EVA GREEN : « Les personnages de jeunes premières, ce n’était pas pour moi »
Au simple « Allô ? » à l’autre bout du fil, on reconnaît sa voix ténébreuse. De Casino Royale à Miss Peregrine, ses rôles de femmes indomptables cachent une actrice timide, et qui l’assume. De son cocon londonien, Eva Green cherche parfois ses mots pour évoquer sa carrière, et la catharsis du métier d’actrice. À l’affiche du méga-reboot des Trois Mousquetaires (en salles ce 5 avril), elle incarne une Milady plus machiavélique que jamais. Rencontre.
Vous n’aimez pas trop qu’on réduise vos personnages à des femmes fatales, mais le personnage de Milady en est un peu la quintessence. Qu’est-ce qui vous a attirée ?
Ça s’est joué à la lecture du scénario. Ce serait prétentieux de ma part de dire que j’aurais refusé Milady si elle avait été trop fidèle au roman, parce que c’est un personnage iconique et mystique. Dans le premier volet, elle a ce côté femme fatale, mais ce que j’aime beaucoup, c’est qu’on comprend pourquoi elle est devenue Milady. Elle est plus humaine, notamment au travers d’une blessure amoureuse de son passé. C’est une nouvelle Milady, qu’on n’a pas encore vue. On saisit ce qui fait d’elle une femme libre et indépendante.
Martin Bourboulon a voulu en faire un personnage plus guerrier aussi…
Pour moi, le défi était avant tout psychologique. Après, le challenge physique est toujours un luxe pour les acteurs. On avait des séances d’aïkido et d’entraînement à l’épée, le tout entouré de cascadeurs très pro. Je suis assez maladroite dans la vie, donc j’adore me pousser dans ce genre de disciplines. Ça aide aussi à trouver la force du personnage.
Il paraît que Vincent Cassel a milité pour que vous ayez le rôle ?
Je ne lui en ai jamais parlé. Je préparais une série avec lui pour Apple TV+ (Liaison, ndlr), et c’est là que mon agent m’a dit qu’il m’avait recommandée pour le rôle de Milady. Je ne le connaissais pas d’avant, donc c’était à la fois un peu bizarre et flatteur. En tout cas, c’est le bruit qui court, et je pense que c’est vrai.
Les Trois Mousquetaires, c’est aussi des retrouvailles avec Louis Garrel, après Innocents – The Dreamers de Bernardo Bertolucci. Un film sur une sexualité libérée et intense en plein mai 68. Ce n’était pas un peu fou comme premier rôle ?
J’ai recroisé Louis aux studios de Bry-sur-Marne pour Les Trois Mousquetaires, et c’était comme si on ne s’était jamais quittés. Il y a un lien très fort entre nous depuis Innocents, presque comme un frère et une sœur. Je me souviens du film comme si c’était hier. Avec toutes ces scènes de sexe, on se dirait que ce n’était pas évident, mais on faisait extrêmement confiance à Bernardo, et c’est grâce à lui que je suis encore dans ce métier. Avant le tournage, j’étais en train de me dire que le théâtre et le cinéma, ce n’était peut-être pas pour moi. Il m’a donné le goût de l’acting, et je l’en remercie. Par la suite, on a tous connu des plateaux où les jeux de pouvoir prennent le dessus. Mais ce n’était pas le cas ici. On n’avait pas peur du jugement, on « jouait à », comme des enfants. Peut-être que c’est à mettre sur le compte de notre jeunesse et de notre naïveté, mais ça nous donnait des papillons dans le ventre.
Pour les scènes de nudité ou de sexe, comment met-on à l’aise les comédiens, d’après vous ?
Déjà, on ne m’a jamais forcée à en faire. Pour moi, il faut que ce soit justifié dans l’histoire et pour le personnage. Pour Innocents, j’étais tellement fan du Dernier Tango à Paris que j’avais une foi inébranlable en Bernardo. Je savais que rien ne serait gratuit. Mais c’est vrai qu’une fois le film sorti, j’ai pris conscience du côté cru des scènes de sexe par les questions des journalistes. On ne me parlait que de ça, d’un air un peu choqué. J’étais tellement enfermée dans cette histoire que je ne m’en rendais plus compte.
Les coordinateurs d’intimité, vous trouvez ça bien ?
Personnellement, je trouve ça presque gênant. Si on travaille avec un réalisateur un peu pervers, je peux comprendre. Depuis #MeToo, l’industrie fait plus attention à ce genre de choses, mais c’est peut-être aller un peu loin, même si je ne devrais sans doute pas dire ça… C’est comme s’il y avait une troisième personne dans la scène, et on devient très conscient de soi. D’avoir quelqu’un qui répète en permanence « Ça va ? Ça va ? », ça me fait me demander si ça va réellement. En tout cas, ça ne me met pas du tout en confiance. Quand on rencontre un metteur en scène, c’est important de savoir qu’on pourra compter sur lui ou elle pour ce genre de scènes. Mais je sais aussi que beaucoup d’actrices ont eu moins de chance que moi. Je ne parle que de mon expérience.
Vous n’aviez pas ce feeling-là quand Lars von Trier vous a proposé le rôle principal d’Antéchrist ?
C’est-à-dire que j’ai posé des questions sur des scènes assez crues du film, et il ne l’a pas bien pris. Il voulait un lâcher-prise total, et après l’expérience de The Dreamers, ça ne me convenait pas. Il reste pour moi l’un des meilleurs réalisateurs sur cette planète, mais cette rencontre ne s’est pas bien passée. Je dois avouer que c’est un grand regret.
Casino Royale a propulsé votre carrière, mais vous avez d’abord refusé le rôle de VesperLynd, non ?
Je n’avais pas refusé. J’ai eu la prétention de ne pas vouloir auditionner à l’aveugle pour « une James Bond Girl. » Et puis, ils m’ont envoyé des morceaux du scénario, et là, j’ai vu qu’il y avait du corps, de belles scènes de jeu. J’ai accepté tout de suite, et j’ai passé quatre-cinq auditions. C’est sûr que c’est le rôle qui m’a fait connaître auprès du public, mais à l’époque, j’ai surtout vu le film comme une forte histoire d’amour.
Vous parlez souvent des personnages qui vous attirent comme de « femmes viriles ». C’est important, cette porosité des genres ?
J’aime surtout les personnages de femmes qui ont du courage. Dans la vie, je suis quelqu’un de très timide et de peureux. Je suis incapable de l’expliquer, je suis timide à un niveau maladif. Enfin, ça va mieux maintenant par rapport à mes années à l’école… J’aimerais être beaucoup plus à l’aise en public. Mais oui, il y a ce dédoublement que j’aime quand on me propose des rôles de femmes fortes. J’ai l’impression que tout mon sang circule dans mon corps. Je me sens plus ancrée avec ce genre de rôles, et sans doute que je devrais leur repiquer des trucs pour la vraie vie (rires). Je viens de retourner avec Martin Campbell pour Dirty Angels, où je joue une soldate américaine en Afghanistan. C’est le rôle le plus viril de ma vie, et c’est jubilatoire. Ça m’oblige à me reconnecter à mon côté masculin que je n’explore pas assez dans ma vraie vie. De toute façon, peu d’actrices aiment jouer les girlfriends. Je ne demande pas forcément des femmes viriles, mais au moins des femmes complexes.
C’est aussi vos années au Cours Eva Saint-Paul qui vous ont aidée à combattre cette timidité. Est-ce qu’il y a une pièce ou une scène qui a été un déclic particulier ?
Oh… Je lisais Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler. J’avais appris tout le monologue par cœur. C’est à la fois un rôle très tragique mais avec des notes plus comiques. J’aimais beaucoup jouer ça sur scène. C’était bizarre comme ton, surtout quand je devais jouer face au personnage de Dorsday, un vieux monsieur pervers qui lui demande de se dénuder pour de l’argent. On était justement loin de la femme fatale. Quand on est jeune acteur, on est très impatient en cours dramatique. On veut travailler tout de suite et ne pas perdre de temps. Mais les cours dramatiques, c’est l’opportunité de jouer à contre-emploi, de tester des choses, de se casser la gueule. C’est là que j’ai su que les personnages de jeunes premières, ce n’était pas pour moi. Mais j’ai pu m’essayer à Tchekhov, Musset, Shakespeare ou même Victor Hugo. Marie Tudor, j’ai adoré ça ! On sent l’électricité dans la salle. Si j’avais le courage de revenir au théâtre, j’adorerais rejouer ce type de grands personnages.
Qu’est-ce qui vous en empêche ?
Le trac. Ça me vient dès 15 heures quand je sais que je monte sur scène le soir. C’est mes démons, et c’est bête, parce qu’avec le théâtre, on a une réponse immédiate du public dans la salle. Au cinéma, il y a l’équipe, mais ce n’est pas pareil, et il y a le filet de la deuxième prise. Le théâtre, ça donne plus confiance à un acteur, surtout quand on joue un grand personnage. Ça nous reconnecte, ça nous oblige à rebrancher notre énergie dans la prise pour se recharger.
Vous avez fait trois films avec Tim Burton (DarkShadows, Miss Peregrine, Dumbo). Ça s’est passé comment votre première rencontre avec lui ?
J’étais étonnée parce qu’il ne voulait pas me faire passer d’essais [pour Dark Shadows, ndlr], alors que c’était le premier film que je faisais avec un accent américain. Je me souviens qu’il y avait un orage ce jour-là. Je me suis dit que c’était bon signe, en accord avec son univers (rires). En tant que fan, j’étais très intimidée, mais j’ai tout de suite adoré son énergie. Il était très touchant, très humble. Il parle beaucoup avec ses mains. À la rencontre suivante, j’ai pensé que j’allais auditionner, mais non. Il m’a donné directement le rôle. Comme je ne suis jamais très bonne aux essais, j’ai vu cette confiance comme un cadeau, d’autant plus pour un personnage aussi éloigné de moi. Il ne m’a pas expliqué ce choix, mais je pense que c’est quelqu’un de très instinctif.
Vous semblez, comme Johnny Depp, être devenue l’une de ses muses, qu’il transforme en personnage exubérant de cartoon…
Bizarrement, il nous permet de créer, et c’est sans filet. Le jour même, on ne sait pas forcément s’il va accepter ce qu’on propose. Moi, j’ai beaucoup communiqué avec lui par des images que je trouvais. C’est quelqu’un de très visuel, comme on peut s’en douter. Le costume et le look aident aussi à trouver une direction. On amorce à tâtons et il nous laisse très libre…
Il y a ce débat récent qui a été lancé aux États-Unis sur la légitimité des « Nepo babies », les enfants de célébrités. En tant que fille de Marlène Jobert, comment avez-vous géré cette pression au début de votre carrière ?
Je ne vais pas me plaindre, parce que j’ai eu de la chance dès le départ. En cours dramatique, je me souviens d’un garçon qui m’avait dit que j’avais plus de chances que tous les autres élèves réunis, parce que j’avais des contacts et que je trouverais un agent facilement. Ça ne peut que créer un complexe, parce que je voyais des gens super doués aux mêmes cours que moi. Mais après, il faut que ça dure. Le facteur chance ne suffit pas. Si on est mauvais, on est mauvais.
L’expérience de votre mère vous a servi ?
Comme elle me voyait très timide, ça l’inquiétait que j’emprunte cette voie. Mais elle m’a toujours soutenue, y compris quand j’ai lâché le système scolaire français en première pour aller étudier aux États-Unis. Et elle sait que ce métier est dingo. On se prend des claques sans arrêt, il y a des questions d’ego, de pouvoir, et beaucoup de rejet. C’est dur, mais c’est ça qui nous fortifie aussi. Ça aide à faire face à ses propres peurs.
Récemment, vous avez été en litige avec la société de production White Lantern qui refusait de vous payer le cachet prévu pour un projet de film annulé. Vous avez eu des mots violents envers certains membres de l’équipe (dans des conversations WhatsApp révélées au procès, ndlr), on vous a aussi accusée d’être en partie responsable du crash du film. Comment l’avez-vous vécu ?
J’aimerais vraiment dire quelque chose, mais malheureusement, le verdict n’a pas encore été rendu. C’est assez éprouvant, parce que je suis quelqu’un de très privé, et voir ces mensonges partout dans la presse, c’est très dur à lire, alors qu’on ne peut rien y faire. Beaucoup de mots ont été pris hors contexte. Pour faire les gros titres, faut que ça rapporte des sous. Ça serait ennuyeux de montrer que je suis une fille bien. Et comme les gens ne savent pas grand-chose sur moi, c’est très facile de raconter tout et n’importe quoi.