

A.E. : Mais attendez, pourquoi on nous obligerait tout le temps à une sorte de charte du féminisme ?! Être féministe, dans l’optique de Passion simple, c’est ne pas avoir honte de son désir et l’assumer. À l’époque, on m’a également reproché d’être midinette : non seulement, il y avait trop de cul, mais aussi trop de sentiments. Trop de tout, quoi. Être féministe, c’est arrêter de penser « par rapport à ». C’est être dans une totale liberté.

L.D. : Je suis d’accord, on nous enferme tout le temps dans des cases dès qu’on dit un truc. Moi, ce que j’aimerais, c’est qu’« être féministe » devienne un truc qu’on ne puisse plus définir. Qu’il y ait plein de films, faits par des femmes et des hommes, qui décrivent des regards différents de femmes…