DALVA : « Il y a six ans, personne ne parlait d’inceste »

Pour son premier long présenté à la Semaine de la Critique, Emmanuelle Nicot déconstruit avec une minutie extrême les mécanismes de l’emprise dans la relation incestueuse entre un père et sa jeune ado de 12 ans. « Dalva raconte l’histoire d’un homme qui a modelé sa fille à l’image de son ancienne compagne » explique la très sympathique cinéaste belge en se préparant un toast de tapenade entre deux rasades de vin. Sous les traits de Dalva, Zelda Samson, la véritable révélation du film. Quelque part entre Brooke Shields, la Fée Clochette et Romy Schneider, l’ado découverte à la sauvage démontre le « formidable sens du réalisme » dont François Truffaut faisait l’éloge dans son article « Faire du cinéma avec des enfants » (1979). Fruit d’une enquête sociologique de longue haleine dans les foyers d’accueil d’urgence pour mineur, Dalva oscille sans cesse entre fiction et documentaire, distillant ainsi un lourd parfum de malaise chez les festivaliers perdus dans les vapeurs de l’alcool. Emmanuelle Nicot revient sur ce brillant exercice d’équilibrisme.

Dalva est un projet que vous portez depuis plus de quatre ans. Pourquoi sa gestation a-t-elle été aussi longue ?
J’ai voulu m’intéresser à fond à la thématique de l’emprise après m’en être déjà approchée dans mes précédents courts-métrages. Le travail d’immersion dans les foyers m’a pris beaucoup de temps. Je me suis retrouvée dans un centre d’hébergement d’urgence pour mineurs à Forbach dans l’Est de la France où j’ai rencontré des enfants qui avaient été retirés à leurs famille pour cause de maltraitance avérée. La plupart d’entre eux continuaient de faire bloc avec leurs parents contre la justice qu’elle accusait de les avoir placés dans un autre foyer. Leur souffrance se nourrissait plus de ce sentiment d’injustice que des violences dont ils avaient été victimes. Au cours de mes recherches, j’ai découvert l’histoire d’une petite fille de six ans retirée des mains de son père à cause d’un soupçon d’inceste. Elle ne savait pas interagir avec un homme en-dehors d’un rapport de séduction. J’ai tout de suite voulu savoir ce qu’elle était devenue à douze ans, l’âge des premiers émois amoureux et de la puberté. C’était le vrai point de départ de Dalva.

Et ensuite ?
Il y a eu un énorme travail de recherche documentaire. Je n’aurais pas pu me regarder dans un miroir si j’avais raconté des choses fausses. Il y a six ans, personne ne parlait d’inceste. C’était un sujet complètement tabou, ce qui ne m’a pas facilité mon travail. On pouvait compter sur les doigts d’une main les bouquins sur ce thème. J’ai quand même réussi à lire énormément de livres de sociologie et de témoignages, quelques fictions aussi. Il a fallu que je parte à la rencontre de flics, de juges pour enfants, d’éduc’… Tout ce que je pouvais glaner, je l’ai glané !

Quand vous achevez l’écriture de Dalva au début de la décennie, la parole commence pourtant à se libérer…
Cet élan de libération m’a confirmée dans ma démarche. Les livres de Camille Kouchner et Vanessa Springora ont aussi très sûrement rassuré les personnes qui avaient accepté d’investir de l’argent dans mon film. Avec ce sujet assez compliqué, on n’imaginait même pas que le budget puisse un jour être triplé sur la simple base du scénario (Dalva a été tourné pour 3 millions d’euros, ndlr). Cet argent, on a décidé de l’investir dans du temps de tournage. On a tourné pendant 42 jours, ce qui est très long pour un premier film.

Est-ce qu’on sent plus de responsabilité sur ses épaules quand on tourne avec des enfants ?

On sent surtout cette responsabilité avec des jeunes qui n’ont jamais fait l’expérience de la caméra. Travailler avec un casting sauvage peut s’avérer particulièrement compliqué. Chacun doit avoir toutes les cartes en main et se sentir légitime en plateau. Ça rejoint aussi la question du consentement. Il ne faut jamais rien forcer avec les jeunes. J’ai veillé à ne jamais recruter des gamins forcés par leurs parents à passer devant une caméra. De la même manière, j’ai fait lire le scénario à deux enfants sacrifiés de Forbach avec qui je me suis liée d’amitié. C’était bouleversant de les voir se regarder dans un miroir au fur et à mesure de l’écriture.

Comment le casting sauvage infuse-t-il votre travail de réalisatrice ?

En sortant de l’école de cinéma, deux réalisatrices m’ont proposé de faire du casting sauvage pour leur long-métrage. Je n’aurais jamais imaginé que ça me plairait autant ! On a l’impression que le monde nous appartient. Cette expérience m’a énormément servie pour Dalva. On a lancé le casting simultanément en France et en Belgique. Je savais exactement comment procéder pour aller chercher ma Dalva. Il fallait que ce soit une gamine issue de la classe moyenne un peu aisée, fine, avec une peau laiteuse et capable de s’exprimer avec un langage assez soutenu. J’ai déposé des annonces dans des centres équestres, des écoles de danse classique, des académies de théâtre, etc… Jusqu’à ce que je découvre Zelda Samson avec son saxophone.

Dans les premières minutes du film, on a du mal à deviner l’âge de Dalva. Elle peut avoir une dizaine comme une vingtaine d’années. Comment avez-vous réussi ce tour de force ?

Zelda Samson est extrêmement cinégénique de la même manière que Romy Schneider. Selon l’angle de la caméra, on peut lui donner dix comme vingt ans. On a beaucoup travaillé en amont les costumes, les maquillages et les coiffures pour la transformer. A la base, Zelda n’avait pas du tout le côté ultra gracieux et féminin de Dalva. Elle était plutôt du genre garçon manqué avec des cheveux en bataille, des sweats à capuche, etc. Déconstruire cette Dalva pour retrouver la personnalité brute de Zelda a été ensuite très jouissif.

En tournant Les 400 Coups, Truffaut disait avoir compris le besoin de « travailler avec un minimum de fiction pour rester très près de l’enfance. » Êtes-vous arrivée à la même conclusion avec Dalva ?

Dalva reste très fictionnel, avec peu de place pour l’improvisation. En revanche, on a pris le temps de relire chaque ligne de dialogue avec tous les comédiens pour changer des mots ou des tournures de phrase. Dalva n’a de part documentaire que dans son casting sauvage. Comme son personnage, Fanta (Samia, une amie de Dalva rencontrée au centre d’accueil, ndlr) est une fille sanguine qui a un rapport très compliqué à la féminité. Elle ne supporte pas qu’on la maquille ou de porter autre chose qu’un jogging. Lors de la présentation du film, elle s’est agrippée à mon bras, surtout pendant la séquence où on la voit dans une robe.

Vous n’érotisez jamais le corps de Dalva, même lorsqu’elle surjoue une certaine idée de la féminité.

Filmer le personnage de Dalva a été plutôt naturel. Ma cheffe opératrice, qui vient du documentaire, sait comment approcher la caméra d’un sujet d’une manière extrêmement pudique. Pour ma part, j’ai veillé à ce que le regard ne se fixe jamais sur la poitrine ou les fesses de Dalva. Le tournage a aussi été un moment très délicat pour Zelda, notamment parce que ses seins commençaient à pousser. Mon but, c’était de faire tout le contraire de Mignonnes. Dalva devait avoir la grâce d’une jeune femme, mais pas la vulgarité d’une Lolita.