BERTRAND BLIER : « Je suis un type de mauvaise fréquentation »
Plusieurs de ses grands films ressortent en salles en ce moment. Et les années passant, de l’orgueil et de la mauvaise humeur, il en a plein la barbe. Mais il reçoit toujours chez lui, pipe au bac et bonne bouteille de vin blanc au frais. Des Valseuses à Tenue de soirée, Bertrand Blier a décoiffé la France giscardienne avec un sens de l’absurde qui faisait croasser la vieille droite chloroformée et les grenouilles de bénitier. Il y a trois ans, à l’approche de ses 80 ans, le cinéaste revenait sur ses ratés, ses angoisses, mais aussi ses rencontres avec Buñuel ou Pialat. Entretien au couteau. Photo : © Samuel Kirszenbaum
Vous avez retrouvé Clavier et Depardieu pour Convoi Exceptionnel, votre dernier film en date. Vous avez essayé de tordre un peu la paire ?
J’ai tordu Clavier, surtout. Gérard, on ne peut pas le tordre, il est trop gros, faut le laisser jouer. On ne dirige pas Depardieu. On ne dirige pas les grands acteurs. On leur dit, voilà tu fais ça, on va tourner cette scène-là, tu te mets là, tu me dis quand tu es prêt, on répète un coup et on tourne. Donner des explications à Depardieu… Y’a rien à lui dire. En revanche, il est bien meilleur aujourd’hui que dans Les Valseuses. Il a pris de la tendresse humaine. Il a toute sa vie, tous ses drames qu’il a pu vivre, tout ça… Il suffit de le voir chanter Barbara, c’est extraordinaire. Christian, ça m’intéressait de tourner avec lui pour lui demander de faire autre chose. Je ne voulais pas le Clavier comique. Je lui ai dit : « On le sait, que t’es drôle, c’est pas la peine… »
Et Depardieu, il n’apprend toujours pas son texte, il met des post-it partout ?
Ça a changé, maintenant il a un système d’oreillette très au point. Ce n’est pas gênant pour le metteur en scène. Il respecte le texte puisqu’on le lui souffle. Pour lui, c’est un soulagement. Il fait ça sur tous les films. Honnêtement, ça marche. Surtout qu’il ne boit plus. Avant, quand ça pouvait être tendu, c’était à cause de l’alcool, parce que ça empêche de travailler, d’apprendre, et tout ça. Maintenant, il peut être emmerdant, mais moins. Il a 70 ans quand même. C’est la première fois que je fais un film avec un Depardieu à jeun ! Au début, je lui disais : « Mais pourquoi tu bois pas, là tu pourrais prendre un petit coup de blanc ? » Il me répondait : « Je ne supporte plus l’odeur du vin. » Je lui dis : « Mais t’es con ! » Ceci dit, moi, je n’ai jamais bu pendant les tournages, c’est impossible.
Dans vos films, il y a souvent soit des bourgeois, soit des vagabonds, mais assez peu…
…de Gilets jaunes ? Michel Serrault aurait pu faire un Gilet jaune, physiquement. Moi, ça ne m’amuse pas de filmer des bourgeois, si je commence à faire une scène de repas du dimanche, avec le gâteau… Je m’emmerde, je me tire ! Il faut qu’il y ait des vilains, toujours. Ou en tout cas des gens avec de mauvaises intentions.
Ils ont de mauvaises intentions dans Buffet froid ?
Non, ils sont cons. C’est un film très con, inexplicable. Si vous me posez des questions, à chaque fois je vais vous renvoyer à Beckett. Moi, j’écris des histoires qui me surprennent moi-même, je n’ai pas de plans, je ne me dis pas « tiens, je vais faire un film sur la SNCF », j’en ai rien à foutre de la SNCF. Je peux avoir une histoire avec un mec qui est conducteur de train mais… je ne l’ai pas. Ce que j’ai, par contre, c’est des envies d’acteurs. Convoi exceptionnel, le titre vient de là : Depardieu-Clavier, deux gros acteurs et « Brrrrrmmmmm» !
Récemment, vous disiez que vous aviez été mal reçu en commission de l’Avance sur recettes du CNC pour Existe en blanc…
Je n’ai pas eu l’avance, on me l’a refusée. Je me suis retrouvé en face de cette commission où il y avait pas mal de femmes, et j’ai vu dans leurs yeux qu’elles ne m’aimaient pas. Je n’ai pas eu l’avance et je n’ai pas fait le film. Je suis un type de mauvaise fréquentation, je ne suis pas un metteur en scène chic. En France, Truffaut était un metteur en scène chic, par exemple. Il y a moins de metteurs en scène mal élevés, je suis un des seuls. Il y a eu Godard aussi, mais c’est un Suisse. Dans le temps, il y avait des Duvivier, des gens comme ça. J’ai vu Duvivier sur le tournage de Marie-Octobre, c’était très marrant. Il dirigeait Paul Frankeur, un acteur moyen. Frankeur disait sa réplique et Duvivier lui disait : « Vous êtes très mauvais, cher ami, on la refait ! » À la 74e prise, il lui disait : « Vous êtes toujours très mauvais… » Pialat, aussi, merveilleusement odieux !
Vous l’avez connu, Pialat ?
Oui, Gérard (Depardieu) avait organisé un dîner pendant qu’ils tournaient Sous le soleil de Satan. Il est parti cuisiner son poulet et il nous a laissés seuls. On avait beaucoup de sympathie l’un pour l’autre, mais on ne savait pas de quoi parler. Alors j’ai trouvé le bon truc, je lui ai demandé s’il avait vu le dernier film de Leos Carax. Pialat m’a fait : « Alors là, si on se met à parler de Carax… » Il a passé la soirée à démolir tout le monde, mais tout le monde ! Tous les metteurs en scène du monde : Fellini, Kubrick… « On me dit Kubrick, mais c’est quoi Kubrick ? C’est de la merde ! »C’était une espèce de Céline metteur en scène, immensément drôle, de mauvaise humeur. Pour être vraiment mal élevé, il faut être de mauvaise humeur.
Il n’y a pas de bons cinéastes de bonne humeur ?
Il y en a, il y en a eu. J’en ai entendu parler…
Buñuel, peut-être ?
Je l’ai rencontré à Mexico au moment des Valseuses, pendant un déjeuner Unifrance. Il est venu vers moi, petit bonhomme avec des yeux « comme ça », et il m’a dit : « La scène dans le train des Valseuses avec la fille… C’est très érotique ! » J’étais avec Jean-Claude Brialy qui me dit : « On pourrait le ramener chez lui, peut-être qu’il nous offrira un coup à boire. » On le prend avec nous dans une voiture, on roule quarante-cinq minutes jusqu’à sa petite maison. Là, Buñuel nous fait assoir dans la cuisine devant le frigidaire. Il ouvre la porte du frigidaire et c’est la scène que j’ai tourné avec Delon dans Notre histoire, où il y a toutes les marques de bières du monde. Avant qu’on reparte à Paris, Buñuel nous dit : « Si vous voyez Serge Silberman, dites-lui que vous avez vu Buñuel et que vous l’avez trouvé très diminué, qu’il va très mal. » Parce que Silberman voulait le faire tourner et il ne voulait pas ! Ça reste un maître. Un mec qui fait la scène du Charme discret de la bourgeoisie avec ce repas où un type met une baffe à quelqu’un, le rideau se lève, on s’aperçoit qu’on est sur une scène de théâtre avec trois cents personnes qui applaudissent… Dans les cinéastes plus jeunes, Dupieux est très influencé par Buñuel et par moi. Il est sympathique. J’ai vu Rubber, formidable. Enfin formidable… Sympa.
Vous avez souvent raconté que c’est Clouzot, avec qui vous avez passé des vacances, qui vous a donné envie de faire du cinéma…
J’ai été fasciné par un mec comme ça arrive quand on a 14-15 ans, on ne sait pas pourquoi. Mais Clouzot était un homme extrêmement présent avec un physique impressionnant… Quand il rentrait dans une pièce, on était chez lui. On dit ça souvent des acteurs : quand Brando entrait dans une pièce on disait : « On habite plus chez nous. » Mais les metteurs en scène, c’est pareil. Sautet était impressionnant, Buñuel, Duvivier, Verneuil… Clouzot est celui qui m’a le plus tapé dans l’œil.
Quand vous avez écrit des romans par le passé, ou des pièces de théâtre, c’est parce que vous étiez dans l’impossibilité de réaliser des films ?
J’ai écrit Les Valseuses parce que j’étais très jeune, au chômage et j’étais en train de me dire : « Je vais abandonner le cinéma. » Mais j’avais des relations amicales avec Georges Lautner, pour lequel j’ai écrit le scénario de Laisse aller… c’est une valse, et qui m’a beaucoup aidé parce que c’était la première fois que j’étais rétribué pour mon stylo. Après, j’ai eu envie de faire un autre film avec Lautner ; on a cherché des histoires, mais on n’en a pas trouvé. Il était chiant, hein. Lautner a finalement fait un scénario avec Francis Veber, et il m’a laissé tomber. Ce jour-là, j’étais de très mauvaise humeur. J’aurais pu tuer Veber, mais aussi Lautner. Avec un bon couteau, ce n’est pas un problème. Je suis rentré chez moi, j’avais une vieille machine à écrire qu’on m’avait prêtée, et j’ai tapé de colère les vingt premières pages des Valseuses, direct, à l’américaine. J’ai écrit un roman, pendant un an, et ça a été un conte de fées. D’abord, l’écrire, ensuite, le premier éditeur que j’ai vu a pris le bouquin tout de suite. En trois jours, c’était réglé. Et il s’est vendu. On a fait 75 000 ventes.
C’était comment les tournages avec Lautner ?
Je ne le connaissais pas, mais mon père l’avait aidé et il lui a demandé de me prendre comme assistant. J’allais chercher les bières, les cigarettes… Tout ce que j’ai appris sur le cinéma, je l’ai appris avec Lautner. Surtout ce qu’il ne faut pas faire. On apprend beaucoup avec les cinéastes moyens. Si on est avec Fellini, on n’apprend rien, on est fasciné, c’est tout. On n’a pas envie d’aller voir Fellini pour lui dire : « Si tu poussais un peu la caméra par là pour voir… » Alors que Lautner, oui. Mettre en scène, c’est un merveilleux métier qu’on apprend petit à petit. Parfois il faut quarante ans pour devenir un metteur en scène pointu. Moi, sur mon dernier film, j’ai découvert que c’était facile, parce qu’il y a l’expérience. Tu arrives et tu mets la caméra là avec tel objectif. Pourquoi ? Mais parce que !
Dans votre cinéma, tout part toujours des dialogues ?
Oui, les dialogues, j’aime ça. Les dialogues et les acteurs. Ça va ensemble. Et si j’entends parler d’un acteur qui change le texte, je prends un autre acteur. Ou je lui dis : « Tu dis “lampadaire”, pourquoi tu rajoutes un lampadaire ? Il n’y en a pas ! Si j’avais voulu un lampadaire, je l’aurais écrit. Dis-pas“ lampadaire” ! » C’est mon métier, je suis un très bon dialoguiste. Et il n’y a rien à justifier, l’auteur est le roi, le dieu vivant. Après, il y a des acteurs comme Depardieu qui disent les mots, mais lui, il invente, il chante. Honnêtement, l’écriture pour moi n’est pas un problème. Quand j’ai écrit une scène, si elle me plaît, je ne la réécris pas, il n’y a pas de raison. Ce qu’on peut couper, en revanche, c’est une scène entière de trois-quatre pages où les gens parlent, font des trucs et ça ne marche pas, on s’en fout. Ça, c’est emmerdant. Le dialogue, sinon, non. On fait comme les coiffeurs, on coupe un peu sur les côtés.
On parle souvent des Valseuses, grand film libertaire, qui reflétait l’esprit de l’époque. Mais vous, vous parlez rarement de 1968…
On parle toujours de Mai 68, mais ça n’a pas duré longtemps. On avait un président de la République qui était charmant mais qui était Georges Pompidou, après il y a eu Giscard… C’étaient pas des marrants. Moi, je n’ai pas eu de copains politiques. Mon père m’avait dit : « Ne fréquente jamais les hommes politiques, c’est des cons. » J’ai suivi son conseil. J’ai vécu la période de manière assez forte quand même. Il suffisait de mettre le pied dans la rue, c’était un autre monde. Moi j’habitais en banlieue, donc c’était compliqué, mais on voyait les gens faire du stop dans la rue, arrêter des bagnoles…
Vous vous situez comment politiquement ?
De gauche. Dans ma famille, on a toujours été à gauche. Moi je l’ai été tout de suite, dès mes 14 ans. C’étaient des gens de gauche, des gens bien. Parce que quand on est à gauche, on était bien, à cette époque-là, en tout cas. Aujourd’hui, avec Mélenchon, c’est plus compliqué parce qu’il y a Chavez et tout ce côté poésie de merde ! Mélenchon, il est brillant, mais bon, on aimerait bien qu’il ne soit pas président, quoi…
Clavier, lui, est un des rares acteurs clairement de droite.
Lui il me dit : « Ce gigot que nous mangeons actuellement est très bon, c’est un homme de droite qui te le dit. » Il est vraiment de droite. Depardieu, lui, il n’est pas de gauche mais il ne sait pas où est sa droite et où est sa gauche. Il va partout. Il va en Corée du Nord, c’est vraiment histoire de faire chier le monde.
Quel rapport vous avez eu à l’argent ?
Je le dépense. J’ai eu une conversation il n’y a pas longtemps là-dessus, sur les gens qui sont voraces, ils gagnent un milliard, ils en veulent deux. Moi, je ne crois pas trop à ça. Pour financer un film, il faut être Jean-Luc Lagardère. Tenue de soirée a été produit par Lagardère. Il avait un producteur, René Cleitman, mais qui n’avait pas les clés du coffre. Lagardère, on lui propose de faire le film, et il dit : « Ça coûte combien ? » On lui dit un chiffre assez important. Et il fait le chèque. Il paie tout, 100 %. Mais le film n’avait pas de distributeur, pas de chaîne de télévision, Canal+ n’existait pas, il n’y avait rien, juste le pognon de Jean-Luc Lagardère. Et il a gagné beaucoup plus d’argent parce qu’il n’avait pas de parts à rendre. Il s’en foutait d’ailleurs, il n’avait pas besoin de ça.
Dans les archives de l’INA, on trouve un reportage télé où on vous interroge le lendemain de la mort de Dewaere…
C’était un moment épouvantable. Il y a eu des obsèques, à la campagne, on l’a enterré, je sais plus où c’était. Ce n’était pas marrant. C’était un très bon ami. Il venait souvent chez moi, on était très copains. Il avait tout le temps des problèmes. Avec des femmes, avec des gens… Il demandait des conseils, mais il ne les suivait jamais. J’étais plus âgé que lui. Il avait le même âge que Gérard. Il avait un truc très marrant. Il arrivait au tournage sur le plateau et il disait : « Bertrand, ce matin j’ai eu une idée, je sais que tu vas la refuser mais je te la raconte quand même. » Il me disait son idée, je répondais : « J’en veux pas, on fait comme dans le scénario. »
C’est lui qui vous a fait prendre de l’héroïne, non ?
C’était plutôt l’époque de la coke. Mais un jour, je vais chez lui, et il m’accueille avec un plateau, et sur le plateau, il y avait un rail. Il me dit : « Goûte ça, tu vas m’en dire des nouvelles. » Alors, je me tape le rail. Et là, il me dit : « C’était de l’héro. » Et moi : « T’es vraiment une saloperie, je prends jamais d’héro ! » La coke, déjà ce n’est pas terrible mais l’héroïne, après, on est malade, on est comme une vache !
Dans une interview pour l’émission Clique, vous disiez que vous aimiez l’alcool mais que vous n’auriez pas pu être alcoolique…
Je ne supporte pas. Je n’ai pas un bon foie, je suis fils d’alcoolique donc forcément j’ai trinqué. Avec mon père, on buvait pas mal ! Quand j’allais dîner chez lui, c’était terrible. À l’apéro, moi j’étais déjà bourré. Il buvait beaucoup, il mangeait beaucoup, il était difficile à suivre. Il rentrait du théâtre vers minuit, minuit et demi. Il entrait dans ma chambre : « Est-ce que tu dors ? » Je disais oui. « Alors, viens dans la cuisine, on va se taper un bout de sauciflard. » Et on allait « dîner »
Quand vous le faisiez répéter, votre père, ça a été formateur ?
Faire répéter un acteur comme ça, c’est phénoménal. J’ai commencé à le faire quand j’ai su lire, vers 7-8 ans. Je rentrais de l’école et il me disait : « Dépêche-toi de goûter parce qu’on a du boulot ! » Alors, j’allais m’installer dans son bureau, avec le scénario ou la pièce. Souvent c’était du théâtre, il ne répétait pas beaucoup pour le cinéma. Et donc on se faisait la pièce, moi je jouais tous les rôles, le facteur, la maîtresse, la concierge, etc., et lui jouait le sien. Il jouait vraiment, donc c’était une expérience fantastique. Parce qu’il était bon, hein !
Pendant la guerre, vous avez raconté que vous filiez parfois dormir dans les caves…
Oui, il y avait des bombardements. On habitait dans le 15e, rue Jouvenet, une rue qui n’était pas très loin de la porte de Saint-Cloud, c’est à dire pas très loin des usines Citroën et Renault. Donc on prenait des bombes sur la gueule qui étaient destinées aux usines qui fabriquaient des armes pour les Allemands. Dès que la sirène commençait à sonner, on allait à la cave, où mes parents m’avaient installé un plumard et je dormais là. Pendant la guerre mon père a été fait prisonnier sur la ligne Maginot, comme tout le monde. Il est resté deux, trois ans en Allemagne dans un stalag. Il s’est évadé plusieurs fois. Et après il s’est planqué à Paris, où il est resté peinard. Il avait très peur, moi aussi. On habitait au sixième étage, et à chaque fois qu’on entendait l’ascenseur, il mettait son imperméable pour se barrer. Il avait peur d’être repris. Il me disait : « Je veux pas t’en parler, c’est trop dégueulasse. » Le stalag, ce n’était pas marrant…
L’Algérie, vous auriez pu être mobilisé ?
Je me suis démerdé pour ne pas y aller. J’ai fait ce qu’il fallait. Mais j’ai fait du lourd : tentative de suicide. Les veines. Avec une lame de rasoir. Et je n’y suis pas allé.
Vous n’avez pas eu peur de mourir ?
On ne meurt pas parce qu’on s’ouvre les veines. C’est l’artère à laquelle il ne faut pas toucher. Les veines, y a aucun danger. C’est impressionnant, c’est un mauvais moment. À l’époque, ça se faisait beaucoup. Faut pas aimer l’armée, quoi. C’était très long à l’époque, trois ans. Quand on a 20 ans… Moi, dans ma vie, ce que j’ai vu de plus con, c’est l’armée. La plupart des gars étaient malheureux, désespérés…
Après le carton de Tenue de soirée, vous aviez un projet si énorme que vous n’avez pas pu le monter. On n’a pas trouvé plus d’infos…
Vous n’en avez pas parce que je n’en donne pas. C’est vieux, je ne sais même plus ce qu’il y avait dedans. Ça s’appelait L’Œil du cheval, c’était un film kubrickien avec beaucoup de décors, des trucages… Un projet très intéressant mais un peu cher. Mon producteur commençait à devenir pâle. Quand il voyait arriver les pages, il n’était pas très content. Donc j’ai laissé tomber et j’ai fait Trop belle pour toi.
Vous avez voulu adapter plusieurs romans, notamment L’Écume des jours…
Ah oui, ça a été un drame ! Le bouquin n’était pas connu à l’époque. Un copain me le file et me dit : « Lis ça, c’est génial, c’est un film pour toi. » Je le lis et je suis fracassé, parce que c’est une merveille. Je convaincs le producteur d’acheter les droits, il le fait et on écrit pendant un an un scénario à deux. Très difficile. Là, on s’aperçoit qu’il n’y avait pas d’acteurs. Plus tard, on l’aurait fait avec Depardieu, Dewaere, Blanc… Pas de problème. Mais là, c’était Belmondo, Delon, c’est tout. Et ils ne voulaient pas faire L’Écume des jours. Michel Simon devait faire Nicolas, le cuisinier baiseur, il avait dit oui, évidemment. Plus tard, j’apprends dans France Soir qu’un autre metteur en scène allait faire L’Écume des jours. C’était comme un coup de poignard, je suis tombé par terre. Dans la version de Michel Gondry, bon, il a repris tous ses tics, mais il y a un truc dont j’ai été jaloux, c’est que Jean-Sol Partre se fume sa propre tête transformée en pipe. Génial.
Vous deviez faire La Cage aux folles aussi, non ?
C’est un des grands regrets de ma vie. Un jour, après la sortie des Valseuses, je fais un dîner chez moi avec trois ou quatre personnes, dont Jean-Michel Rouzière, le directeur du théâtre du Palais-Royal, grand homosexuel, gigantesque homosexuel, qui me demande : « Est-ce que ça vous dirait de faire La Cage aux folles, Bertrand ? » Je lui dis : « Non, a priori non. » Je venais de faire Les Valseuses, je n’avais aucune raison de faire La Cage aux folles. Mais c’était un immense succès comique au théâtre, alors il me dit : « Venez voir la pièce et on en reparle. » Donc je vais voir la pièce, je me casse la gueule par terre de rire. Mais ce n’était pas dans mon programme de faire un film comme ça, et j’ai dit non. J’ai regretté, parce que je l’aurais fait beaucoup mieux. J’aurais eu des idées bien plus marrantes que ce que les mecs ont fait. Et je me serais merveilleusement entendu avec Jean Poiret et Serrault. C’était que du bonheur et j’ai dit non… Fallait être con. Et puis, j’aurais gagné des milliards.
Maintenant, vos enfants vont perpétuer l’héritage familial ?
J’ai un fils et deux filles. Celle de 18 ans, c’est un engin maintenant, elle veut faire du cinéma : réaliser, écrire, tout. Elle m’a dit : « J’aurai un oscar avant toi ! » Moi, quand j’ai avoué à mon père que je voulais devenir metteur en scène, il m’a dit : « Tu vas en chier toute ta vie mais tu vas rencontrer des gens merveilleux. » Mon fils, que j’ai eu avec Anouk Grinberg, il fait des maths. Un garçon merveilleux, un amour de fils. Ce con-là, il se prend un jour de passion pour les maths et il devient une tête, un Villani ! Il est au top. Il ne fera jamais de cinéma, c’est bien, je suis fier. Tous les gens que je rencontre, j’essaie de les orienter pour amener la question : « Et votre fils, qu’est-ce qu’il fait ? – Rien, il bricole, il est normalien, il va partir à Los Angeles… » Le père ébloui par son fils, c’est un personnage de film formidable, vous ne trouvez pas ?
Article paru dans Sofilm n°68