ANNA KARINA : « Quand je suis triste, je me cache »
– ANNA KARINA : « Quand je suis triste, je me cache » –
Anna Karina est décédée à l'âge de 79 ans, emportant avec elle un pan entier de la Nouvelle Vague. Un jour, Coco Chanel lui a proposé d’arrêter d’être Hanne Karin Bayer pour devenir Anna Karina. À partir de là les choses sont allées vite : icône inséparable de Jean-Luc Godard à seulement 21 ans, actrice au centre d’une des plus grosses polémiques proto Mai 68 avec La Religieuse, de Jacques Rivette. Mais cette Danoise qui aimait chanter, peindre et regarder le sport a aussi fait beaucoup plus que ça. Nous l'avions rencontré il y a pile deux ans, en décembre 2017. Discussion à bâtons rompus avec une femme à part. Par Arthur Cerf et Fernando Ganzo. Photos : Mathieu Zazzo
Il y a très longtemps, quand mon distributeur est mort, il été a vendu. Ça faisait plus de dix ans qu'onavait l'idée de le sortir en DVD. Mais il ne se passait rien. Je suis ravie maintenant : il a été montré au festival Lumière de Lyon et va sortir en DVD, et au cinéma aussi… À cette époque-là, je crois bien que j'étais la seule comédienne – je dis bien « comédienne », pas « femme » – à réaliser un film. En 1972, c'était un peu : « Qu'est-ce que c'est que ça ? Une comédienne qui fait un film ? » Alors que j'avais pas mal de relations puisque j'avais travaillé avec des gens comme Cukor, Visconti ou Godard, à qui je dois tout. Donc j'avais quand même appris des choses. Et je me suis dit : « Pourquoi je ne ferais pas mon petit film avec mes petits sous à moi ? » Et je l'ai produit avec l’argent que j'avais gagné aux Etats-Unis, en faisant Justine avec Cukor.
C'est vrai que vous l'aviez écrit sous pseudonyme masculin, ce film ?
“Michel Wally” ?
Ah, c'était ça ? Possible. Après j'ai été sélectionnée à Cannes, pour la Semaine de la critique, je suis tombée des nues. Ils étaient une vingtaine à l'époque à voter pour des films qui représentaient tous les pays du monde, et pour la France… c'était Vivre ensemble. Si mon souvenir est bon, je n'ai pas eu de trop mauvaises critiques. J'avais vraiment bien calculé mon coup parce que je n'avais pas beaucoup de sous, et ce n'est pas un film qui a coûté très cher. J'avais l'habitude de ça, avec Jean-Luc et d'autres, on se changeait dans les toilettes, dans les cafés…
J'ai plutôt dit que je ne comprenais pas sa façon de vivre. Parce que j'avais dix ans de moins que lui ! J'étais mineure quand je l'ai épousé et je n'avais que lui au monde ! Je n'avais personne d'autre. Je n'avais pas de copains à l'époque. Quand il disparaissait, il me laissait seule sans un sou. Ce n'était pas facile, quand même, pour une fille étrangère. À l'époque, on n'avait pas de carnet de chèques, il n'y avait pas de smartphone. Si le téléphone sonnait, il n'y avait pas de répondeur non plus. Donc si on n'était pas là devant le téléphone quand ça sonnait, on ne pouvait pas savoir.
Mais vous avez fini par vous faire des copains grâce à cette relation aussi ?
Oui, bien sûr ! Douchet, Langlois, tous ceux que je voyais à la Cinémathèque. D'ailleurs, j'étais la seule qui avait le droit de venir, parce que j'étais avec Jean-Luc. Les autres ne venaient pas avec leurs femmes. Je ne parlais pas, moi, surtout avec les amis des Cahiers. J'apprenais. J'étais curieuse. J'avais 18 ans à l'époque, je ne l'ouvrais pas. Mais à la Cinémathèque, c'était la joie ! Je m'amusais beaucoup. Je voyais tous les films. J'adorais ça. J'avais quand même déjà fait un court métrage à 14 ans, au Danemark, et de la figuration. J'avais chanté aussi. Mais je crois qu'après Le Petit Soldat, les gens m'ont vue comme une jeune femme triste. Alors que j'étais plutôt très gaie dans la vie. À l'époque, je chantais tout le temps, je dansais dans la rue. J'étais joyeuse. Parce que quand je suis triste, je me cache et je ne parle pas.
Au bout d'un moment, j'ai commencé à sortir avec des potes. Mais au départ, non, je n'avais pas d'argent. Et il était quand même spécial. Il disait : « Je vais aller m'acheter des cigarettes. » Des Boyards maïs, la cigarette qui pue. Vous connaissez ? Il n'y a rien de pire. Mais il revenait trois semaines plus tard ! Sans nouvelles. Alors je l'attendais, je l'attendais, je l'attendais. Je m'inquiétais. Où est-il ? Qu'est-ce qu'il fait ? Est-ce qu'il a eu un accident ? Un problème ? Non. Il avait été voir Rossellini en Italie, Bergman en Suède, Faulkner en Amérique. Je le devinais grâce aux cadeaux avec lesquels il revenait. Par exemple, les vêtements que je porte dans Pierrot le fou, c’est un cadeau qui venait de la Suède.
D'ailleurs il voulait vous faire tourner avec Faulkner, non ?
Oui, il voulait faire ce film avec Richard Burton. J’ai fini par travailler pendant dix jours avec lui sur le tournage de La Chambre obscure (1969). Il était gentil, il m'a offert un bouquet d'œillets. Quand j'ai vu ça, j'ai dit : « Oh là là, ça porte malheur. Offrir des œillets à une comédienne… » Mais, cela ne s’est pas arrêté. Puis il a été viré par Tony (Richardson) parce qu'il était toujours saoul et en retard. Elizabeth Taylor était là et elle n’a pas aidé, parce qu’elle était vraiment hystérique… Il ne faut peut-être pas le dire mais c'est la vérité. J'ai dit à Richardson : « Je t'en supplie ne le laisse pas partir ! » Parce qu'au fond, Burton était gentil, je m'entendais bien avec lui. Mais Richardson a engagé Nicol Williamson qui était aussi ivrogne que l'autre sauf qu'il avait quand même moins de talent…
Pour revenir aux robes, la première que Godard vous a offerte, c'est celle du Petit Soldat…
C'est vrai qu'il vous écrivait des mots d'amour sur des tickets de cinéma ?
Oui c'est vrai. Il écrivait beaucoup de lettres d'amour. Mais il me faisait des coups terribles aussi. Par exemple, il me disait : « On part sur la Côte d'Azur ! Toi et moi ! » Formidable. Je fais une valise en cinq minutes, on part avec sa voiture, la Ford décapotable, je chantonne. Et à 300 km de Lyon, il dit : « Ecoute Anna, je viens de réfléchir, en fait j'ai rendez-vous avec Truffaut. Je voudrais lui parler d'un truc très important. Ça t'embête pas qu'on rentre à Paris ? » Moi, un peu triste : « Non évidemment, c’est pour ton travail, c'est important. » D'accord. Là, je chantonne un peu moins. À 100 km de Paris, il me dit : « Je vois bien que t'es triste, on va quand même partir sur la Côte d'Azur. » Donc on repart vers Lyon. À 100 km de Lyon, il me dit : « Non mais c'est vraiment incroyable, tu ne pouvais pas me laisser partir pour mon rendez-vous avec Truffaut !? T'as pas compris que c'est vachement important pour moi ? » Je lui dis : « Ecoute, c'est bon, on repart à Paris mais arrête, arrête de réfléchir comme ça. Fais ce que t'as envie de faire. » Évidemment, là je ne chante plus du tout. Je déchante. Alors tout à coup, il dit : « Oui, mais je vois bien que tu fais la gueule ! » Alors on retourne, direction Lyon. Je dis : « On est presque arrivés à Paris et tu veux encore repartir ? » Là, je deviens folle de rage, il est 5 heures du matin, depuis le temps qu'on fait la route. Je donne des coups de pied à la voiture. « Arrête la voiture ! » Je crie, je hurle. Là, il m'avait brisé la tête. Evidemment, on a atterri à Paris, vers 7 heures ou 8 heures du matin. Et il est allé voir Truffaut, enfin je suppose. Et tout était comme ça.
Ça vous rendait triste ?
Attendez, si on vous traite comme ça, vous ne trouvez pas ça bizarre ? Surtout un mec qui a dix ans de plus que vous, qui sait marcher sur les mains, faire des sauts périlleux, qui court assez vite et nage comme un poisson. Toujours en train de dire aux acteurs : « Vous n'êtes pas assez sportifs… »
Il paraît que le tournage d'Une femme est une femme était rythmé par l'humeur de votre couple.
C’est à ce moment-là que vous faites ce voyage en Argentine pour présenter Ce soir ou jamais ?
C'est votre mère qui avait travaillé avec Carl Theodor Dreyer ?
Tout à fait, oui, elle a fait les robes de Gertrud. Grâce à moi d’ailleurs, parce que je l’avais présentée à Dreyer. Je l’avais connu grâce à son fils, Eric Dreyer, qui était correspondant politique à Paris. À l’époque, je cherchais à gagner un peu d’argent et je lui ai demandé s’il ne pouvait pas me trouver un boulot comme dessinatrice. « Si, si tu racontes ta vie de jeune fille danoise à Paris, je peux t'obtenir quelques articles dans un journal politique. » Donc j'ai gagné un peu de sous comme ça et j'ai fini par connaître le papa : Carl Theodor Dreyer. Quand il venait à Paris, on allait le chercher avec Jean-Luc, on l'emmenait à la Cinémathèque. Il voulait faire un film sur Jésus. Il n'a jamais trouvé l'argent. Il voulait que je joue la Vierge Marie.
Ah, la polémique autour de ce film a été atroce. On n'a pas compris pourquoi, parce qu'au théâtre (le texte a d’abord été représenté au théâtre, puis adapté au cinéma, ndlr) tout le monde pleurait, tout le monde applaudissait. Personne n'était scandalisé. En plus, c'était quand même un chef-d'œuvre de Diderot. Il est vrai que le livre a longtemps été interdit mais c'est un chef-d'œuvre. Et oui, le film a changé la façon dont on me voyait. Ce qui est drôle, c'est qu'il y a plein de gens qui me disaient : «Ce n'est pas vous qui jouez le rôle, ce n'est pas Anna Karina, c'est Suzanne Simonin. » C’est à cause du titre complet du film, Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot. Les gens voyaient ça sur l’affiche et croyaient que c’était le nom de la vedette ! Comme quoi, les gens ne lisent pas vraiment.
Mais beaucoup de critiques se sont rendu compte de votre talent d'actrice grâce au film.
Il vous accompagnait aux leçons ? Au départ, il venait avec moi. La dame qui me donnait des leçons avait aussi tous les politiques à l'époque. Pour leur apprendre à articuler, à faire un bon discours, pour l'impact. Un jour Jean-Luc m'accompagne et comme il parlait un peu comme ça (elle zozote légèrement), elle lui a dit : « Monsieur, vous avez la langue molle mais je peux le corriger, il faut mettre un crayon dans la bouche, il faut articuler. » Ça l'a tellement vexé qu'il n'est plus jamais venu ! Oh, il ne va pas aimer que je raconte ça ! Mais pourquoi ? C'est la vérité, merde !
Vous avez vu Le Redoutable ?
Non.
Vous ne voulez pas le voir ?
Pas pour l'instant. Je n'aime pas qu'on ridiculise comme ça quelqu'un qui a déjà fait tellement de choses formidables. Je n'aime pas ça. Ça schlingue. I don't like it. I just don't like it.
Ah oui ça c'était chouette. Ça a duré longtemps, sept ou huit ans en tout. Au Japon, on allait entrer sur scène quand Philippe Katerine regarde par le trou du rideau et me dit : « Anna ! Il y a des petites filles qui sont habillées comme toi dans Pierrot le fou. » Et c’était vrai ! (rires) Il y avait tellement de monde qu’on a fait deux concerts à Tokyo. Mais c'est très bizarre le Japon. Le premier soir, silence de mort pendant tout le concert. Pas un son. Pas un. Je me dis qu'ils n'aiment pas. Ils détestent, ce n’est pas possible, on va se faire huer ! On finit le spectacle et là, c'est l'explosion. Comme une bombe. Ça se précipite sur la scène et ça hurle. Alors que pendant tout le spectacle, silence radio. Rien.
Et comment vous vous êtes retrouvée avec Philippe Katerine ?
J'étais en tournée pour une pièce de théâtre de Bergman. À l'époque, Katerine n'était pas connu. On était à Chalon-sur-Saône et le directeur du théâtre a proposé de nous présenter. Problème : Katerine croit que c'est une blague. Il a fallu un bon moment pour qu’il comprenne que c'était vrai. Rendez-vous est donné dans le IVe à Paris. On commande des langoustes et Katerine n'en a jamais mangé de sa vie, alors il est complètement fasciné. Pendant toute la réunion, il me regarde à peine. On sort et dans la rue, on se trouve devant un stop où il y a deux « K » tagués côte-à-côte. Comme « Katerine – Karina ». C'est un signe. Vingt-quatre heures plus tard, j'ai la première chanson.
Vous avez aussi écrit un roman policier, n’est-ce pas ?
Oui, Golden City, mon premier livre, je l'ai écrit en Californie, quand j'étais avec Dennis (Berry, son époux, ndlr), parce qu'il est américain. On y a vécu presque deux ans. Mais on s'ennuie là-bas, il y a quelques intellectuels de temps en temps, enfin, des gens qui ont un petit peu de jus dans le cerveau mais sinon ce n’est pas possible. J'y suis retournée dernièrement et j'ai trouvé ça d'une tristesse… Alors comme je n’avais rien à faire, je me suis dit : « Je vais écrire un roman policier. » Ça faisait 600 pages, ce n'est pas très malin pour un roman policier… Ils m'ont dit : « Anna c'est un peu long 600 pages quand même ! »