EUPHORIA : Jules vue par des femmes transgenres
Elles ont entre 15 et 30 ans et sont transgenres. Forcément, elles ne sont pas passées à côté de la série Euphoria, teen drama créé par Sam Levinson pour HBO, dans une esthétique fluorescente et torturée de clip de rap stoner. Vrai phénomène générationnel et critique, Euphoria suit l’histoire fusionnelle de deux lycéennes : Rue (Zendaya) en proie à diverses addictions, et Jules (Hunter Schafer), jeune fille transgenre fraîchement débarquée au lycée. Alors, un petit pas pour l’homme cis, un grand pour la cause transgenre ? Voici leur analyse.
« On n’a pas besoin de voir qu’une personne trans est trans »
Olivia, 27 ans (Paris)
« J’avais entendu parler de la série et je savais qu’il y avait un personnage trans, du coup ça m’a intriguée et je l’ai regardée avec mon copain. Je ne m’attendais pas à m’identifier au personnage de Jules, et je dirais que ça n’a pas été le cas, mais elle m’a plu. Son côté naïf quand elle veut rencontrer des hommes par Internet et qui se fait avoir, je peux dire que moi aussi en tant que femme trans, ce genre de choses m’arrivait à mes débuts. Quant à son histoire avec Rue, j’aime bien que l’on montre qu’une femme trans peut avoir une sexualité plus ouverte qu’avec un homme hétéro, voire être bisexuelle avec une femme cisgenre. Dans la vraie vie, il y a pas mal de personnes qui pensent qu’une femme trans est forcément à la recherche d’hommes. Et là-dessus aussi, je peux m’identifier à elle car je ne suis pas fermée complètement.
Certaines personnes pourraient dire qu’elle est représentée de manière trop hétéro-normative puisqu’on ne parle pas suffisamment de certaines choses comme la transphobie. C’est vrai que le personnage a été complètement normalisé, mais ça ne m’a pas dérangée. Et puis il y a pas mal de détails : on parle de ses hormones, etc.
J’ai plusieurs amis de la communauté queerqui se sont dits : « Il y a un personnage trans, joué par une actrice trans, déjà c’est un grand pas. » Mais à mon avis, on n’a pas besoin de voir forcément qu’une personne trans est trans ! Ni de choisir une actrice qui a forcément un petit côté masculin. Bon, on peut se dire que l’actrice est trop parfaite : oui, elle est blanche et elle est presque comme une femme cisgenre avec tous les atouts qu’il faut pour être modèle, d’ailleurs elle fait pas mal de défilés.
Par ailleurs, on voit vraiment que c’est une représentation de la génération Z qui a pas mal d’avance sur le sujet de la transition, surtout en Amérique. Aux US, avant 16 ans, on peut avoir les bloqueurs de testostérone pour les filles, ce qui est extrêmement rare ailleurs. Pour cette génération, c’est peut-être devenu simple et normal de vivre sa transition comme ça. J’imagine qu’il doit y avoir maintenant des ados trans qui peuvent aller au lycée comme Jules en étant totalement acceptées mais ce n’est pas mon parcours à moi. Ici en France, on n’en est pas encore là. »
« J’avais, comme Jules, ce besoin d’être validée par les hommes »
Joanna, 27 ans (Paris)
« J’ai été touchée par Jules. En particulier dans l’épisode bonus, où elle est en thérapie. Il y a toutes ces histoires par rapport au genre qui sont mises sur le tapis. En tant que femme trans qui a commencé sa transition il n’y a pas très longtemps – ça fait un an –, entendre que la masculinité n’est pas tant un problème dans la transition, c’est une bonne chose, ça aide. Et puis, le fait de considérer la transidentité comme une expérience spirituelle, c’est un thème qui me parle particulièrement. Je me suis vraiment reconnue dans l’adolescente que j’ai été, parce que je voulais déjà transitionner quand j’avais 15 ans, mais j’en ai été empêchée par mon père. J’ai attendu pas mal d’années avant de pouvoir me lancer. Et j’avais, comme Jules, ce besoin d’être validée par les hommes. C’est assez fréquent chez pas mal de femmes trans.
Après, il y a quelque chose d’un peu dérangeant : Jules, c’est un peu les « 1 % » des personnes trans qui ont toutes les possibilités de mener leur transition à bien. Elle n’a pas l’air d’avoir de problèmes d’argent et peut faire à peu près tout ce qu’elle veut dans la vie : elle part faire une carrière artistique, elle n’a pas l’air de devoir beaucoup se battre pour ses choix. En tant que personne trans, on voudrait avoir ça, c’est un peu l’idéal. Aussi, non seulement elle est très féminine, mais elle correspond à des canons de beauté. C’est vraiment rare et finalement, j’ai ressenti un malaise, je me suis demandé : “Je ne suis pas comme elle, est-ce que je vaux quand même quelque chose ?”
Je ne pense pas que cette série-là fasse comprendre la complexité de la transition. Parce que finalement, on ne voit pas celle de Jules. On la voit passer d’enfant – qui est déjà extrêmement fem – à femme. Au niveau du développement psychologique, oui, on sent qu’il y a quelque chose qui change, mais du point de vue physique, ce n’est pas encore ça. Pour moi par exemple, les effets des hormones et de la chirurgie vont s’étaler sur 3 à 6 ans avant que je ne me sente réellement à l’aise dans mon corps. Après, si j’avais connu ce personnage jeune, je pense que je n’aurais pas hésité. J’aurais poussé pour faire ma transition. Parce que je n’avais pas du tout ces représentations-là il y a dix ans. Tout ce qu’on avait, c’était de l’humour violent. »
« On oublie souvent qu’une fille transgenre, ça reste une fille basique »
Jade, 23 ans (Paris)
« Ce que j’ai bien aimé, c’est qu’ils ont amené un personnage transgenre sans préciser qu’il est transgenre. Il faut attendre un peu pour qu’ils en parlent. Au début, ils ont montré le personnage comme une femme lambda, en allant même jusqu’à la montrer en culotte avec son appareil génital apparent. Ils ont essayé d’instaurer une normalité comme si ce n’était pas important qu’elle soit trans, qu’on s’en foutait ! J’ai trouvé ça vachement intéressant. Après, quand ils ont décidé d’en parler, ils ont joué ça d’une manière fine, car ils l’ont fait en montrant sa vie d’avant. Pas juste en disant : « Elle est transgenre, c’est dur. »
Ceci dit, je me suis plus reconnue dans le personnage joué par Zendaya que dans Jules. Elle a quand même une facilité de vie assez hors normes pour une fille transgenre. On subit beaucoup de préjugés bien plus violents que ce qu’elle expérimente dans la série. Jules ne représentera pas d’autres filles, qui ont un moins bon passing[1] et s’en prennent beaucoup plus dans la gueule. Même si j’ai eu la même histoire que Jules :[Marianne1] je n’ai pas vraiment subi de grosses discriminations. À part ma voix, physiquement, je passe plutôt bien. Après, je la trouve assez fade, un peu lisse mais ce que j’ai bien aimé, c’est son naturel, sa façon de s’en foutre. Elle a d’autres problèmes dans la vie que sa transidentité.
C’est important qu’une femme trans soit jouée par une femme trans parce qu’une femme trans n’est pas un homme ! Moi, quand j’ai démarré ma transition, il n’y avait pas de séries où l’on en parlait. Aujourd’hui, les gens savent de mieux en mieux ce que c’est, et tout ça, c’est grâce aux séries et à la médiatisation, que ce soit des influenceuses transgenres, des actrices, etc. Après, la prochaine étape, c’est une meuf trans qui joue une meuf cis ! Moi, c’est le film The Danish Girl qui m’a fait comprendre que les transgenres existaient et que c’était possible de changer. Avant, dans ma petite campagne bourguignonne, pour moi, une personne transgenre, c’était le bois de Boulogne ! J’étais totalement désinformée sur le sujet. Tomber sur une œuvre comme Euphoria, ça m’aurait aidée et j’aurais peut-être commencé ma transition beaucoup plus tôt. »
« Grâce à Jules, je me suis dit : “On peut être une meuf trans et avoir une vie normale” »
Sofia, 25 ans (Paris)
« Jules m’a aidée dans mon choix de transition et mon rapport à mon genre. Je me sentais proche de ce personnage. Les représentations des femmes trans dans les médias, ça va être soit la femme trans très sexualisée, qui va souvent être travailleuse du sexe – un truc très, très loin de ma réalité – soit la femme trans pathétique, qui subit beaucoup de violence, qui n’arrive pas du tout à avoir de passing, dont on se moque. Moi, je ne me disais pas forcément que j’étais trans, parce que je me disais : « Si c’est ça être trans, je ne sais pas trop où me situer. » Grâce à Jules, je me suis dit : « On peut être une meuf trans et avoir une vie normale. » Après, elle a des troubles psy, mais elle a une vie assez banale dans le sens où elle est intégrée socialement.
Mais ce qu’elle est, est aussi inatteignable. Parce qu’elle a eu accès à des bloqueurs de puberté, elle n’a pas eu à faire de transition post-testostérone. Dans un épisode, on la voit torse nu et ça m’a donné une crise de dysphorie. Elle est blanche, elle est mince, elle est valide. C’est une femme hyper-privilégiée. L’expérience de la transidentité, c’est quand même plus une expérience de rejet, de violences, même dans la famille, en tout cas de trucs un peu ambigus. C’est rarement ce qu’on voit là. Mais par conséquent, cette série peut aussi aider à ce que ça bouge dans ce sens-là, aider à normaliser la transidentité. On représente une femme trans sans que ce soit le sujet principal de sa vie, et ça, c’est très chouette. C’est un truc que j’aurais bien aimé montrer à mes parents pour qu’ils découvrent une représentation d’une femme trans qui n’est pas forcément malheureuse. Je pense que c’est important qu’on ait plus de récits comme ça, moins misérabilistes.
Par rapport à l’épisode en thérapie, j’ai été vachement surprise, j’ai trouvé ça précieux que Jules ose parler de la question de la dé-transition, qui est plutôt un sujet que l’on aborde de façon intra-communautaire, parce qu’on ne peut pas trop montrer cette fragilité-là, avec toutes les attaques que l’on subit. Mais après, je trouvais ça un peu indécent de sa part aussi, parce qu’elle n’a pas vécu la puberté sous testostérone, et peut-être qu’elle n’a pas conscience de la violence que ça peut être. Du coup, de sa position, c’est un peu facile de dire qu’elle aurait aimé connaître ça. »
« Je sens les séquelles d’une société cis-normée »
Yasmine
« D’une certaine façon, Euphoria semble assez unique pour la représentation trans. C’est une œuvre fictionnelle où la transidentité n’est pas abordée, ou du moins de façon non problématisée, à part dans l’épisode spécial sur Jules. Ce qui interroge. Par exemple, je ne crois pas avoir le souvenir d’avoir entendu le mot “trans”. Mon sentiment est que la question n’était pas soulevée. C’est un bon point, car on espère voir des femmes trans à l’écran sans qu’on s’en serve pour parler de transidentité. Mais nous ne sommes pas que ça et cet effet de loupe sur notre transidentité a un aspect déshumanisant assez paradoxal. Mon vécu trans, ça n’est pas “une histoire de trans”, il est entremêlé d’autres choses, comme ma racisation. Ces amas d’identités font bloc et interagissent en permanence.
Dans l’épisode spécial sur Jules. Elle y parle beaucoup de sa transition, et c’est la première fois dans toute la série qu’elle le fait. Pourtant, les questions qu’elle se pose, ses doutes, je ne les ai jamais vécus moi-même. Mais je pouvais assez bien me retrouver dans son sentiment, de l’aliénation du vécu trans qui nous fait nous poser trop de questions, d’une certaine perte de repères. Je sens les séquelles d’une société cis-normée. Dans un tel système, les femmes trans trouveront toujours un terrain propice au doute. On aimerait voir des femmes trans qui pourraient faire autre chose que s’engueuler avec leur père.
Mais même si cet épisode sur Jules semblait aborder la question de façon originale, un écueil demeure. Dans le fond, il faudrait faire des films et des séries presque improvisés, où des femmes trans se retrouveraient à exprimer par hasard, elles-mêmes, leurs propres pensées sur leur condition. Et pourquoi pas les capter par des gestes. Comme si, après 60 ans, il fallait faire une seconde Nouvelle Vague. »
« Le personnage de Jules n’est pas ouvertement politique »
Allie, 23 ans (New York)
« Jules me fait penser à mon petit ami du lycée (qui n’était pas vraiment mon petit ami). Elle et lui ont la même bravoure, la même capacité à se démarquer sans se soucier de ce que les autres vont penser d’eux. Par rapport à la relation Jules-Rue, j’étais vraiment comme Rue : amoureuse de mon meilleur ami mais incapable de le reconnaître. Cependant, c’était pour une autre raison que dans la série : lui et moi vivions dans la communauté hassidique, plutôt sectaire, dans une école pour garçons où les concepts mêmes de sexe et d’amour n’existaient pas. Tout comme Rue, ne pas savoir si mes sentiments étaient réciproques me rendait folle. Tout comme Rue, ma survie dépendait de cette relation. Quand je pense à Jules, ce que je ressens principalement, c’est de l’envie. Je suis jalouse du fait qu’elle ait pu transitionner durant l’adolescence. Je suis jalouse de sa patience et de son sens de la mode. Je suis jalouse de la réussite de son passing.
L’épisode special montre bien comment se déroule une séance de thérapie. Quant à la partie où Jules parle de dé-transition, ça ne m’a pas dérangée, car Jules n’est pas juste une caricature de personne trans. J’ai compris son raisonnement. Pour Jules, la féminisation de son corps était très étroitement liée à son besoin de devenir un objet de désir pour les hommes. Et elle avait besoin de s’éloigner de tout ça. Après, le personnage de Jules n’est pas ouvertement politique. Mais rien qu’exister, quand on est à la marge, c’est malheureusement politique en soi. Je pense qu’Euphoria s’en est très bien sorti avec le personnage de Jules. J’ai adoré qu’on puisse voir les contours de son pénis quand elle est en sous-vêtements. Elle n’a pas fait de « tucking » ou essayé de le cacher. Ce n’était pas fétichisé. Il était là, comme une simple partie de son corps, quelque chose dont elle n’avait pas honte. »