CELINE SCIAMMA : « DiCaprio est une icône lesbienne. »

Depuis Naissance des pieuvres, Céline Sciamma n’a cessé de porter un regard de biais sur le temps long de l’amitié, la fulgurance de l’amour, le sport… Cette maîtrise formelle purement contemporaine atteint des sommets avec Portrait de la jeune fille en feu. Un film impossible à réduire à une fresque d’époque plastiquement parfaite tout comme il serait trompeur de voir en la réalisatrice une porte-parole féministe. Là encore, une question de regard de biais porté sur beaucoup de sujets : Titanic, Kechiche, la Coupe du monde féminine de football, ou encore la réelle place des réalisatrices françaises. Par Axel Cadieux – Photos : Alexandre Isard (entretien paru dans Sofilm n°73)

À Cannes, vous avez reçu le prix du scénario. C’est une frustration ?
C’est spécial, parce qu’on va à la cérémonie en sachant qu’on va gagner un truc. En plus, mes comédiennes n’étaient pas invitées, donc je savais que ce n’était que pour moi. La presse internationale me mettait extrêmement haut, donc on anticipe un peu tout… Puis ensuite il faut gérer la déception, la sienne et celle des autres. C’est Hunger Games, cet endroit !

Portrait de la jeune fille en feu soulève quelque chose d’assez paradoxal : c’est à la fois votre premier film d’époque, en costumes, et en même temps peut-être votre plus intime et personnel…
Disons que si le film s’était déroulé au présent, le personnage principal aurait dû être cinéaste au lieu de peintre et ça aurait été vraiment beaucoup trop proche de moi, pour le coup. Je voulais me détacher du réel, me déplacer dans le temps, assumer encore plus le projet de cinéma, de fiction, tout en parlant de choses qui me sont, effectivement, très proches et personnelles. On peut donc y voir une lecture intime, mais j’espère que le film tient aussi sans ça. Au départ, je voulais travailler avec une comédienne, Adèle Haenel, que je connais extrêmement bien, avec laquelle j’avais un projet précis sur ce personnage. Mais ce que j’avais en tête avant tout, c’était de faire un film d’amour, avec une histoire totalement inventée. Et en y réfléchissant, j’ai trouvé qu’il y avait peu de films totalement consacrés à l’amour, alors que ce sont souvent les plus grands de l’histoire du cinéma. C’est rare, alors que c’est le cœur battant de nos cinéphilies.

Vous pensez à quels films ?
Titanic, par exemple. C’est une vraie influence, que j’ai récemment revisitée. Les deux films sont le souvenir d’un amour, quasiment en huis clos. J’ai cherché pendant longtemps une structure puis un jour, j’ai regardé le scénario et je me suis dit : « Mais putain, c’est Titanic ! C’est tout simplement Titanic. » Il y a le prologue évidemment, avant le flashback, mais aussi la scène de dessin, que l’on retrouve dans mon film de manière très explicite. Avec ce dialogue : « Ne ris pas, sois sérieuse… »

C’est un film important pour vous ?
Collectivement, il est important. Il y a différents régimes de films qui comptent dans notre cinéphilie : ceux qu’on aime et ceux qui participent d’un phénomène collectif. C’est rare de vivre ces moments-là, surtout quand il s’agit de Titanic et pas de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? Titanic, c’était un moment culturel, et dans ma vie de cinéphile, c’est sans doute le plus important, qui plus est avec de l’amour partagé. Et avec une vraie dynamique queer ! Leo DiCaprio, c’est une icône lesbienne. Une masculinité très nouvelle à l’époque, au cinéma – avec le temps il s’épaissit énormément, c’est d’ailleurs passionnant à observer. À l’époque, dans cette jeunesse et dans ce corps, il y avait vraiment quelque chose d’hyper queer. Et puis la scène d’amour, c’est une inversion totale des codes : elle est au-dessus, elle le rassure, lui a le souffle court… Tout ça sur la banquette arrière d’une voiture, comme dans tout bon teen movie. Il y avait de grands effets de subversion dans Titanic, et c’est quelque chose que Cameron a de toute manière toujours fait. Ce qu’il y a aussi en commun avec mon film, c’est l’idée que les plus grands amours sont émancipateurs et que leur perte est la condition de notre épanouissement futur. À la fin de Titanic, il y a trois photos d’une meuf en pantalon qui fait du cheval ! C’est un des rares films qui se prononce sur ce que l’amour peut apporter de positif, alors même qu’il est terminé. À mon avis, c’est l’une des raisons cachées du succès incroyable du film.

Votre film baigne de toute manière dans l’histoire du cinéma. À commencer par le choix des actrices : une brune, une blonde, de l’érotisme, un mélange finalement très hitchcockien.
J’ai d’abord pensé à Mulholland Drive, et comme Mulholland Drive pense lui-même beaucoup à Vertigo, par ricochet je me suis retrouvée très influencée par Hitchcock. Il y a une circulation. Mais dans la mise en scène, c’est indéniable : la manière dont on découvre le personnage d’Adèle Haenel, de dos, il y a cette figure du chignon qui est forcément très hitchcockienne, très Vertigo. Mulholland Drive, c’est plus sur la construction, comme Titanic. Sauf que Titanic c’était une révélation a posteriori, alors que là c’était vraiment conscient, dès le début : Lynch veut parler du souvenir d’un amour, et il finit par dire, je crois, que « je t’aime » se dit toujours au passé. Elles se rencontrent, et il y a cette scène du « I’m in love with you » qui nous a tous rendus fous, parce qu’en fait elles se sont déjà rencontrées, à mon sens. Tout ça est déjà terminé. J’ai beaucoup réfléchi à ça, avec l’intention inverse : un « je t’aime » qui se dirait toujours au futur.

On pense aussi beaucoup à Barry Lyndon, pour son éclairage dit « à la bougie »…
On a évidemment beaucoup parlé de Barry Lyndon avec la chef op, Claire Mathon. On peut quasiment faire une typologie des films d’époque en les classant selon le choix des sources d’éclairage. In ou pas in ? Est-ce que la bougie éclaire vraiment ou est-ce que c’est une illusion ? Quid des chandeliers ? On invente des façons d’éclairer, on triche beaucoup sur les sources, c’est génial. C’était une discussion centrale. On a aussi beaucoup pensé à Barry Lyndon au niveau des décors : ils sont très souvent vides, comme dans mon film. Ça oblige à penser la reconstitution d’une époque, autrement que par l’accessoirisation.

C’est amusant car vous avez vraiment un pied dans le cinéma cérébral, parfois proche de Bergman par exemple ; et un autre plus dans la candeur, le romanesque, voire le cinéma de genre…
À la base, je me suis fait plaisir à l’écriture : il y a une vraie dimension littéraire, on les voit débattre, on les regarde penser. Avec le vouvoiement en plus… Et dans le même temps, je suis très influencée par le cinéma de genre. Ces films dont les images deviennent marquantes parce qu’elles sont matricielles. Je pense au vestiaire des filles au début de Carrie par exemple, que je reprends beaucoup dans Naissance des pieuvres. On est entre le genre et quelque chose de plus intime. On baigne dans le plaisir, les sensations, les corps et donc inévitablement, la politique. Et là, on vient d’énumérer tout ce qui me passionne le plus au cinéma, en fait… Je pense à De Palma mais aussi à Cronenberg, voire aux Wachowski, entre autres.

Portrait de la jeune fille en feu, c’était aussi une manière pour vous de parler de l’invisibilisation des peintres femmes de cette époque ?
Je savais qu’il y avait eu des femmes peintres dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, mais je n’imaginais pas du tout l’étendue du corpus et de leurs carrières, dans toute l’Europe. Le fait qu’elles aient été effacées de l’histoire de l’art nous prive d’un pan entier, et je voulais aussi montrer que ces représentations de femmes par des femmes nous avaient manqué. Qu’il y avait un trou dans la transmission, que l’on ne connaissait pas le quotidien de nos ancêtres femmes. L’art sert à ça aussi, à faire office de témoignage. Quand je posais des questions aux experts historiques sur la gestion des règles ou de l’avortement à l’époque, ils ne savaient pas. Moi, ça m’obsédait. Je voulais reconstituer leur approche du désir, des corps, du quotidien de la vie intime, pour redonner de la mémoire. Faire en sorte que l’histoire ne soit plus seulement racontée par le prisme masculin. Par exemple, j’avais très envie que le personnage principal ait des poches. On pourrait dire que c’est anachronique, que c’est une représentation moderne, mais non ! Les poches existaient à l’époque, elles ont été interdites au XIXe siècle parce que l’on ne voulait pas que les femmes aient des choses à cacher. Elles reviennent difficilement, mais encore aujourd’hui on a des poches beaucoup plus petites que vous et c’est vraiment chiant ! J’ai été adolescente dans les années 90, on n’avait pas de poches ou alors des minuscules.

Rétrospectivement, ça dit aussi qu’aucun progrès n’est irrévocable…
Absolument. L’amélioration du statut des femmes à cette période précise a été suivie d’un retour de bâton, comme toujours. On nous raconte que c’est exponentiel, que tout va de mieux en mieux, on sait bien que c’est faux : ça ne marche pas par vagues, par à-coups. On avance et on recule. On voit bien aujourd’hui, au cœur de la bataille qui se mène, que l’on est témoins d’extrêmes absolus. Il y a des progrès mais dans le même temps, on a un violeur en série à la tête de la nation la plus puissante au monde. Il y a une vidéo qui vient de sortir sur Jeffrey Epstein, un pote de Trump qui aurait été impliqué dans un réseau de prostitution infantile (entretien réalisé trois semaines avant le suicide de Jeffrey Epstein, ndlr). Le mec a des gros sourcils noirs, à la Mephisto, on dirait un méchant de cinéma, c’est terrible…

On retrouve aussi ce processus d’invisibilisation des femmes au cinéma, selon vous ?
Bien sûr. Le cinéma étant hyper jeune, il est très emblématique des dynamiques. De ce qui devient patrimonial ou pas, de ce qui fait école ou pas. Et rien qu’à l’échelle d’un art qui a un siècle, on se rend compte qu’Alice Guy, qui a quand même inventé le gros plan, eh bien personne ne sait qui c’est ! C’est l’une des premières cinéastes au monde, l’une des premières à créer un studio, ses films sont un délire de beauté et de drôlerie… Voilà, pour commencer. Yannick Bellon vient de mourir, on n’en a pas beaucoup parlé et où sont ses films ? Et puis même Agnès Varda, je vois comment elle est racontée, y compris lorsqu’elle décède : on est déjà en train de critiquer son héritage, de minimiser ce qu’elle a inventé. Dans les années 90, il y a eu beaucoup d’argent dans le cinéma français, c’était un moment florissant qui a vu l’émergence de pas mal d’auteurs, dont de nombreuses femmes. Il n’y a eu aucune progression : on est restés, comme à l’époque, à 25 % de cinéastes femmes.

Et à l’écran ? Ça vous tient à cœur de renverser les codes en vigueur ?
J’ai passé ma vie à aimer des films qui ne m’aimaient pas, qui me minoraient ou me méprisaient. Et je continue, parce que je peux m’identifier aux personnages masculins… Donc dans Bande de filles par exemple, il y a bien sûr l’idée de faire de ces ados des héroïnes. Pas des super-héroïnes, mais des super-sujets, tandis que les hommes restent des objets. Même chose dans Portrait de la jeune fille en feu, d’ailleurs il n’y a que deux hommes.

Que ce soit dans Tomboy ou Bande de filles, cette prise de pouvoir, en quelque sorte, passe aussi par le sport.
Ça passe par l’action, par le fait de bouger : le sport, la danse, le groupe. En plus, franchement, c’est beaucoup plus facile de filmer le sport que deux personnes à une table.

Vous avez suivi la Coupe du monde féminine de football ?
Je suis depuis longtemps le foot féminin, j’avais été traumatisée par le quart de finale contre l’Allemagne en 2015. Mais là, cette année, j’ai vraiment senti un changement. Il y a eu une émulation collective, une vraie identification et les joueuses ont été beaucoup moins jugées sur leur physique. Ça a pu être très violent par le passé, rappelons-nous Amélie Mauresmo ou Surya Bonaly… Dans mon film, les femmes sourient au bout d’une heure dix. Sinon elles sont concentrées, solitaires. J’ai retrouvé cet aspect-là lors de la Coupe du monde. Des guerrières. La coach s’est fait engueuler parce qu’elle ne souriait pas. Est-ce qu’on demande à Didier Deschamps de rigoler ? Dans les avant-premières que je fais, on m’a remerciée plusieurs fois de montrer des femmes qui gardent un visage concentré, focalisé sur une chose précise. Ça participe du même procédé. Les mentalités changent à une vitesse, c’est dingue ! Au cinéma et dans le sport. Je ne pensais pas forcément être contemporaine de moments comme ça, honnêtement. Je les vivais dans mon coin parce que c’est ma culture, mais à grande échelle, non ! Et là, je suis sûre que ça va perdurer.

C’est intéressant pour vous, de filmer le sport ?
Il y a quelque chose dans la chorégraphie du sport, dans les règles du jeu, qui facilite la mise en scène. Et puis ce sont aussi des moments où on a plus de moyens : pour la scène du foot américain au début de Bande de filles, d’un coup tu as une grue ! Forcément, tu peux plus jouer avec la mise en scène, t’amuser. J’ai beaucoup revu et pensé à Friday Night Lights, l’une de mes séries préférées.

Qu’est-ce qui vous plaît dans Friday Night Lights ?
L’idée de regarder la jeunesse, y compris au moment où elle se termine. C’est le pas de côté qui donne tellement de sens à tout ce temps passé avec les personnages. Parfois c’est insensé, beaucoup trop long, il y a une forme de saturation. Là, avoir le courage de les accompagner jusqu’au moment où ils perdent la superbe de cette jeunesse, c’est fort. Ça, c’est un sacré projet. Les bonnes séries ont le mérite de laisser se déployer, dans nos vies, le temps long de l’amitié. On est moins indulgents, plus violents avec le cinéma, parce que c’est plus resserré, plus court, c’est le temps de l’amour en fait. J’aime bien penser que le cinéma peut, lui aussi, déployer le temps de l’amitié. Avec les contraintes de timing qui sont les siennes.

La SRF (Société des Réalisateurs de films), dont vous faites partie, a récemment publié un communiqué réclamant la libération du journaliste Gaspard Glanz, qui a notamment filmé les manifestations des Gilets jaunes. Pas du cinéma, a priori.
Ça fait une dizaine d’années que la SRF s’intéresse beaucoup aux cas des lanceurs d’alerte. C’est un réseau global. Qui fait des images ? Qu’est-ce qui mérite d’être appelé cinéma ? Ces questions étaient moins présentes quand j’ai commencé à faire des films, il y a plus de dix ans, et aujourd’hui j’ai envie de travailler en pensant à ces évolutions. Surtout quand on peut aussi contribuer à les inventer. On peut réfléchir à de nouvelles formes, moins dans la linéarité, pas forcément dédiées à la salle. C’est un moment passionnant, même si on peut aussi être pessimiste parce que le cinéma français est en crise perpétuelle. Cela dit, c’est aussi pour ça qu’on l’aime bien.

Avez-vous vu le dernier film d’Abdelatif Kechiche, Mektoub, My Love : Intermezzo ?
Non. J’allais dire « pas encore » mais je ne sais pas si je verrai un jour le montage cannois. Cela dit, c’était hyper intéressant qu’il y ait eu nos deux films en compétition. À la faveur notamment du Kechiche et du Portrait, la critique française s’est retrouvée face à la question du male gaze, du female gaze, de ces enjeux autour du regard. Kechiche et moi-même faisons des films qui sont des formes de manifeste autour de ces questions. C’est complètement stupide de penser que l’on ne peut pas aimer l’un et l’autre. Au contraire ! C’est là qu’il n’y a pas assez de travail de déconstruction d’une partie de la critique française et des spectateurs. On peut absolument aimer les deux. On n’est pas du tout à la hauteur du caractère passionnant de ce moment si on en est réduit à des questions de « c’est bien ou c’est pas bien ; c’est moral ou immoral ; c’est voyeur ou pas voyeur ». Ce n’est pas ça l’essentiel. L’essentiel, c’est de saisir ce qui se joue dans ces images et ce qu’elles racontent. Moi, j’aime La Vie d’Adèle par exemple, et je trouve que les scènes de sexe correspondent parfaitement au projet de Kechiche : parler de son rapport à ses actrices, des rapports de ses actrices entre elles. C’est passionnant, à condition là aussi d’être actif – c’est essentiel devant les films de Kechiche. Être moins dans le jugement de base et avoir le courage de questionner son regard – le nôtre et celui du cinéaste. Mais ça, ça réclame du boulot de spectateur.