EN PASSANT PÉCHO : le meilleur plan des années 2010

Avant le succès sur Netflix, En passant pécho a tout cassé sur YouTube avec ses rails de coke, ses pénis géants et ses punchlines devenues cultes pour toute une génération de fumeurs de oinjs. Retour sur l’histoire de la web-série la plus tripante des années 2010.

« La branlette c’est comme plein de trucs géniaux dont on peut jamais parler. Dragon Ball Z, le tuning, le rap français, le poppers, Gossip Girls. » Les rappeurs Rim’K et AP du 113 se tapent une barre. Projetées sur un coin de table à la mi-temps d’un match du PSG en Ligue des champions, les premières répliques d’En passant pécho ont raison d’eux : « C’est OK », ils acceptent de participer à la soirée de lancement des nouveaux épisodes de la web-série qui doit se tenir à la Bellevilloise, une salle de concert du 20e arrondissement parisien, en cette fin d’année 2013. Un petit événement pour bon nombre de stoners et de grands adolescents en quête de vannes graveleuses à déguster avachi sur un canapé, entre une partie de console et deux taffes sur une chaussette. La soirée d’une vie pour les réalisateurs Ken & Ryu, alias Pablo Bourriot et Julien Royal, qui n’en reviennent pas que leurs idoles de jeunesse répondent favorablement à leur proposition. Grands Princes de la ville, Rim’k et AP ne demandent même pas de cachet pour leur performance. 

Le film de boules est-il une drogue ?
« Julien et moi on s’est rencontrés à l’ESRA et ça faisait longtemps qu’on avait envie de bosser ensemble, rembobine Pablo Bourriot. L’idée de départ, c’était de faire une comédie dont les discussions tourneraient autour des films de boules et puis en cherchant des ressorts comiques, on s’est dit que ça serait pas mal de placer nos personnages chez un dealer. C’est un lieu où il y a un fort mélange des classes sociales et en même temps, il y a une espèce d’inversion du rapport de force, c’est à dire qu’un petit mec de banlieue va pouvoir mettre à l’amende un mec qui a bac +8 ou qui gagne 20 000 euros par mois. » « Il nous arrivait toujours des trucs de ouf en passant pécho », ajoute Louis Cahin, le coloc des deux réalisateurs, qui signe les storyboards de la série. Nous sommes alors en 2011, DSK est arrêté à New York, le Japon est frappé par la catastrophe de Fukushima mais c’est bien l’arrivée fracassante des Youtubeurs sur la toile qui est sur toutes les lèvres de la jeunesse française, Norman passe même le million de vues avec son sketch sur les bilingues. « Ça a fait tilt, plus besoin de démarcher les producteurs, les diffuseurs, on avait envie de faire quelque chose que les chaînes de télé n’achèteraient jamais. Après, les Youtubeurs, les ‟abonne-toi !ˮ à la fin de la vidéo… c’était pas du tout notre délire, on regardait même un peu ça de haut », avoue Julien Royal. Pas question non plus d’entrecouper leurs créations par de la pub, qui commence pourtant à devenir le modèle économique de la plateforme. « Le mot d’ordre c’était : on s’en bat les couilles », résume Louis Cahin. 

En passant pécho (2012)

Les premiers épisodes sont financés avec les salaires de la Bellevilloise, où bossent Julien et Pablo derrière le bar. Avec une poignée de membres du staff en guise d’équipe technique. « Le lieu a participé à l’aventure dès le début, notent les réalisateurs. C’est lorsqu’ils ont eu l’idée d’une fête où chaque employé devait venir montrer son talent sur scène qu’on s’est retrouvé à avoir une date butoir pour tourner. » La fine équipe pose sa caméra dans la chambre de bonne de Pablo. « Comme le plateau était carrément réduit, on s’est dit qu’il fallait énormément de choses à voir sur chaque plan, qu’un mec qui regarde l’épisode 200 fois puisse encore trouver des nouvelles choses à chaque visionnage, se souvient le locataire des lieux. Le mur derrière le client, c’est que des références qu’on aime bien mais dont on a un peu honte : Le Grand TournoiYamakasi, Vincent Lagaf’… De l’autre côté, on voulait que ce soit la chambre d’enfant dont on a tous rêvé, avec des posters et des consoles de toutes les époques. » Les Tortues Ninja et la NES côtoient alors de grands rails de coke, un cocktail enfant-ado-adulte explosif. « On savait aussi qu’on allait faire plein de plans sur la table parce que chez un dealer, ou quand tu passes une soirée à fumer des oinjs, c’est là que tout se passe. L’idée de base, c’était de la couvrir d’images des pires mecs possibles et puis c’est devenu un collage pop culture incompréhensible où Kadhafi côtoie Loana et le fond d’écran Windows 95. » Malgré tous les efforts à la déco, le premier tournage s’avère catastrophique. « C’était le bordel, on n’avait pas de découpage, pas de plan de travail, on fait même pas la moitié des prises dans la journée », raconte Pablo. L’ingénieur du son oublie les piles de son enregistreur et le premier assistant plante le scooter d’un des acteurs en allant en chercher. Le soir même, les réalisateurs effacent tous les rushs, sans faire exprès, ce qui ressemble fatalement à un acte manqué. « On s’est dit : nique sa mère, on rappelle tout le monde, sachant que personne n’était payé. Heureusement, les gens sont chauds et on retourne l’épisode. »

Cokeman fait des vidéos
Les réalisateurs ont la chance de pouvoir compter sur des potes comme Nassim Si Ahmed, le comédien talentueux derrière le fou furieux Cokeman. « Nassim, c’est le mec qui me fait le plus rire sur terre, on se demandait même comment on allait être capables de le gérer », avoue Julien Royal. Serveur dans un club branché de Saint-Germain-des-Prés lorsqu’il n’est pas sur les plateaux de tournage, Nassim amène sur le projet le rappeur Will Wokup, rencontré lors d’un service, et Pablo Pauly, avec qui il vient de tourner la série Lascars diffusée sur Canal+. « C’est une sacrée tempête, quand il se met à hurler ou à mettre des coups de pression, il faut savoir l’encaisser. Respect à Pablo Pauly qui se prend des lasagnes et des crachats dans la gueule pas forcément prévus dans l’épisode 1 », commente le storyboarder Louis Cahin. « Nassim, c’est un warrior, confirme la cheffe décoratrice Alexia Rosanis. Il sniffait du sucre glace, mangeait des trucs dégueulasses, des grecs froids, l’acteur pas relou quoi. » 

En passant pécho (2012)

L’alchimie opère, la mode est à l’adolescence ingrate, crade et impitoyable. Pour trouver le ton, les réalisateurs s’inspirent de leur propre quotidien à Ménilmontant et de l’atmosphère chaotique qui caractérise leur vingtaine, quelque part entre l’impertinence des Lascars et l’autodérision des Beaux Gosses« Faut savoir qu’à l’époque, on était des petits cons, on bossait toute la semaine mais on faisait aussi beaucoup la fête », se souvient Pablo. Les réals vont même jusqu’à caster dans la série un de leurs fournisseurs de l’époque, le comédien Hedi Bouchenafa alias « Hedi les bons tuyaux ». « Avec Nassim, on s’était croisé comme figurants sur Un prophète mais j’avais jamais vraiment fait de cinéma, je me suis juste inspiré de ma propre vie, c’était les Cours Fleury pas les Cours Florent, plaisante l’intéressé. C’était vraiment un délire entre potes. Le plus dur c’était de ne pas rire sur le plateau. Sur certains épisodes on entend un chien aboyer mais en réalité c’est juste un ajout au montage pour couvrir nos rires », confesse Alexia Rosanis. Julien Royal précise : « L’idée c’était d’arriver à ce mélange trash entre des mecs qui vont avoir des discussions hyper crues, voire carrément hardcore, et en même temps qui n’ont absolument pas passé le stade de l’enfance. » Les réalisateurs ne se refusent rien : insultes salées, rythme effréné, gags à répétition et surtout beaucoup, beaucoup de pénis. « On a inventé des accessoires iconiques : le ‟zgegaku ˮ, le ‟lacrymospermeˮ, une bite géante de 1 m 50…,poursuit la cheffe déco. Je me suis retrouvée un million de fois dans des sex-shops à chercher la bonne taille de gode. » Quid de la drogue, alors ? « On était bien hein, élude Pablo en souriant. Bon on fumait des oinjs, en bossant dans les bars il y a un peu d’autres trucs qui arrivent, mais on n’était pas des tox non plus. On faisait la fête quoi. »

En passant pécho (2012)

Malgré cette ambiance DIY et insolente, pas question de renoncer à de vraies exigences cinématographiques, ni à une réflexion autour du contenu proposé. « L’idée c’était de bien bosser la mise en scène, ce qui était loin d’être le délire sur YouTube à l’époque », explique Pablo. Le pari fonctionne, malgré quelques bâtons dans les roues glissés par la plateforme. « YouTube nous censure et interdit la vidéo aux moins de 18 ans alors qu’on vient à peine d’atteindre les 10 000 vues, on s’est dit, ça y est, c’est mort… » Par chance, il en faut plus pour décourager les ados de l’époque, qui continuent à faire grimper le compteur et se balancent les expressions cultes de la série sur le parvis de tous les lycées. Nassim Si Ahmed est désormais reconnu dans la rue ou dans le métro par les contrôleurs RATP. En boîte, les fans les plus éméchés le supplient de leur cracher dessus. Puis vient la consécration ultime, la punchline « Je suis chaud Mireille » se retrouve sur un tee-shirt dans le clip aux millions de vues du moment, Le Monde ou Rien du duo PNL. « On a pété un câble ! », se souviennent les créateurs, drogués au rap français. L’aventure se poursuit, financée via le crowdfunding ou par des boîtes de production, jusqu’à arriver sur Netflix en 2021. « Au fur et à mesure des épisodes, on a eu de plus en plus de matos, c’est difficile de rester trash alors qu’on tourne dans les studios de Bry-sur-Marne à côté des Z’amours », commente Pablo Bourriot. Son partenaire tempère : « On est restés dans une démarche non censurable, non diffusable, quand Hedi demande à un iencli de prendre au feu à droite, à gauche et d’aller niquer sa mère, c’est une punchline de Rohff qu’on kiffait bien à l’époque. En mettant des ingrédients qui nous appartiennent, on s’est dit que la série ne pourrait jamais vraiment nous échapper. »

« Fais despi, fais despi »
Lors de grandes soirées organisées à la Bellevilloise pour fêter chaque épisode, Julien et Pablo jubilent, tout en faisant bien attention à cultiver un certain anonymat : l’un des deux réalisateurs n’est autre que le fils de Ségolène Royal et de François Hollande, alors président en exercice. « Cinq ans avant, il y avait eu des affaires avec le fils Sarkozy, je savais exactement ce qu’il ne fallait pas que je fasse, se souvient l’intéressé. Quand tu sors un épisode qui s’appelle ‟Le film de boule est-il une drogue ?ˮ en pleine campagne présidentielle, tu sais pas les conséquences que ça peut avoir, ça te rend hyper-parano… J’avais la boule au ventre qu’on lui ressorte en interview, mais ça n’est jamais arrivé. Je pense qu’au fond, les gens n’en avaient un peu rien à foutre. »

En passant pécho (2012)

S’ajoutent également les enjeux de la réception d’un format aussi décomplexé, qui tire tous azimuts. « La comédie c’est tellement mal vu en France, il n’y a rien de plus clivant. On a toujours su en faisant EPP que ça ne ferait pas rire tout le monde mais c’était peut-être la dernière époque avant que les gens commencent à se faire la guerre sur les réseaux sociaux, se remémore Julien. Le but, c’était que ça tue de rire nos potes ou les gens qui sont dans le même délire que nous. » La liberté de ton de la série surfe sur le chaos légal qu’est encore Internet à ce moment-là. « Ça s’appelait Youˮ Tube, tu postes ta vidéo puis on s’en fout, c’était pas institutionnalisé, commente Louis Cahin. On n’attendait pas de nous qu’on éduque les gens avec cette série. Après, on ne joue pas les hérauts de la liberté d’expression : s’il y a des gens que ça blesse, on peut toujours enlever. » « C’était beaucoup trop taré pour que ce soit une apologie de la drogue. L’important c’est qu’à terme, Hedi et Cokeman passent pour des minables », ajoute le storyboarder. Alexia Rosanis se rappelle aussi les enjeux autour de la sexualité, omniprésente dans la série : « Ça aurait pu être très glauque mais tout le challenge était d’enlever le côté porno, l’idée c’est que ça soit très coloré, drôle sans jamais être vulgaire. D’ailleurs, pour moi, Cokeman a la mentalité d’un enfant de 5 ans, pas d’un vieux routard dégueulasse. » Quant à la place de la femme dans ce contenu ultra-masculin ? « C’est sûr que la série ne défend pas vraiment les femmes… De toute façon c’était un truc de potes, entre mecs, c’est vrai, admet la cheffe déco. J’étais quand même là pour lire les différentes versions des scénarios et j’ai toujours dit à Julien : ‟Il faut mettre une femme, il faut qu’elle mette la misère à Cokeman !ˮ Les scènes où Mireille (Manon Azem, qui officie à l’époque en tant que voix française de la beaucoup plus sage Hermione Granger dans la saga Harry Potterlui crache dessus, ça venait de nos discussions, c’était vraiment cool de l’avoir. »

Pourrait-on encore passer pécho en 2023 ?
Reste la question ultime : un contenu aussi fou pourrait-il marcher aujourd’hui ? « J’ai l’impression que la place pour faire des courts métrages bien barrés sur YouTube est encore libre », note Pablo. « Je pense qu’on pourrait avoir du succès, mais très rapidement il y aurait des problèmes, argumente son coréalisateur. Aujourd’hui tu fais un truc comme ça, tu sais tout de suite que tu vas te manger des foudres, alors qu’à l’époque il y avait encore ce délire de roue libre, tu te prenais moins la tête sur qui tu risquais de heurter. » Leur ancien coloc, lui, est encore plus tranché : « Aujourd’hui ? C’est mort ! Il faudrait sûrement écrire en conséquence. Même sur YouTube, tu dis un gros mot, c’est bipé. Imagine, En passant pécho, bipé ? » Pour autant, la série conserve son statut de golden moment des années 2010, aux côtés des vidéos du Studio Bagel ou du Palmashow. « Les gens se souviennent des dialogues par cœur comme si c’était des punchlines de rap», commente Will Wokup, qui incarne Weedman dans les deux premiers épisodes. « Nassim me parle des gens qui l’arrêtent dans la rue et c’est aussi bien des bourges que des cailleras», ajoute Julien. L’essentiel est là, peu importe comment vieillit leur humour trash et décomplexé. Les acteurs et actrices de la série enchaînent aujourd’hui dans tous les registres, drames ou comédies. Pablo Pauly, qui se faisait cracher dessus dans le premier épisode, se paye même le luxe d’ouvrir The French Dispatch de Wes Anderson et sa farandole de vedettes. L’occasion pour Hedi Bouchenafa de nous donner un dernier bon tuyau : « Comme quoi, avec la drogue, on peut faire quelque chose ! »

Article paru dans Sofilm n°98. Tous propos recueillis par L.H. et L.A.