FERRARI de Michael Mann : Nos vies tiennent-elles entre les inserts d’un montage alterné ?

Ce sont des hommes dans une église, et d’autres, au même moment, le long d’une piste de course automobile. Tandis qu’Enzo Ferrari, capitaine d’industrie et féru de compétitions, écoute le prêtre prononcer son sermon, un pilote, sur la piste, se lance au volant d’un bolide rouge sang sur lequel l’entrepreneur italien fonde tous ses espoirs de réussite. Le dispositif est clair : imitant l’homme d’église qui, s’adressant à ses ouailles, dresse un parallèle audacieux entre la vie du Christ et celle des employés de l’entreprise Ferrari (lesquels œuvreraient, tels des saints, à la réussite de leur patron tout-puissant), le montage alterne images du prêche et plans du véhicule sur la piste, mariant ces deux espaces comme les deux face d’une même pièce. Pour le meilleur ? Oui, et aussi – comme souvent chez Michael Mann – pour le pire.

Qu’est-ce qu’un montage alterné réussi ? C’est une séquence qui voit deux scènes concomitantes évoluer non pas comme deux véhicules qui tenteraient de tirer leur épingle du jeu, mais au contraire s’alimenter, se colorer, voire se corrompre pour ne plus former qu’une seule et même idée. Ainsi, le discours du prêtre donne vite à la course des allures de parabole biblique, là où les images de la Ferrari fonçant à vive allure semblent faire remonter une odeur d’asphalte et de pétrole brûlé jusqu’à l’intérieur du temple religieux. Un coup de feu tiré au passage de l’engin annonce pour de bon le départ de la course contre la montre ? Voilà qu’Enzo Ferrari et ses bras-droits, entendant le signal depuis les bancs de l’église, sortent de leur poche leurs propres outils de mesures – montres, chronomètres – afin de calculer au dixième de seconde près la course du pilote. Notons-le : il suffirait d’un plan pour montrer le départ des aiguilles entre les mains de l’un des personnages, mais le montage, pris soudain de la même frénésie qui anime ces hommes obsédés par la vitesse, fait s’enchainer par trois fois des inserts de leurs mains enclenchant le départ de leur chronomètre. À croire que chacun vit, malgré tout, dans une temporalité qui lui est propre.

Adam Driver dans la peau d'Enzo Ferrari
Adam Driver dans le costume d’Enzo Ferrari

Les horlogers usent d’un terme technique savoureux pour évoquer les mécanismes sophistiqués qui agrémentent les montres de luxe : ils parlent de « complications ». Les complications, ce sont tous ces rouages que Ferrari et ses employés tentent d’améliorer pour remporter leur victoire contre le temps. Ce sont aussi les aléas de la vie d’Enzo, homme dont on comprend vite qu’il est aussi peu concentré face au sermon d’un prêtre que devant une scène d’opéra ; laquelle lui permettra surtout de se souvenir, là encore en montage alterné, de son passé adultérin et des conséquences de celui-ci sur sa vie de famille. Mais les complications, ce sont surtout celles qui s’abattront bientôt sur l’industriel et ses sbires quand le fameux bolide ira s’écraser, un pilote à son bord, sur le mur de sécurité de la piste d’entrainement, comme un sacrifice fait aux Dieux. L’esprit constamment ailleurs, traversant ce biopic avec des airs de croque-mort, Enzo Ferrari semble à la fois hanté par le destin de son entreprise et totalement résigné, sinon à foncer dans le mur, du moins à envoyer quelques-uns de ses soldats le faire à sa place. Plus on avance dans le film, plus les voitures de course de l’industriel prennent l’apparence de cercueils à moteur. Et ces plans répétés de mains serrant leur chronomètre dans l’église de se colorer a posteriori d’une teinte macabre : au fond, plus qu’un record de vitesse, ce que surveillaient ces hommes, les yeux rivés sur la course des aiguilles, n’était rien d’autre que le temps qu’il leur restait à vivre.


À découvrir dans le Sofilm n°102, actuellement en kiosque !