HARVEY KEITEL : “Comme le diable, je suis parfois tombé bas”
– HARVEY KEITEL : “Comme le diable, je suis parfois tombé bas” –
Ce mois-ci à l'honneur chez notre partenaire FilmoTV, Harvey Keitel est devenu la trogne préférée du cinéma US qui sent l’indépendance. Alors que ressort en salles (en copie restaurée) le sulfureux Bad Lieutenant d'Abel Ferrara où il trouve probablement le plus beau rôle de sa carrière, il raconte son itinéraire de Brooklyn Kid sans rien omettre : l’armée, l’Actors Studio, son boulot de greffier, un blockbuster avorté et des envies de remettre le couvert avec son pote Scorsese. Par Gaétan Mathieu – Photos : Collection Christophe L.
On est sur la deuxième avenue à New York, à l’endroit où se trouve l’Anthology Film Archives. Ce bâtiment était le Palais de justice qui traitait les affaires criminelles du sud de Manhattan. Et c’est ici que vous avez travaillé comme greffier avant être acteur…
Oui, j’ai bossé ici pendant dix ans. J’étais jeune, je venais tout juste de rentrer de la Marine. C’était un travail extrêmement solitaire. Je passais mes journées sans parler à presque personne. Vous pouvez imaginez que par la suite, quand je suis devenu acteur, j’ai eu du mal à m’adapter au bavardage du métier… À cette époque, donc, j’ai travaillé pendant cinq ans pour la ville de New York, en particulier sur des affaires de drogues. Je me souviens qu’une fois, une des personnes condamnées était un ami, Jenkins. Lui, je l’avais rencontré pendant mes années dans la Marine. Nos regards se sont croisés, on s’est fait un signe de la tête. Ensuite, ils l’ont embarqué. J’ai essayé de le retrouver dans les tombes (surnom donné alors aux prisons new-yorkaise, ndlr), mais je ne l’ai jamais revu de ma vie.
Si le cinéma n’était pas arrivé dans votre vie, vous auriez pu finir comme lui ?
(Il réfléchit) Je ne sais pas. Mais c’est vrai que pendant longtemps, j’ai eu du mal à trouver un sens à ma vie. Heureusement, la Marine dans un premier temps, et le métier d’acteur après m’ont apporté ce que je cherchais : une famille et un environnement qui me donnaient envie d’aller de l’avant. J’avais à peine 17 ans quand j’ai rejoins la Marine. À l’époque, avec mes amis à Brooklyn, on trainait dans les rues sans vraiment savoir où on allait. J’avais été viré du lycée, d’autres avaient tout simplement arrêté l’école. Je cherchais une identité, une voie qui m’aiderait à m’accomplir. Pendant trois ans, l’armée m’a appris l’endurance, le sacrifice et le sens de l’engagement. Il fut un temps, quand je travaillais déjà en tant que greffier et que je cherchais à nouveau un sens à ma vie, où j’ai failli rejoindre la Marine pour de bon. J’étais décidé à tout abandonner pour ça. Mais un soir, un ami greffier me dit : « Harvey, ce soir, si tu ne fais rien après le boulot, tu veux venir avec moi à un cours de théâtre ? » Et j’ai retrouvé dans ce métier une envie de faire des efforts que je n’avais pas eue depuis mon départ de l’armée.
C’est cet amour du coté artisan qui vous attirait plus que l’image de la star hollywoodienne ?
Je ne dirais pas ça. Comme on dit : « Il faut toujours viser la Lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles. » Par la suite, dans ma carrière, j’ai vagabondé près du paradis, et comme le diable, je suis parfois tombé bas. Mais j’aurais pu jouer dans un blockbuster. Je ne l’ai jamais dit, mais je le fais aujourd’hui pour le bénéfice des acteurs qui me liraient. Il y a longtemps, on m’a proposé un film avec Arnold Schwarzenegger. À ce moment-là, ma carrière était sur la bonne voie. Je gagnais assez bien ma vie. On m’a offert beaucoup d’argent pour ce film : deux millions de dollars. Pour un film d’action où mon rôle se résumait à me faire tabasser, à flinguer et à menacer de tuer. La décision intelligente aurait été d’accepter, mais j’ai dit non. J’étais trop idéaliste. Les acteurs doivent être plus pragmatiques que je ne l’ai été. Ils doivent penser à l’art et à leur qualité de vie. Même Marlon Brando a joué dans Superman, et il est très bon dans le rôle du père ! Si lui accepte, tous les acteurs du monde peuvent accepter. Avec ces deux millions de dollars de cachet, j’aurais peut-être pu faire quelque chose de spécial, aider le développement d’un projet de film par exemple. Je crois que beaucoup d’acteurs sont coincés dans une bulle idéaliste. Ils devraient la briser. Être réaliste est le meilleur conseil que je puisse donner à de jeunes acteurs.
En tout cas, vous avez commencé dans la galère. Pour devenir acteur, vous avez auditionné sept fois en sept ans pour entrer à l’Actors Studio. Pourquoi une telle obstination alors qu’on vous y refusait systématiquement ?
Tous les acteurs que j’admirais à cette époque avaient appris auprès des professeurs de l’Actors Studio : Lee Strasberg, Elia Kazan et Stella Adler. C’était un lieu important de la culture américaine. L’Actors Studio m’a appris à apporter une vérité dans mon jeu. Pas de compromis ou d’artifices. C’est une méthode qui demande aux acteurs de s’impliquer, de chercher ce qu’ils ont en eux pour l’apporter à l’écran.
Et une fois votre formation finie, vous vous êtes directement tourné vers le cinéma ?
Non, je m’intéressais surtout au théâtre à mes débuts. J’en faisais au Café la MaMa qui est à quelques rues d’ici, dans l’East Village. J’ai commencé en 1965, dans la pièce Madonna in the Orchard de Paul Foster. Je jouais un chien, je n’avais aucune réplique ! New York était La Mecque du théâtre, mais le cinéma était loin, de l’autre côté du pays.
Et un an plus tard, vous vous retrouvez à participer à un film de fin d’études réalisé par un jeune étudiant de la NYU. Un certain Martin Scorsese…
Je suis tombé sur une petite annonce dans le magazine Backstage, qui liste tous les castings. Il s’agissait d’un premier film d’étudiant en 35 mm, Who’s That Knocking at My Door. On devait être 75 acteurs à postuler pour le rôle principal. Il y a immédiatement eu une connexion avec Marty. J’avais 25 ans, lui était un peu plus jeune. Il était très juvénile, avec un grand sens de l’humour. On avait eu la même éducation religieuse, on était tous les deux de New York, on avait les mêmes rêves, je voyais en lui mon alter ego. Comme j’étais toujours greffier, on tournait tous les week-ends. Quand il m’a montré les premières images du film, j’ai tout de suite su qu’il avait un talent hors-norme. C’était une scène dans l’église où il y a une succession de gros plans sur des icônes religieuses, et d’un coup surgit la musique Who’s That Knocking. Cette juxtaposition était quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant. Aujourd’hui encore, personne n’utilise la musique comme Marty.
Mais après, vous n’avez presque pas joué pendant un moment. Il a fallu que Scorsese fasse de nouveau appel à vous pour son second film, Mean Streets. Pourquoi ?
Lorsqu’on veut être acteur, il faut avoir conscience qu’il y aura des moments de bonheur, mais aussi de grandes déceptions. Moi, à cette période, je doutais de mes capacités. Même après Mean Streets, ça a été un petit peu compliqué car Martin Scorsese me voulait pour son nouveau film Alice n’est plus ici, mais les gars du studio pensaient : « Il ne peut pas interpréter un mec du Midwest ! » Bon, à l’arrivée, Marty les a convaincus mais il m’a prévenu que le studio allait sans doute me payer peu, quelque chose comme 10 000 dollars. Au final, je n’ai touché que 3000 dollars pour ce film ! J’ai fait quelques épisodes de séries pendant ces années, mais j’avais un a priori négatif sur la télévision. J’estimais que les acteurs sérieux ne faisaient que du cinéma ou du théâtre. J’avais un agent qui voulait que je m’installe à Hollywood. Il pensait pouvoir me trouver des rôles dans des séries. Je lui ai répondu : « Vous croyez que j’ai pris autant de cours d’art dramatique pour finir à la télévision ? » Quelque temps après, de retour à New York, je suis tombé sur une de ces séries dont je disais tant de mal et j’y ai vu une performance d’actrice épatante. Là, j’ai compris que le problème, ce n’était pas la télévision, c’était moi. Et quand on voit la qualité des programmes à la télévision, on peut dire que je me suis bien trompé. La qualité des programmes télévisés d’aujourd’hui est indéniable. Mais la télé fait trop de place à la publicité. Et même si je sais bien que c’est ce qui paie ces programmes, je trouve que cela ne rend pas justice à la qualité du travail qu’on a sous nos yeux. Mad Men ou Breaking Bad entrecoupées de publicités, ça déprécie la qualité de la réalisation et du jeu d’acteur.
Vous étiez pressenti pour reprendre le rôle principal de la série The Office lorsque Steve Carell est parti en 2010.
Quant on m’en a parlé pour la première fois, je croyais à une blague ou au moins à une erreur. Puis j’ai lu une interview d’un des showrunners de la série qui confirmait qu’il pensait à moi. J’étais vraiment intéressé, mais je n’ai finalement jamais été contacté. C’est dommage.
Pour revenir au cinéma, qu’avez-vous donc fait après Mean Streets, puisque vous ne vous sentiez toujours pas trop sûr de vous comme acteur ? Vous étiez toujours à New York ?
Je suis parti à Los Angeles, à la recherche d’un agent. Comme je n’avais pas un rond, j’ai squatté pendant cinq, six semaines le canapé de Marty. Lui, il connaissait John Cassavetes et Peter Falk, qui avaient beaucoup aimé Who’s That Knocking at My Door. Peter m’a présenté à son agent, qui a accepté de me représenter, mais les autres agents de la firme avaient un droit de regard et m’ont refusé. Cela a été un moment difficile pour moi. Il y avait une boulangerie-pâtisserie sur Sunset Boulevard qui s’appelait House of Pies et qui faisait de délicieuses tartes. Tous les soirs avec Marty, on y passait, on prenait des bières sur le chemin et on s’affalait dans le canapé pour regarder Johnny Carson. Je crois que Johnny Carson m’a sauvé la vie ! On était très seuls à Los Angeles, on n’avait pas d’amis, pas de soirées où on était invités, et pas d’argent.
Lorsque Martin Scorsese vous engage pour Taxi Driver en 1976, il vous confie le rôle du directeur de campagne. Mais vous lui demandez d’interpréter le rôle, moins important, du mac. Pourquoi ?
J’étais de retour à New York. Je vivais à l’époque dans le quartier de Hell’s Kitchen, à Manhattan, à quelques blocks de l’Actors Studio. Tous les soirs, pour rentrer chez moi depuis le métro, je passais devant les prostituées et les macs. J’avais fini par connaître certains d’entre eux. Une fois que j’ai convaincu Marty, j’ai demandé à un des macs de m’apprendre à jouer un proxénète. Pendant trois semaines, on allait tous les deux répéter, en toute illégalité, dans les locaux de l’Actors Studio. On jouait tour à tour le personnage du mac et celui de la fille. On a écrit ensemble ce personnage du proxénète. C’est avec lui que j’ai improvisé pour la première fois la scène de danse avec Jodie Foster ! Je suis ensuite allé voir Marty pour lui expliquer qu’il fallait réécrire et épaissir ce personnage. Et comme Marty aime beaucoup la méthode de l’Actors Studio, avec des acteurs qui mettent beaucoup d’eux-mêmes dans leurs performances, on a réécrit le rôle, qui n’avait que cinq répliques dans le premier scénario.
Avec une relation si proche et une telle confiance entre Scorsese et vous, pourquoi n’avez-vous jamais retravaillé ensemble après Taxi Driver, si l’on excepte La dernière tentation du Christ en 1988 ?
J’espère qu’il lira cet article. Si vous avez la réponse à cette question, appelez-moi ! J’espère vraiment qu’on va retravailler ensemble. J’en ai envie et je sais que lui aussi.
En tout cas, cela vous a permis de commencer à collaborer avec d’autres cinéastes…
Oui, et même de travailler en France, puisque quatre ans après Taxi Driver je me suis retrouvé à jouer pour Bertrand Tavernier dans La Mort en direct. C’était un concours de circonstances incroyable. Un soir, par un hasard total, je tombe sur un film que je ne connais pas du tout, L’Horloger de Saint-Paul. Le film me semble un tel chef-d’œuvre que je me mets une idée en tête : il faut que je tourne avec ce réalisateur dont je ne sais rien du tout. Moins d’un mois plus tard, un ami me file un magazine de cinéma. Et qu’est-ce que je trouve dedans ? Une interview de Bertrand Tavernier, qui exprime sa volonté de tourner avec moi ! On est entrés en contact rapidement et il m’a embauché pour le film qu’il préparait.
Tavernier a avoué par ailleurs que le tournage avait été assez difficile, que votre relation avec Romy Schneider n’était pas bonne…
Le tournage a été difficile pour Bertrand plus que pour moi ! Romy était une grande actrice, mais c’était une bitch ! On était souvent en conflit. Je pense malgré tout qu’on avait une bonne alchimie à l’écran car en tant qu’acteur, vous ne pouvez pas être effrayé par les conflits, les obstacles. Un artiste, quel que soit son domaine, est quelqu’un qui ne recule pas devant l’adversité.
Pour beaucoup, votre plus grand rôle est celui du flic dans Bad Lieutenant d’Abel Ferrara. Il n’arrive qu’assez tard, alors que vous avez 53 ans…
Je peux vous dire quelque chose : ce n’était pas un tournage comme les autres. Déjà, c’était très court, dix-huit jours. On avait une histoire de base, un synopsis, qu’il fallait remplir. On savait quel était l’objectif de chaque scène, mais on ne savait pas comment y arriver. Les dialogues était improvisés et écrits au fur et à mesure du tournage. C’est quelque chose que j’aime faire quand on peut prendre son temps. Là, on avait ni le temps, ni l’argent. Mais comme on n’avait pas non plus de scénario…
On vous avait donné un scénario pour voir si vous vouliez faire le film, non ?
Oui, et je ne l’ai pas aimé. J’ai failli ne jamais faire ce film ! À ce moment de ma carrière, je cherchais un rôle principal, mais on ne me proposait que des rôles décevants. Mon avocat vient me voir un jour et me parle d’un de ses clients qui réalise un film et qui aimerait que j’interprète le premier rôle. Quand je reçois le scénario, je suis au Chateau Marmont à Los Angeles. J’ouvre l’enveloppe et j’en sors un truc qui fait à peine une quinzaine de pages, et, à l’intérieur, la police de caractères est énorme pour que l’épaisseur du script ne paraisse pas trop ridicule ! Je n’avais pas lu une ligne, j’étais déjà sceptique : du coup, je lis les premières pages et je le jette directement à la poubelle. J’étais tout seul dans la chambre d’hôtel, je tournais en rond, je m’apitoyais sur mon sort en même temps que j’insultais les dieux, et je me dis : « Bon, je n’ai rien à perdre à lire le reste. » Du coup je récupère le scénario de la poubelle et, une fois que j’arrive au personnage de la nonne, je comprends. Et je dis oui. Après avoir accepté, on a dû se battre avec Abel Ferrara pour trouver de l’argent. Le producteur Edward Pressman, qui est connu pour faire des films différents, avait dans un premier temps eu les couilles de mettre de l’argent dans ce projet. Puis il s’est retiré. Quand on a su qu’il ne voulait plus produire, on était ensemble avec Abel en Californie, en train de travailler sur le film. On s’est dit : « On va aller chez lui et on va menacer de kidnapper son fils s’il ne produit pas Bad Lieutenant. » Et c’est ce qu’on a fait, en rigolant bien sûr. Il a fini par accepter.
En plus du premier film de Scorsese avez joué dans les tout premiers longs métrages de Ridley Scott et de Quentin Tarantino… Ce dernier dit souvent qu’il vous doit beaucoup, que vous avez lancé sa carrière…
La première fois que j’ai entendu le nom de Quentin Tarantino, c’était cinq ans avant Reservoir Dogs. Deux producteurs que je connaissais travaillaient sur le film Tueurs nés et ils me voulaient au casting. Mais le rôle qu’ils me proposaient ne me plaisait pas. C’était un personnage secondaire et je voulais plus à ce moment de ma carrière. Mais je leur demande : « En revanche, vous ne voudriez pas me mettre en relation avec ce scénariste ? Dites-lui que j’ai beaucoup apprécié son travail. » Et vous savez quoi ? Ils n’ont pas voulu car ils voulaient travailler avec lui sur d’autres projets. J’ai respecté leur décision. Mais cinq ans plus tard, une collègue de l’Actors Studio me file un scénario qu’elle a reçu. Le titre, Reservoir Dogs. L’auteur, Quentin Tarantino. Cette fois, je n’ai pas laissé passer ma chance de le rencontrer.
C’était un tout petit projet, à la base ?
Les studios avaient du mal à lever de l’argent pour ce film, car Quentin n’était pas connu. Une rumeur circulait autour de son possible remplacement par le célèbre réalisateur Monte Hellman, qui était aussi coproducteur sur le film. Mais ni Monte, ni moi ne voulions participer au projet si ce n’était pas Quentin à la réalisation. Les studios ont accepté notre requête mais ont mis très peu d’argent. Je suis devenu coproducteur du film et j’ai payé notamment pour les castings à New York, qui nous ont quand même permis de trouver Steve Buscemi ! On est restés très proches avec Quentin, même quand on ne se parle pas.
Quand on pense au cinéma indépendant américain, on pense à vous. Comment vous l’expliquez ?
Je ne choisis pas mes films parce que ce sont des réalisateurs indépendants derrière la caméra. Je préférerais qu’ils soient tous Steven Spielberg ! Ma carrière s’est construite comme cela par hasard. Vous savez, je n’ai jamais fait de l’argent une priorité. Des agents m’ont souvent déconseillé de faire ces films indépendants parce que ça réduirait le prix moyen de mon cachet et parce que j’aurais beaucoup de mal à remonter mes prix. Et ils avaient raison ! Mais il y a des choses plus importantes. J’ai travaillé dur, mais j’ai eu aussi beaucoup de chance de rencontrer tous ces artistes.
Bad Lieutenant d'Abel Ferrara, avec Harvey Keitel. Copie restaurée, en salles.
(Entretien tiré de Sofilm n°36 – 2015)