LES FEUILLES MORTES de Aki Kaurismäki

Prix du jury du dernier Festival de Cannes, le dernier bijou d’Aki Kaurismäki est une réponse inattendue aux angoisses de la guerre et aux misères du quotidien. Et si le plus désespéré des cinéastes européens était devenu un incurable optimiste ?

C’est un film qui n’aurait pas dû exister. En 2017, le réalisateur finlandais avait annoncé son intention d’arrêter le cinéma : « Je suis fatigué, je veux commencer à vivre. Enfin. » Qu’est-ce qui pousse un homme aussi tranché à revenir sur une telle décision ? Réponse étonnante : une frontière. Celle qui sépare la fragile Finlande de la puissante Russie et de l’autocrate sanguinaire à sa tête. Poutine, inspirateur malgré lui du film le plus doux et le plus mélodieux d’Aki Kaurismäki ? « Mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles m’a enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité et l’espoir en l’autre. » Que peut un poète contre l’angoisse du bruit des bottes ? Sûrement pas appeler à prendre les armes. Imitant son héroïne Ansa qui, écœurée d’entendre l’affolante litanie des catastrophes militaires et humaines, bascule sa radio sur des ondes plus musicales, Kaurismäki propose de changer d’air. Comme réponse à la guerre, il suggère tout simplement… de tomber amoureux.

Sans un bruit

Si Ansa a tout d’une âme généreuse avec qui on voudrait finir sa vie, ce n’est pas vraiment le cas d’Holappa, son très imparfait alter ego masculin rencontré dans un karaoké. Taiseux, buté, notre « héros » gâche le peu de charme que lui confèrent ses airs de chien battu en se noyant dans une consommation d’alcool excessive. Et c’est avec cet énergumène qu’on devrait oublier la guerre ? Oui, nous dit le film, qui comme son héroïne observe les maladresses d’Holappa avec inquiétude, certes, mais sans jamais perdre patience. Soulignant avec quelle cruelle facilité les joies les plus simples, comme le don d’un numéro de téléphone griffonné sur un papier, peuvent être balayées d’un simple coup de vent, le film égrène les scènes de déambulations dans les rues d’Helsinki où nos deux héros ne cessent de se chercher. Se dessine une cartographie des espoirs déçus et de ces coups d’œil qu’on jette par-dessus l’épaule, sans vraiment y croire, mais quand même un peu. C’est que, dans les histoires d’amour, les plus beaux moments sont souvent ceux qui voient les amants enchaîner les déconvenues comme s’ils étaient victimes de quelques mauvais génies. « La vie », disait la chanson de Prévert qui inspire son titre au film, « sépare ceux qui s’aiment, tout doucement, sans faire de bruit. » Tendant un miroir littéralement brisé à Holappa, c’est Kaurismäki lui-même, célèbre pour ses excès d’ivresse, qui dresse ici son autocritique. On comprend alors que la véritable épreuve à affronter, c’est cette satanée bouteille d’alcool, laquelle tourmente un Holappa certes à court de sommeil, mais pas totalement, on le verra, d’espoir. C’est là la beauté du film : ne jamais céder au découragement et faire du combat contre l’alcoolisme un héroïsme digne des plus hauts faits d’armes. Il faut beaucoup de passion, nous dit Kaurismäki, pour se sauver de soi-même.