EUREKA de Lisandro Alonso

L’Argentin Lisandro Alonso n’a pas son pareil pour survoler les genres et les époques. Passant des codes classiques du western fordien à une contemplation éthérée de la forêt amazonienne, il interroge le statut de « l’autochtone » dans un voyage mystique en territoires amérindiens. Accrochez vos ceintures.

La caméra se pose tout d’abord en 1870, dans le décor d’un western en noir et blanc où Viggo Mortensen, outlaw débonnaire, croise Chiara Mastroianni, shérif de la ville. Rapidement, Mastroianni n’est plus shérif mais une actrice étrangère, perdue dans la réserve indigène de Pine Ridge et sauvée d’une panne de voiture en bord de route par Alaina, l’officière de police désabusée en pleine tournée de nuit dans la misère amérindienne du Dakota du Sud. La pérégrination routière puis filmique traverse le temps et les frontières, et nous mène finalement dans un village indigène du Brésil des années 80, où les autochtones rencontrent des braconniers. Pour qui sait faire preuve de souplesse, la narration et son élasticité captivante vous happe à coups de longs plans fixes, liés comme une chanson de « trois petits chats, chapeau de paille… » : un tournage nous mène à une policière, qui nous mène à un oiseau qui nous mène à un chercheur d’or…

À vol d’oiseau
Alonso s’incarne à l’écran dans le rôle de l’oiseau migrateur, volant d’un paysage à un autre pour observer les lieux et ceux qui les habitent depuis longtemps : les indigènes. « Dans mes films, on en apprend davantage sur un personnage en observant l’environnement dans lequel il vit que s’il se mettait à le raconter lui-même en détail. » Antiréaliste au possible, Eureka raconte pourtant des bribes de vies enracinées, presque à la manière d’un documentariste botanique, effleurant un élément de paysage en détail avant de s’envoler vers un autre. Dans la réserve de Pine Ridge mais également dans la forêt amazonienne – où le réalisateur et son équipe sont restés plus d’un an – Alonso rencontre les tribus, et propose à certain.e.s (Alaina et Sadie) de jouer dans son film. Tous finissent par incarner la plupart des personnages non blancs d’Eureka.
La mise en scène d’Alonso, à la fois référencée et libre, cite les classiques du western hollywoodien mais se place dans la mouvance moderne d’un slow cinéma à la Kelly Reichardt dans les grandes plaines américaines ou Apichatpong Weerasethakul filmant les forêts tropicales. Avec sa photographie 35 mm lumineuse et précise, Alonso porte un regard ni exotisant, ni ethnographique sur ceux que l’on ne représente pas, ou pas de la bonne manière. Dans une scène de plus de quinze minutes, on se laisse ainsi emporter dans une séquence de « psychanalyse » au milieu d’une clairière chez une tribu d’Amazonie brésilienne. Chacun raconte ses songes, ses paysages, la vie de ses ancêtres et de sa terre. La question de l’appartenance à une terre traverse le film. Fils d’agriculteurs, le réalisateur argentin entretient un rapport puissant au territoire à travers des scènes de la vie indigène, entre adaptations et refus de la colonisation, exploitation de la nature (la recherche de minerais en Amazonie), compréhension de son héritage, déplacement et migration. Lisandro Alonso manie adroitement des problématiques esthétiques, identitaires et écologiques très actuelles, sans se départir d’une forme de mystère et d’envoûtement qui lui est propre.


Chronique à retrouver dans Sofilm n°101, en kiosque !