TITANE : quelques questions brûlantes à Julia Ducournau

Avec Grave, on l’a érigée très vite en cheffe de file du renouveau d’un cinéma fantastique ambitieux et décomplexé en France. Attendue au tournant, Julia Ducournau envoie valdinguer la malédiction du second film avec l’impressionnant Titane (en compétition à Cannes et en salles aujourd’hui). À vrai dire, elle fait même mieux que confirmer, elle consolide les fondations d’une œuvre ultra-personnelle. Pour la couverture du numéro d’été de Sofilm, nous nous sommes posés longuement avec elle pour discuter de la tentation hollywoodienne, de prothèses délicates à gérer et de tournées nocturnes avec les sapeurs-pompiers. Voici un court extrait tiré de cette rencontre.

Titane est de ces films qu’il ne faut pas « spoiler » et même, qui sont très difficiles à résumer, tant il ose des choses jamais vues auparavant. Le résultat est touffu, totalement imprévisible, souvent jubilatoire et finalement très émouvant. Avec une générosité rare, il explose les carcans du genre dans toutes ses acceptions : le masculin et le féminin, le cinéma d’auteur intimiste et le body horror cronenbergien, le tuning et Jean-Sébastien Bach, Vincent Lindon et les soirées gabber. Comment une jeune cinéaste parisienne en est venue à mixer un cocktail aussi explosif ?

Est-ce qu’il y a une image ou une scène particulière qui a été le catalyseur de Titane ?
La première idée qui m’est venue, c’était de parler d’amour – à ma manière bien sûr. C’était déjà un peu le cas dans Grave mais j’avais envie d’aller plus loin, d’évoquer un amour encore plus inconditionnel, encore plus absolu, parce que je trouve que c’est très difficile d’en parler autrement. Et c’est aussi trop dur de verbaliser ce sentiment – c’est aussi pour ça qu’il n’y a pas beaucoup de dialogues. Ça passe plutôt par les images et l’attitude des corps une fois mis en relation. Dans Titane, on a deux personnes qui sont quasiment enfermées dans un huis clos. Le corps de l’une d’entre elles change totalement et l’autre s’en rend compte au fur et à mesure. J’avais donc l’idée de montrer à quel point on peut aimer quelqu’un en dehors de tout déterminisme familial, social ou de genre – juste l’aimer parce qu’à ce moment-là, vous avez besoin de lui, et il a besoin de vous. L’autre chose que j’avais en tête, c’était l’image du métal sous la peau, en allant au-delà de toutes les références que l’on connaît, de Robocop à Terminator. C’est vraiment un poncif du genre très tentant, et j’ai essayé de ramener ça à quelque chose de plus organique et réaliste.

Titane

Dans vos deux films, vous montrez une bro culture, des boys clubs que l’on voit rarement dans le cinéma français mais plus aux États-Unis. Dans Grave, c’est le monde de la fac avec ses bizutages, et dans Titane, la caserne de pompiers.
Oui, en France nous n’avons pas de fraternité à l’université par exemple. Mais dans mes films, c’est une bro culture qui s’étend à toute la société – une société où être différent, c’est être monstrueux. Et ce, quel que soit votre forme de monstruosité : ça peut juste être parce que vous êtes une femme et que vous n’avez pas votre place dans votre famille ou dans votre travail. Je vois cette culture comme une violence qu’impose la société à tout ce qui sort de ce qu’on appelle la norme. Finalement, c’est assez simple, et la bro culture c’est vraiment ça : vous n’avez pas le droit de sortir du rang.

Comment avez-vous travaillé avec Vincent Lindon pour qu’il sculpte son corps de cette manière ?
Il avait un coach et il a soulevé des poids tous les jours pendant un an. Il était hyper content de le faire parce que ça le mettait vraiment dans le rôle. Moi je dis toujours que le corps, c’est le premier compagnon de jeu pour les acteurs : on doit toujours le sculpter, même a minima, pour un rôle. Pas forcément comme Daniel Day-Lewis ou Christian Bale, attention ! Mais aux États-Unis c’est une évidence, alors qu’on n’en est pas très coutumier en France. Avec Vincent, on a aussi tous les deux fait des gardes de nuit chez les pompiers, à Sainte-Geneviève-des-Bois, à côté d’où on a tourné : vous restez quarante-huit heures à la caserne, vous avez votre beeper qui sonne au milieu de la nuit et il faut courir tout de suite dans le camion. On a aussi suivi une formation de premiers secours. Vincent a appris à intuber et aussi d’autres choses qui ne sont pas dans le film. C’était notre petit Actors Studio parisien.

Titane

Vous avez travaillé sur vos deux films avec l’expert en maquillage FX Olivier Afonso. Est-ce que c’est dur de réussir tous ces effets gore au tournage ?
Pour Titane, on a d’abord travaillé sur les prothèses pour qu’elles soient très organiques, c’était pas facile mais c’est pour ça que je les adore et que je les utilise plutôt que les VFX. On a quelques VFX dans le film, même des gros, mais c’était souvent parce qu’on ne pouvait pas faire la scène avec des prothèses. Sinon je prends toujours de la silicone, et il faut doser l’impression que vous voulez donner au spectateur pour qu’il y ait plus ou moins d’empathie, plus ou moins de jubilation et plus ou moins de comique. Tout est question de dosage, et c’est pour ça que je n’ai pas vraiment mis de sang dans le film – sauf pour la scène de tuerie au début, parce que pour moi c’est une scène de comédie : quand il y a trop de sang, ça me fait rire. Sinon, je voulais qu’on reste très premier degré par rapport à la douleur corporelle, donc j’ai décidé d’enlever le sang et de faire quelque chose de plus froid, avec le noir qui rappelle l’huile de vidange. Le gore se joue à peu de choses : par exemple si les plaies sur un corps sont trop ouvertes, c’est ridicule, et si elles ne sont pas assez ouvertes, vous ne voyez rien. Il faut dessiner l’effet d’une manière très précise en amont pour être sûr que ça va créer la bonne émotion.

Portrait de Julia Ducournau : © Renaud Bouchez pour SOFILM

Lisez la version longue de cette entretien en couverture de Sofilm, en kiosque tout l’été !