GHOST DOG : LA VOIE DU SAMOURAÏ de Jim Jarmusch

Ghost Dog revient dans les bacs le 23 novembre avec une nouvelle édition blu-ray (issue de la restauration 4K supervisée par Jim Jarmusch), accompagnée de nombreux bonus. Plus de 20 ans après sa sortie, ce film culte à la croisée des genres n’a pas pris une ride et mérite largement de ressusciter les fantômes du passé.   

Dans une interview pour Filmmaker en 2000, Jarmusch définissait Ghost Dog comme « un film de gangster, samouraï, hip-hop, western oriental. » Vaste programme et bon résumé. Car effectivement on y retrouve tout ça. D’abord, les gangsters. Tueur à gage, le Ghost Dog travaille avec un petit groupe d’Italiens mafieux. Lunettes teintées, gros cigares et sens de l’honneur : les bases sont posées. L’intrigue démarre sous prétexte d’un manquement du protagoniste au code moral de ces terreurs du quartier. Partant de là, Jarmusch enchaîne les séquences qui réinvestissent les codes du genre, de la réunion d’affaires autour d’une table ronde en passant par les tueries dans les fauteuils en cuir. Des codes qu’il n’hésite pas non plus à pasticher, par exemple en insérant des extraits de cartoons (Betty Boop, Itchy et Scratchy, Woody Woodpecker…) au cœur même des scènes d’action. 

Ghost Dog : la Voie du samouraï (1999)

Ensuite, les samouraïs. Jarmusch revendique plusieurs influences, et notamment celle de Melville. En plus du titre, les références au Samouraï sont multiples. Delon vivait avec un canari ? Whitaker ne quitte pas ses fidèles pigeons. Jarmusch réplique également la scène finale avec un pistolet non chargé. « J’ai toujours aimé les films de Melville. Sa façon de raconter les histoires traversait les cultures. Même si ses films sont très français, les gangsters sont toujours habillés à l’américaine, conduisant d’énormes voitures dans Paris. Dans ses films, il y avait une blague récurrente : les tueurs portaient les gants blancs du monteur du film. J’ai utilisé ça dans Ghost Dog. » expliquait-il dans Venice Magazine en 2000. Il cite également La Marque du tueur de Seijun Suzuki, film si décalé qu’il a valu à son réalisateur d’être persona non grata des studios japonais pendant dix ans. Autre inspiration centrale, et bien plus ancienne : le Hagakure, code d’honneur des guerriers japonais rédigé au XVIIIe siècle que le Ghost Dog trimballe en permanence et dont on retrouve des extraits en carton à l’écran. 

Ghost Dog : la Voie du samouraï (1999)

L’œuf ou la poule, le film ou la BO 
Côté hip-hop, l’ambiance sonore fait presque tout le travail. RZA, leader du Wu-Tang Clan, a composé la bande-originale pour en faire un personnage à part entière du film. « Quand j’entame l’écriture d’un film, je cherche les disques qui vont plonger mon imagination dans l’atmosphère de l’histoire que je souhaite inventer, expliquait Jarmusch à Libération. Pour Ghost Dog, j’ai notamment écouté beaucoup de hip-hop, le Wu Tang Clan en particulier. » Il contacte alors RZA via des connaissances en commun, pour le convaincre de travailler ensemble. Débute une collaboration pour le moins originale : « Il [RZA] a regardé avec moi un bout-à-bout du film et a disparu pendant trois semaines. Puis il m’a appelé pour me fixer rendez-vous : « Retrouve-moi dans un van aux vitres fumées, à trois heures du matin, à l’intersection de la 52e et Broadway… » Il m’a donné une cassette et on a parlé de tout sauf de la musique. Il m’a laissé libre de placer ses compositions où bon me semblait. Pour des questions de détail, je lui envoyais parfois des cassettes du film à l’adresse du Manoir Wu Tang, ce repaire planqué dans le sud du New Jersey. J’avais les bons de livraison et lui ne recevait rien. Et puis au bout d’une semaine, il me téléphonait, il les avait « retrouvées dans les buissons », il ne pouvait pas les regarder parce qu’elles étaient trempées. « Ne t’inquiète pas, me disait-il, j’ai tout là-haut… » Il avait effectivement tout en tête, le rythme, les mouvements du film. RZA considérait que l’esprit du film était en lui. La musique en est sortie naturellement. » Le rappeur star fait d’ailleurs un caméo dans le film, en samouraï en treillis qui salue Ghost Dog. Timbo King et Dreddy Kruger, rappeurs membres de Royal Fam, apparaissent également lors d’un freestyle autour d’un camion de glace. 

Ghost Dog : la Voie du Samouraï (1999)

Contre toute attente, rap et samouraïs font bon ménage. Dans The Village Voice, Jarmusch raconte : « RZA et GZA (autre membre du Wu-Tang Clan, ndlr.) sont des encyclopédies de films d’arts martiaux. Ils ne se contentent pas de connaître chaque acteur ou réalisateur, ils savent qui a chorégraphié les scènes de baston, qui a fabriqué les décors, qui a fait ça ou ça. » Forest Whitaker, lui-même gosse de quartiers populaires du sud de Los Angeles et proche des milieux rap, s’est facilement retrouvé dans cet univers. « Comme dans le film, je me réfugiais dans la lecture et j’étudiais les arts martiaux, livrait-il dans Libé. Je vénérais La Sagesse du Kung Fu, livre qui m’a d’ailleurs accompagné sur le tournage de Ghost Dog… J’étais très solitaire, c’était ma nature. » 

Melting pot 

En fait, le personnage de Ghost Dog est le fruit d’une réflexion conjointe entre l’acteur et le réalisateur. « Je voulais faire un film avec Forest, donc il me fallait un personnage. J’ai pensé à Don Quichotte, à quelqu’un qui suit un code que plus personne ne considère » se rappelle-t-il dans Filmmaker. Forest Whitaker raconte que les deux hommes se sont rencontrés dans un magasin de caméras super 8 alors que Jarmusch travaillait au montage de son documentaire Year of the Horse. Dès lors, ils se retrouvaient chez Foster pour échanger, parfois pendant des heures, sur la philosophie, leurs codes moraux… Jusqu’au jour où Jarmusch s’est levé et a dit « C’est bon maintenant, je crois que j’en ai assez, je vais commencer à écrire. » Forest incarnait à la perfection la contradiction que Jarmusch souhaitait souligner chez Ghost Dog : un personnage à la fois vulnérable, mélancolique, et fort, physiquement comme spirituellement. Une fusion de douceur et de violence, un guerrier solitaire, sorte de cow-boy moderne et philosophe. D’où cette ambiance « western » revendiquée par Jarmusch. L’errance perpétuelle du colosse est ponctuée de traques, de gun fights et d’effusions de sang. 

Ghost Dog : la Voie du Samouraï (1999)

Plus qu’un mix des genres, le film est pensé comme « une synthèse ». « L’Amérique est une synthèse de nombreuses cultures différentes, et c’est de là que naît la beauté. (…) Ghost Dog lui-même est un personnage noir, qui vient de la ville, mais il suit le code d’un autre pays, d’un autre siècle. » développait Jarmusch, toujours dans Filmmaker. Italiens, Afro-américains, Amérindiens, Américains blancs… dans Ghost Dog, toutes les cultures se croisent, s’affrontent, et tentent d’entrer en contact. L’incarnation la plus fragrante de ces « chocs de culture » se trouve sûrement dans les échanges de Ghost Dog et de son meilleur ami, un vendeur de glaces haïtien qui ne parle que français. Jarmusch n’a volontairement pas fait sous-titrer les dialogues de Raymond le glacier (Isaach de Bankolé), laissant le spectateur dans la même incompréhension que Ghost Dog. Seul un public francophone aura donc le privilège de saisir l’intégralité de leurs conversations. À noter que dans la version doublée en français, le glacier parle yoruba, pour préserver ce jeu entre les deux hommes qui, malgré la barrière de la langue, sont sur la même longueur d’onde. Dans Ghost Dog, les glaces, les livres ou les pigeons, sont autant de moyens bien plus efficaces pour communiquer que les mots. Pas étonnant donc que 20 ans plus tard, dans une interview au Figaro, Forest Whitaker conclue : « Ghost Dog m’a appris le silence et le pouvoir d’une pensée qui vibre. »