COHN-BENDIT : Godard, Bardot & moi

Le rouquin le plus célèbre de Mai 68 a croisé à plusieurs reprises la route de Jean-Luc Godard et du cinéma politique des années 70. Cela a même donné un film, Le Vent d’est. Rencontre autour de Jean-Luc, de la politique européenne et de Brigitte Bardot. Par Jean Narboni et Thierry Lounas

La première image de vous en lien avec le cinéma que l’on garde en mémoire, c’est en 1968, rue de Courcelles, au moment de l’affaire Langlois (le mythique patron de la Cinémathèque limogé brutalement, ndlr) À l’époque, nous allions souvent à la Cinémathèque et nous avions entendu que les cinéastes voulaient faire une manif, alors on s’est dit : « Tiens, c’est drôle, les cinéastes vont se faire taper dessus, on va y aller. » Je me suis mis en haut de la grille et la seule chose dont je me souvienne vraiment, c’est que Jean-Pierre Léaud a lu une déclaration. C’était très joué, comme si c’était la déclaration du Jeu de paume : « Ne touchez pas à Langlois… Sinon… ! » Un acteur ! C’était à la fois drôle et ringard.
Dans son livre paru cette année, Une année studieuse, Anne Wiazemsky (qui épouse Jean-Luc Godard en 1967, ndlr) raconte votre rencontre à Nanterre… Avec Anne, c’est autre chose ; la « solidarité des rouquins »… Elle faisait ses études parallèlement à sa rencontre avec Godard, qui l’a fait jouer dans La Chinoise. Le film ne m’a pas vraiment plu. C’était la période très idéologique de Jean-Luc ; c’était essentiellement un pamphlet. Mais que ce soit Godard, Truffaut ou leurs acteurs, ils m’ont accompagné dans mon évolution post-adolescente. Les cinéastes et les acteurs faisaient partie de notre imaginaire. À bout de souffle, c’était pour moi l’un des plus grands films du cinéma ; j’ai dû le voir trente fois. Il faisait partie de notre histoire.
Le cinéma américain aussi ? Oui, les westerns. Il y a deux westerns qui m’ont particulièrement marqué : un avec Brando, un truc assez fascinant, La Vengeance aux deux visages, et puis un film, Hombre, où Newman joue un Indien. À part ça, il y a évidemment Le Train sifflera trois fois. Mais le grand film de Gary Cooper, pour moi, c’est Pour qui sonne le glas,avec Ingrid Bergman.

Vous êtes plus Gary Cooper que Mitchum ou Widmark ? Dans mon enfance, j’étais Gary Cooper, puis je suis devenu Brando/Newman et, à la fin, Fonda.

Serge Daney a écrit que les acteurs français d’avant la Nouvelle Vague étaient géniaux mais que, érotiquement, ils étaient nuls, à côté des Américains. Vous trouvez que Grace Kelly dans Le Train sifflera trois fois est érotique ?
Elle l’est dans La Main au collet…C’est vrai, et Marilyn dans La Rivière sans retour est érotique aussi. Mais pour l’érotisme, la sensualité, c’est quand même Brigitte Bardot qui ouvre la porte. Et Casque d’or ! Signoret ! Qu’est-ce qu’elle est belle ! J’avais enfoui ça dans une mémoire perdue, et lorsque Libé, à sa mort, a ressorti sa photo…
Est-ce que le cinéma devient érotique avec la Nouvelle Vague ? En tout cas, À bout de souffle est érotique, alors qu’on ne montre rien. Le Mépris aussi. Cette rencontre Bardot-Godard, c’est quand même assez détonnant. C’est l’intelligence de Jean-Luc. Il peut faire les films les plus fous, que personne ne comprend à la fin, mais il n’y a pas un acteur qui refuse de jouer avec lui, que ce soit Delon, Depardieu, Mireille Darc, Jean Yanne… ou Patti Smith, dans Film Socialisme. Parce que c’est un grand cinéaste. Il s’est un peu perdu dans ses images, dans ses sons, dans ses histoires, mais il a vraiment le cinéma dans la peau. Et donc c’est fascinant pour une actrice ou un acteur d’échanger avec Godard. J’ai vécu cela sur Vent d’est.

Comment en êtes-vous arrivé à tourner ce film avec lui ? C’était après Mai, j’étais en Italie, il y avait Bertolucci et je vois son producteur, qui me dit : « Tu veux pas faire un film ? » Ils se disaient : « On va faire un film avec Cohn-Bendit, ça va rapporter. » Les gens sont simples d’esprit, parfois. Et moi je répondais toujours : « Je veux bien faire un western avec Godard. » Je dis ça au producteur. Il connaissait Godard, et Jean-Luc a répondu : « Bon, pourquoi pas ? » On s’est vus… je ne sais plus où, car j’étais déjà expulsé ; en Allemagne, peut-être. On s’est dit : « On va faire un film à Rome. » C’était la grande époque de la production collective, donc on discutait de tout à trente personnes, ça finissait par tourner en rond. C’était un moment difficile pour Jean-Luc parce qu’Anne (Wiazemsky, ndlr) l’a quitté pendant le tournage. Moi, j’avais une affaire avec Marie-France Pisier ; elle était là, elle m’avait accompagné. Je ne sais pas comment on a contacté Gian Maria Volonté, qui tournait dans tous les westerns. Bref, compte tenu du bordel, c’est Jean-Luc qui a fini le film et il a fait du Jean-Luc.
« On était dans un délire collectif et je n’ai pas pu me sortir de ce délire pour dire à Godard : “Bon… Maintenant, qu’ils aillent tous à la plage, et nous, on réfléchit au film.” »

On a toujours dit que, dans ce groupe, vous étiez le seul à vous intéresser au film et au scénario.
Oui, c’est vrai qu’à un moment je voulais vraiment faire le film, mais bon, on était dans un délire collectif et je n’ai pas pu me sortir de ce délire pour dire à Jean-Luc : « Maintenant, qu’ils aillent tous à la plage et nous, on réfléchit, on essaye de faire le film qu’on aimerait vraiment faire. » Depuis ce jour-là, et pendant des années, Jean-Luc m’a envoyé un petit mot le 22 mars, date de la sortie du film, pour me souhaiter un « bon anniversaire ». Plus tard, il m’a demandé si je voulais présenter avec lui son film sur la Bosnie, Forever Mozart. C’était à Strasbourg, le cinéma était bondé… et on sentait que les gens ne comprenaient rien. Lors de la discussion, le public l’a attaqué violemment : « Pourquoi vous instrumentalisez la Bosnie ? » Jean-Luc en prenait vraiment plein la gueule. Je suis intervenu : « Écoutez, quand même, vous avez devant vous l’un des plus grand cinéastes de l’histoire, essayez de comprendre. C’est vrai que moi non plus je ne sais pas, mais on peut essayer, il nous raconte une histoire. Quand quelqu’un a fait À bout de souffle, on essaie de comprendre… » Sur ce, Jean-Luc a piqué une crise : « À bout de souffle, c’est le film le plus horrible qui existe, et si je pouvais détruire toutes les copies pour que plus personne ne puisse le voir, je le ferais. » Ça s’est mal terminé : au cours du repas qui a suivi, avec l’équipe, une des actrices a dit à Godard : « C’est vrai que, parfois, on ne savait pas ce qu’on faisait. » Et lui a répondu : « Pourquoi vous ne me l’avez pas demandé ? » « Parce qu’on ne pouvait pas te parler, parce que tu ne voulais pas nous parler. On se sentait mal sur ce tournage. » Et Jean-Luc de conclure : « Mais vous vous êtes demandé si je me sentais bien, moi ? Vous ne vous êtes jamais intéressé à moi. » Puis il s’est levé et s’est taillé.
Dans Film Socialisme, Godard dit : « Oh, les Palestiniens, les Israéliens, ça ne s’arrêtera jamais. Il faudrait qu’on fasse entrer six millions de chiens en Palestine, car c’est en promenant son chien qu’on parle à son voisin. Je pense que les Israéliens et les Palestiniens devraient avoir des chiens à promener pour qu’il y ait la paix. » C’est pas con, c’est vrai qu’il promène son chien tous les matins pendant des heures le long du lac, c’est son rapport au monde.
Depuis Vent d’est, il y a eu certainement d’autres propositions de cinéma, des possibilités, des envies ? Non, pas vraiment. J’ai fait quelques documentaires, des choses plus simples. J’ai fait un documentaire sur l’Allemagne, À chacun son Allemagne. Il y était notamment question de radios libres or, comme à l’époque certaines de ces radios étaient interdites entre la France et l’Allemagne, France 3 a voulu censurer cette partie. Il y a eu des bagarres… J’ai fait aussi un film sur les mouvements alternatifs allemands, les mouvements antinucléaires. Et puis après j’ai fait cette série, Nous l’avons tant aimée, la révolution
« Si un grand cinéaste me disait : “J’ai envie de faire un film reprenant Les Bienveillantes, de Littell”, ça, tout de suite je veux bien. »
Vous n’auriez pas envie de réaliser une fiction ? Je ne me sens pas capable d’écrire un roman ni de faire un film. Mais j’ai des envies… Par exemple, si un grand cinéaste me disait : « J’ai envie de faire un film reprenant Les Bienveillantes, de Littell », ça, tout de suite je veux bien ; je crois qu’on pourrait faire un film extraordinaire. Mais le livre fait 1 200 pages, il faudrait couper là dedans, trouver une histoire dans les histoires. Je vois clairement une scène devant moi : quand, à Stalingrad, le SS et l’homme du NKVD discutent sous les bombes de la meilleure manière de garder le pouvoir. Cette idée-là, je la vois au cinéma : les gens sont à genoux…
L’Europe soutient en priorité les grosses machines et l’industrie du cinéma au détriment des petits films. En tant que député européen, qu’en pensez-vous ? Que l’organisation du cinéma ne soit pas juste, j’en suis persuadé. La question que je me pose, c’est : est-ce qu’il y a une organisation de l’art qui puisse être juste ?  Faudrait trouver des solutions pour mieux détecter les talents. On pourrait donner des aides accrues aux films finis qui démontrent une vraie qualité alors qu’ils n’ont pas été bien financés. Tous les 15 jours, on tirerait au sort un de ces films pour le montrer à 21 heures à la télévision publique…
Vers quoi va ce cinéma européen ? On peut se demander comment le passage d’un cinéma national à un cinéma européen ne va pas se résumer à fabriquer à la chaîne des films comme Bleu, de Kieslowski… Le contre-exemple, c’est Intouchables. Moi, je trouve que c’est bien. Mais bon, j’ai un goût… Je l’ai vu dans une salle en Allemagne bondée de jeunes d’origine turque, et c’était la folie. Il y a une identification sur un sujet difficile de laquelle émerge une joie de vivre qui a percé dans toute l’Europe. Et même aux États-Unis, ensuite. L’Europe devrait être un facilitateur. Il faudrait que les films, même soutenus par un seul pays, puissent être distribués partout s’ils en valent le coup. Hélas, ce n’est pas le cas.
Propos recueillis par JN et TL, tirés de Sofilm n°6, 2013