Les soeurs Wachowski: de Bound à Matrix 4
Le cinéma des sœurs Wachowski avait-il vu leur transidentité avant elles ? L’hypothèse a la vie dure et séduit une bonne part de leurs fans. Et si tout était là, en germe, depuis leur premier film ? Pour célébrer la sortie de Matrix : Résurrections, décryptage de leur trajectoire hybride depuis leur premier coup d’éclat, Bound.
« Chère Susie, nous adorons vos écrits et aimerions vous proposer une apparition dans notre premier film. » Voilà les premiers mots de la missive lapidaire reçue par Susie Bright, un matin de 1994. La lettre est accompagnée d’un script épais, mais elle n’est pas signée : l’entête indique seulement « Dino De Laurentiis Studios ». C’est bien ce qui intrigue Bright, essayiste âgée alors d’une trentaine d’années et réputée pour ses ouvrages sur la pornographie et la sexualité lesbiennes. Ce genre d’offre ne l’impressionne pas, surtout lorsqu’il s’agit d’érotisme : avec son penchant pour le cuir ou les rouges à lèvres marron, et surtout son phrasé parfaitement décomplexé lorsqu’il s’agit d’évoquer l’histoire du softcore lesbien aux États-Unis ou en France, elle a déjà été sollicitée par plus d’un routier du X ou de l’expérimental. Mais elle n’a pas l’habitude des producteurs établis. « Nous tenons votre ouvrage Susie Sexpert’s Lesbian Sex World en très haute estime, et aimerions vous proposer le petit rôle dont vous pourrez prendre connaissance en ouvrant ce script », conclut simplement le courrier anonyme.
Susie Bright se plonge immédiatement dans ce scénario qui, lui, porte une signature : celle d’Andy et Larry Wachowski. La « sexperte » est happée par cette intrigue qui ressemble à sa vie diluée dans un roman noir. Au milieu d’une histoire de magot disputé entre gangsters reptiliens, fleurit une romance entre la plantureuse épouse d’un mafieux (Violet) et leur ex-taularde de voisine (Corky). La première propose à la seconde de doubler la congrégation des mâles en faisant main basse sur le grisbi, pour s’en aller vivre librement leur passion loin de l’immeuble – carcéral en diable – où se contient presque toute l’action. La réponse de Susie est rédigée dans la journée : « Votre script est extraordinaire et je serais honorée d’apparaître dans ce petit rôle de cliente du bar lesbien. Toutefois, si vous ne me trouvez pas trop prétentieuse, j’aimerais vous demander si je peux être votre consultante en scènes de sexe saphique. Je note qu’à chaque fois qu’une étreinte est mentionnée, le texte ne décrit pas précisément ce qui arrive ensuite. Au nom de tous les cinéphiles qui ne pourront tolérer une énième scène de lesbianisme mièvre, puis-je, s’il vous plaît, vous conseiller sur ce que ces deux femmes pourraient aimer au lit ensemble ? »
C’est bien l’étrange étoffe néo-noir de Bound qui est en train de se tisser là. À sa sortie deux ans plus tard, la presse jugera bon de saluer la malice du tandem de cinéastes, qui aurait selon elle imposé un concept nouveau de thriller érotique : la communauté lesbienne s’y retrouve, en même temps qu’accourt un public masculin aussi porté sur les histoires de mafiosi que sur le spectacle offert par l’alchimie et la plastique des deux comédiennes, Jennifer Tilly (Violet) et Gina Gershon (Corky). Voilà qui est fédérateur. Le geste sera perçu comme d’autant plus osé qu’à Hollywood, on leur avait proposé un plus gros budget à condition de changer en homme le personnage de Corky. La critique ne manquera pas de faire des comparaisons avec Le facteur sonne toujours deux fois, à cause du triangle amoureux dessiné dans le sang. Et, forcément, elle convoquera les frères Coen qui, une dizaine d’années plus tôt, réanimaient le film noir dans une veine plus grinçante. Fausses pistes, évidemment : quiconque aurait côtoyé de près les Wachowski au milieu des années 90 se serait aperçu que leurs intentions n’étaient pas de livrer une relecture caustique des vieux genres. Encore moins d’offrir une vision grivoise du Hollywood de l’âge d’or surchargée de compositions pensées pour se rincer l’œil. Susie Bright se souvient de « deux merveilleux hommes amoureux des femmes, au sens où ils étaient leurs alliés sur tous les fronts, politiquement ou artistiquement. Ils étaient aussi alliés de la cause gay, leurs épouses de l’époque étaient des activistes bisexuelles qui menaient le combat au sein de la communauté LGBT de Chicago. Tous étaient des rats de bibliothèque, qui traînaient dans des librairies gay emblématiques comme Women and Children First. Nous avons formé une sorte de gang : nos vies bohèmes et LGBT-friendly, version années 90, nous unissaient comme une bande de gangsters. »
Si Bound évite tous les clichés du lesbianisme tendance bluette ou porno hétéro, c’est donc grâce à l’expertise de Bright, qui invente au passage avec deux décennies d’avance le métier – désormais incontournable – de « coordinatrice d’intimité ». Elle amende le script, chaperonne les actrices et supervise l’ensemble du tournage des scènes d’amour. En amont, elle orchestre un coaching intense, consistant par exemple à promener l’hétéro Gina Gershon dans les boîtes lesbiennes de San Francisco à la rencontre de conquêtes potentielles (ce sont aussi les amies de Bright qui peuplent le bar où Corky vient la draguer). Mais elle ne se contente pas de la méthode Actors Studio : c’est bien un travail de mise en scène et de chorégraphie qu’elle a mené. « Il fallait aider les Wachowski à trouver le point de gravité de l’amour entre Violet et Corky. Je leur ai dit : les mains d’une lesbienne, c’est sa queue. Ce qui doit bander dans le film, ce sont leurs mains. Mais pas seulement dans les scènes de sexe : il faut suivre les mains du regard tout du long. » Alors que le cinéma d’action déborde classiquement de symboles phalliques (canons, couteaux et autres objets balisant l’univers du masculin), Bound est effectivement une étude poétique sur les mains.
Les scènes charnelles laissent à Tilly et Gershon un souvenir de ballet minutieux orchestré par Bright et le tandem, comme elles le racontaient vingt-cinq ans après à Entertainment Weekly. « Quand vous lisez une séquence d’amour en tant que jeune actrice à Hollywood, expliquait Tilly, vous avez l’impression que l’auteur s’est fait plaisir en écrivant trois pages de porno. Mais les Wachowski avaient tout chorégraphié de manière à sortir de la version masculine des scènes lesbiennes et à respecter les attentes de la communauté. C’était cru et authentique, pas pornographique – enfin, ça l’était un peu parce que nous sommes sublimes. » Gershon se souvenait pour sa part d’une impression « de faire l’amour à quatre avec les Wachowski. Et je me demandais à leur sujet : qu’est-ce qu’ils connaissent à la féminité, au fait d’être une femme ? Comment avez-vous fait pour écrire cette histoire ? Je ne me doutais pas, à l’époque, qu’ils étaient réellement ligotés (en anglais : « bound ») à l’intérieur de leur corps. Il s’est avéré avec le temps que la métaphore du film avait un sens plus profond. » Si Susie Bright n’a pas eu l’impression de travailler aux côtés de frères appelés à devenir des sœurs, elle se souvient également d’une direction d’acteur façonnée par leur empathie avec le féminin. « Leur physique ne correspondait pas aux codes du glamour lesbien, mais les Wachowski portaient en eux ces deux personnages. On aurait dit parfois que leurs actrices n’avaient qu’à refléter inconsciemment ce qu’ils étaient. Les autres réalisateurs ont tendance à faire le contraire : imiter le féminin lorsqu’ils conçoivent leurs héroïnes. »
Pour autant, on aurait tort de voir Bound comme une œuvre secrètement dédiée à la problématique transgenre. « Nous n’avons jamais abordé les questions du coming out ou de la transidentité au cours de la production, clame Susie Bright. Je sais que beaucoup de personnes s’imaginent que j’aurais eu une influence sur les futures vies des Wachowski, mais leur destin n’avait rien d’évident pour moi à cette époque. Là où on les voyait se distinguer d’autres artistes, c’est sur leur immense conscience du travail à faire pour intégrer un regard différent du leur. Ils veillent à respecter le sens de ce qu’apportent leurs collaborateurs. » Une autre fausse piste serait de voir en Bound le manifeste silencieux et prémonitoire du bouleversement identitaire alors en germe chez les cinéastes ; une tentation fréquente à leur sujet, surtout depuis la transition de Lana en 2012. De Bound à Sense8, leur œuvre à souvent été analysée à cette aune, comme si tous leurs récits étaient striés d’indices sur leur devenir et d’analogies interrogeant les modes de transition, que ce soit d’un monde ou d’une identité à l’autre. Ce que Lilly ne dément pas totalement, déclarant en 2020 au Netflix Film Club que Matrix « portait sur le désir de transformation, mais depuis un point de vue d’individus trans encore non déclarés. Cela s’exprimait par exemple à travers le personnage de Switch, à la fois homme dans notre monde et femme dans la matrice (…), ou à travers la possibilité d’exister à travers de nombreux genres, au sens cinématographique : croiser les films de kung-fu, les animes, les westerns, etc. ».
Plus encore que dans les thèmes, les registres et les motifs métamorphiques, la transidentité du cinéma des sœurs Wachowski se joue peut-être là, dans leur méthode ultra-coopérative, avec ce souci d’intégrer à leurs représentations du monde des regards qui ne leur appartiennent pas initialement, mais qu’elles s’approprient en cours de fabrication. Bound pose les bases de ce principe observé au fil de leur carrière : pas question pour les sœurs de filmer l’altérité en la considérant inaccessible, pas question de brosser un portrait sans abolir tout ce qui les sépare du modèle. Construire un personnage, c’est transitionner vers lui. Pour cela, il faut retranscrire avec rigueur la chorégraphie naturelle de son comportement. Et donc trouver le bon chorégraphe pour inventer, comme ils l’ont fait avec Susie Bright, sa manière d’être au monde et ses modes d’apparition à l’écran. C’est moins une question de véracité (au fond, Bound se moque d’être réaliste) que d’hybridation : réalisé par des hommes en train d’apprendre à désirer comme des femmes, l’œuvre fonctionne sur deux niveaux simultanés. C’est à la fois une esquisse fidèle des rapports lesbiens, et l’expression de regards masculins posés sur deux héroïnes ; des regards à forte charge libidinale, mais jamais graveleux. Et le public, lui, peut choisir de regarder Bound de la manière dont il le souhaite.
À la toute fin du millénaire, alors qu’une partie de la presse s’imagine tenir les inventeurs d’une sexploitation nouvelle, l’arrivée des deux cinéastes au cœur du jeu industriel sera l’occasion de prouver qu’ils n’entendent pas seulement briser les carcans identitaires en matière de sexualité, mais aussi d’appartenance culturelle. Car Matrix est héritier de Bound dans la manière d’intégrer des cerveaux créatifs étrangers au système hollywoodien, afin d’y imposer une chorégraphie jamais vue – épique plus qu’érotique, cette fois. À nouveau, il en ressort un prototype dessiné à bien plus de quatre mains. En poussant les portes des studios Warner, c’est bien sûr Hong Kong et Tokyo que les Wachowski habitent spirituellement, étant biberonnés à Tsui Hark et aux animes. En termes d’action, leur idée est de renvoyer l’ascenseur aux virtuoses hongkongais recyclés dans l’actioner américain depuis la fin des années 80. Quoi de plus logique que de mandater Yuen Woo-ping, aussi demandé à domicile comme réalisateur que comme superviseur de combats de kung-fu, pour coordonner les affrontements de Matrix ?
Mais l’hyper-stylisation apportée par Yuen Woo-ping ne dénote pas un désir de copier les prouesses de la Shaw Brothers pour lui rendre hommage (comme ce sera le cas d’un Kill Bill) ou de brandir un orientalisme de pacotille. Ce qui intéresse les Wachowski, c’est de combiner la philosophie du kung-fu avec leur propre bagage métaphysique, que leur public le plus fervent a appris à connaître sur le bout des doigts (Descartes vs Baudrillard, pour aller vite). L’art martial doit inculquer un rapport au temps inédit au spectateur : celui du fameux bullet time,mis au point pendant des années par le responsable des effets visuels John Gaeta. « Ce que j’ai aimé avec Matrix, confiera Yuen Woo-ping au site Retro Domination en 2016, c’est que les Wachowski ont utilisé la technologie pour faire vriller les règles épiques. La plupart des séquences ne doivent pas leur efficacité à la sophistication des chorégraphies, mais à la manière dont l’action et la technologie fonctionnent en tandem. » Tout comme le prisme lesbien venait se coupler au male gaze dans Bound, deux corps étrangers font équipe pour greffer une nouvelle peau au blockbuster – et surtout un nouvel œil à son public cible, transbahuté à jamais dans un autre espace-temps, un autre rapport à la vitesse dont Speed Racer marquera la version terminale.
Dès leur entrée dans le champ fantastique, on ne cessera de chercher la thématique transgenre dans les insurrections de personnages dominés, qu’il s’agisse de l’Élu ou de la dame-pipi appelée à régner dans Jupiter : le destin de l’univers. Pas plus qu’on ne cessera de chercher des allusions au transformismedans les foules de silhouettes aux atours new age qui peuplent les univers de Jupiter… ou de Cloud Atlas. Pourtant, la « transidentité artistique » des sœurs semble depuis toujours résider au même endroit : dans leur manière de croiser les talents et les regards pour générer des films eux-mêmes métastables, des spectacles où coexistent les pôles opposés. La philosophie ancestrale tutoie la technologie, les personnages queer cohabitent avec les archaïsmes mythologiques (lutte du Bien contre le Mal, virilité chevaleresque de Keanu Reeves ou de Channing Tatum), offrant au public un type d’identification protéiforme – bien plus riche que celle proposée par le grand carnaval des super-héros, avec sa politique inclusive purement opportuniste. L’œuvre des sœurs ressemble aux héroïnes de Bound, à leur manière de caresser les murs pour s’aimer à travers eux avant de les renverser : derrière chaque cloison se trouve une main tendue pour épouser l’altérité.
Cet article est initialement paru dans So Film 84.