PAULO BRANCO, producteur de légende(s)

– Interview : PAULO BRANCO, producteur de légende(s) –

 « Tournez n’importe quoi, mais dites moteur… »

 
Oliveira, Ruiz, Monteiro, Biette, Schroeter lui doivent leurs plus beaux films. Des cinéastes français comme Ferreira Barbosa, Amalric ou Honoré ont aussi travaillé avec lui. Avec presque 300 films à son actif, Paulo Branco est le producteur le plus prolifique de l’histoire du cinéma indépendant. Avec, à chaque fois, la même façon de travailler : aller plus vite que son ombre, et sans un sou sur le compte. Le contraire d’un professionnel de la profession, en somme. – Par Thierry Lounas
 
Comment on devient le producteur indépendant qui a produit le plus de films au monde ? Je n’ai jamais voulu être producteur. Ma carrière, je la dois à la chance. J’avais vingt-quatre ans, je n’avais pas un sou en poche et j’étais à Paris, sans papiers. Un soir, je vais voir un film de Werner Schroeter et, à la sortie, vers deux heures du matin, je fais du stop. Une voiture s’arrête. Au volant, c’est Frédéric Mitterrand. Je joue au journaliste et je lui dis, histoire de me faire un peu d’argent, que j’aimerais bien faire un entretien avec Schroeter. Il me répond : « Ça tombe bien, il habite chez moi en ce moment. » Dès le lendemain, je me retrouve avec Schroeter à la première d’une pièce de Peter Handke, La Chevauchée sur le lac de Constance, avec Gérard Depardieu. À coté de moi, il y avait Bulle Ogier. Elle a cru que j’étais le nouveau petit ami de Werner. Je n’étais absolument personne. Mais ce qui est drôle, c’est que j’ai fini par travailler avec tous les gens présents ce soir-là. Bulle dans de nombreux films, Gérard également, Peter Handke, j’ai fait un film avec lui. Werner, j’en ai fait trois ! Tout ça juste parce que je suis tombé sur la bagnole de Frédéric Mitterrand en faisant du stop.
 
Et ensuite ? Ensuite, de fil en aiguille, je me suis occupé d’une salle de cinéma, à République, à Paris. Comme je n’avais toujours pas de papiers – je me suis même fait expulser de France –, Serge Daney, qui était encore aux Cahiers du Cinéma à l’époque et qui était désormais un grand ami, est devenu le gérant de ma société. Je me souviens encore de sa réponsele jour où je lui ai dit que ce n’était plus nécessaire qu’il fasse ça : « Paulo, je suis vraiment déçu, j’ai toujours pensé finir en prison à cause de toi… » (rires). Cette salle est peu à peu devenue un repaire de cinéastes. Garrel y était chez lui. Eustache, fâché avec ses producteurs, m’a apporté toutes les copies de la Maman et la putain. Il passait des nuits sur place à parler de Renoir. Rivette est venu faire des tests, car le négatif de L’amour fou avait brûlé. Je me souviens aussi d’une soirée mythique de soutien au film de Daniel Schmid, L’ombre des anges, accusé à tort d’être antisémite. Ingrid Caven, Fassbinder, Foucault, Daney et pas mal d’autres étaient venus. Le débat était très chaud, c’était de haute volée. Tout cela ne serait plus possible aujourd’hui…
 
Pourquoi ? Parce qu’à l’époque, X ne pensait pas comme Y et se battait pour ça. Aujourd’hui, quand tu lis une critique du Parisien ou du Dauphiné Libéré, c’est quasiment la même chose qu’une critique de Télérama. Tous les critiques parlent des films de la même manière, des Cahiers à France Soir, avec les mêmes mots passe-partout. Mais bon, les années 1960, 1970, c’est une époque à part pour le cinéma, une époque fantastique avec Biette, Monteiro, Truffaut, Barthes, Duras…
« Parfois, je me demande ce que font de leur journée les producteurs qui produisent un film tous les deux ans. Ils doivent tourner un peu en rond. »
Vous aviez quels rapports avec Duras ? À une période, elle m’appelait presque tous les jours.
 
Pourquoi ? Pour connaître les entrées de ses films (rires). Moi, j’étais fasciné. Elle me disait parfois : « Paulo, je ne sais pas comment j’ai la force de faire des choses si belles… » C’est un peu grâce à elle, aussi, que je suis devenu producteur. Elle m’avait dit : « Paulo, il faut que vous m’aidiez à produire Aurélia Steiner – Mais Marguerite, je ne suis pas producteur.C’est très simple : vous me donnez 10 000 francs, vous prenez un pourcentage et vous avez le droit de passer le film dans votre salle. – Ah, c’est ça être producteur ? – Oui, oui c’est ça ! »
 
Et c’est effectivement ça, être producteur ? C’est en partie cela. Quand Eustache a réalisé La Maman et la putain, ils étaient quatre mecs. Quatre ! Aujourd’hui, même dans les films fauchés, on n’est pas moins de quinze ou vingt personnes. Pour Une flamme dans mon cœur, en 1987, Tanner m’a dit : « Je ne veux pas plus de quatre techniciens. » Et ils l’ont fait à quatre. Tu dis ça aujourd’hui à un metteur en scène, tu te fais quasiment casser la gueule (rires).
 
Qu’est-ce qui s’est perdu ? La rapidité, la souplesse, le risque, la folie et la spontanéité. Je vais te donner un exemple : en 1980, je tourne Le Territoire de Raoul (Ruiz, ndlr) et j’attends désespérément l’argent de Roger Corman, qui n’arrive pas. Comme en même temps je finis tant bien que mal Francisca de Oliveira, je me sers des chutes de pellicule de Francisca pour tourner Le Territoire. Une des actrices du film est Isabelle Weingarten. Wim Wenders avait une petite histoire avec elle et débarque au Portugal. Sur le tournage, il est fasciné par Henri Alekan, le mythique chef op’ (qui a tourné avec Renoir, Carné, Abel Gance…, ndlr). Trois jours après, il vient me voir et me dit : « Je suis sous contrat avec Coppola pour l’instant mais il tourne je ne sais pas quoi. Je suis bloqué. Est-ce que je ne pourrais pas profiter de ton équipe, d’Alekan et des acteurs qui sont là et commencer un autre film ? » Je réponds : « Mais Wim, je n’ai pas un sou, je ne sais déjà pas comment finir ce film-là, je suis ruiné ! – T’inquiète, mon producteur allemand mettra un peu d’argent. » Il n’avait pas le moindre scénario. Pourtant, quinze jours plus tard, on commençait le tournage de L’État des choses, une « fiction scientifique », comme l’appelait Wim. Il amène Robert Kramer, qui écrivait le script au fur et à mesure. On tournait 24 heures par jour. Quand l’équipe du premier film dormait, une seconde équipe les relayait. Glauber Rocha passait nous voir tout le temps. Au même moment, Terence Young m’appelle : « J’ai besoin de voir monsieur Alekan, c’est un génie des effets spéciaux », et il a débarqué. On s’est retrouvés à dîner : Kramer, Terence Young, Sam Fuller, Alekan, et moi, le petit Portugais. « He looks like a pirate looking for a job », disait Fuller.
 
Produire aujourd’hui de cette manière, c’est encore possible ? Très difficile. Il faut quasiment des équipes de techniciens à domicile, qui soient prêtes à tourner à tout moment. C’est comme ça que j’ai travaillé avec Kramer ou Rozier. J’ai dit à Robert : « Je suis prêt à tourner avec toi si tu fais autre chose que tes films français qui ne m’intéressent pas. Si je te produis, c’est en te renvoyant vers l’Amérique. – Oui, mais quoi ? – Tu verras bien. Je te donne une équipe de six personnes, du 16 mm et tu tournes à Lisbonne. » Il a trouvé des quartiers inconnus à Lisbonne, est allé chercher Vincent Gallo et a tourné Doc’s Kingdom, un film effectivement tourné vers l’Amérique. Pour Maine Océan, même chose… On me présente Rozier, qui ne fait rien depuis dix ans. Je lui dis : « Je vous produis si vous commencez le tournage très vite, le 15 janvier, pendant six semaines. » Nous étions en novembre. Jacques me dit : « Mais attendez, le scénario… – Ah ça, ce n’est pas mon problème, c’est le vôtre. – Et pour l’argent ? Ah ça, c’est mon problème, pas le vôtre. » Et on a commencé avec la moitié du scénario, Bernard Menez, Luis Rego, Yves Afonso et l’Île d’Yeu.C’est la seule manière de travailler avec Rozier, sinon tu es mort. Je savais que je devais être encore plus taré que lui pour que Maine Océan se fasse.
 
Maine Océan, collection Christophe L.

Vous fonctionnez encore comme ça ? Oui, mais évidemment, maintenant je ne peux plus me mettre en danger comme par le passé. Je tourne actuellement un film de Zulawski, tout en préparant quatre ou cinq films. En parallèle, je distribue trente films par an au Portugal, et je programme moi-même mes salles, plus le festival d’Estoril que j’organise, sans parler des championnats d’endurance à cheval. Ma vie est assez bien remplie. Parfois, je me demande ce que font de leur journée les producteurs qui produisent un film tous les deux ans. Ils doivent tourner un peu en rond. Mon seul souci à moi, c’est de faire en sorte d’avoir tous les jours quelques jetons dans la poche pour continuer à miser.
« Je savais que je devais être encore plus taré que Rozier pour que Maine Océan se fasse. »
On les trouve facilement, ces jetons ? Je m’arrange, mais c’est vrai qu’avant, il y avait une vraie culture du risque chez les cinéastes et les producteurs, qui a un peu disparu. Maintenant, le système est fait de telle sorte que le producteur qui prend des risques n’a aucune chance de revoir son argent parce que tout l’argent est distribué en amont à travers le système de préfinancement. C’est la double peine. Si les gens de Canal+ ne te préachètent pas ton film, ils te le paieront dix fois moins cher une fois terminé, même si c’est un chef-d’œuvre. C’est comme jouer à la roulette et récupérer, si tu gagnes, trente-six fois moins que ta mise. C’est absurde. Ça tient beaucoup au corporatisme français qui veut un risque zéro et du confort partout. C’est un milieu qui vit quand même dans un luxe incroyable. Le lobby des producteurs est tellement fort que 90 % de ses membres, quand ils produisent quelque chose, ils savent déjà qu’ils ont gagné de l’argent. Il n’y a pas beaucoup d’exemples comme ça dans le monde de l’entreprise. Que le système donne de l’argent pour produire des films, très bien ; mais il faut aussi que les chaînes se donnent les moyens d’acheter les films qu’elles ont ratés en payant le juste prix. C’est vital. S’il n’y a plus de recettes, il n’y a plus de producteur, il n’y a plus de Rassam ou de Dorfmann.
 
Vous défendez le risque ? Oui, mais ce n’est pas une règle absolue. Il y en a beaucoup qui ont travaillé dans une forme de sécurité et qui font de très bons films. Truffaut, par exemple. Chabrol aussi. Il y a plein d’exemples. Mais moi, j’ai choisi une voie dans laquelle je me sens bien.
 
Est-ce que l’Europe peut quelque chose pour le cinéma ? N’en parlons pas. Comme on dit : « La bureaucratie, c’est la tyrannie de l’inertie. »
 
Qui sont les cinéastes les plus délirants avec qui vous ayez tourné ? Monteiro, c’était assez fou. Si, par hasard, l’autobus ne s’arrêtait pas à la bonne station, il pouvait dire : « Je ne sais pas pourquoi, mais je ne vais pas tourner aujourd’hui. » Pareil si quelqu’un lui jetait un regard qu’il n’aimait pas. Sur Blanche-Neige, après deux ans de préparation, il a mis un drap sur la caméra : rien à l’image, que du son. Il avait 1 h 10 de film et il m’a dit que c’était fini. J’ai dit : « Très bien, tout le monde rentre à la maison », et je me suis retrouvé avec un film tout noir, pas facile à défendre, mais quand même magnifique.
 
Et le film le plus rapide mis en production ? Certains films de Ruiz. On en parlait au petit déjeuner et deux jours après, on était en train de tourner.

Comment on finance ça ?
On se débrouille. Le film de Raoul, je l’ai fini en allant chaque soir jouer à la roulette : je gagnais, j’amenais l’argent, on tournait et je repartais le soir au casino. J’ai gagné trois jours de suite. Pareil pour celui de Barbet Schroeder, Tricheurs. Mais là, c’était plus simple, on tournait dans le casino même. Mais le vrai coup de poker, c’est Le Soulier de satin, de Oliveira. Après la sortie de Francisca, en 1982,Frédéric Mitterrand m’appelle et me dit : « Mon oncle m’a fait savoir qu’il aimerait beaucoup que la France puisse être aux côtés d’un projet d’Oliveira. » Le film n’avait pourtant fait que huit cents entrées en France. Personne ne peut imaginer ça aujourd’hui, la dictature des chiffres est partout, on ne parle plus que du nombre d’entrées. Avant, on s’en foutait. Les chiffres tuent la carrière des cinéastes. Même dans les festivals, on fait du chiffre. À Rotterdam, il y a quatre cents films ; Toronto, pareil, c’est une tombe pour la plupart des films. Plus personne ne choisit, on est noyé dans la masse. Ne parlons pas de la VOD, c’est la jungle équatoriale. La grande question d’aujourd’hui, c’est celle de la ligne éditoriale. Bref, pour Francisca, ils n’étaient que huit cents dans les salles mais il y avait toute l’élite, y compris l’oncle… Donc j’en parle à Oliveira, qui me dit « Paulo, je veux adapter Le Soulier de satin de Claudel. La totalité. » Le cauchemar ! Je vois Jack Lang grâce à l’oncle et je lui parle de Paul Claudel. Il faut imaginer la scène : la gauche est au pouvoir depuis un an, et moi je viens lui proposer d’adapter avec l’argent français un auteur catho de droite. Froid absolu. Il finit par me dire OK. J’arrive au Portugal : levée de boucliers contre le projet. Même les grands amis d’Oliveira boycottent et je me retrouve avec un tournage qui commence, des décors faramineux, des costumes, un nombre incroyable d’acteurs et seulement un cinquième du budget. Au bout d’un mois, plus un sou dans la caisse. Si je ne trouve pas de l’argent immédiatement, c’est foutu. Je décide de partir au Marché de Milan pour essayer de trouver un acheteur. J’arrive là-bas à 8 h du matin, il me faut un chèque le jour même. Pas un chat sur les stands. Juste une personne qui dort dans un coin, sur sa chaise. Il me demande : « What do you want ? » Je lui dis : « De l’argent aujourd’hui pour finir mon film » puis je mens : « J’ai la promesse de Jacob que Le Soulier de satin sera à Cannes. » Le mec se réveille : « Cannes ? Cannes ? » « Yes, yes. » Et on a signé le jour même. C’était le célèbre producteur Menahem Golan, qui venait d’obtenir la veille une ligne de crédit de 100 millions de dollars, et j’étais la première personne qu’il voyait ! (rires) J’arrive au Portugal avec le chèque, le ministre de la culture portugais vient me chercher en voiture, m’amène dans son bureau et me dit : « Vous venez de sauver ma tête parce que tout le monde attendait que ça s’arrête pour que je saute. »


Le Soulier de Satin, collection Christophe L.
 
On pensait les tournages des films d’Oliveira plus calmes… Oh non. D’ailleurs, l’aventure la plus folle de ma vie, c’est Non ou la vaine gloire de commander (1990). Cette folie, les gens en parlent encore. Imagine une superproduction réalisée avec une équipe artisanale. Tu démarres un film sur les quatre batailles historiques perdues par le Portugal. Manoel est d’une précision énorme, capable de détruire entièrement un décor pour cinq centimètres mal fichus. Même les plats correspondaient exactement aux rations des militaires de l’époque. Tout était ultra précis. Et tu te retrouves avec des batailles Maures contre Portugais avec des centaines de chevaux. Manoel voulait tout ça. Je commence, comme d’habitude, sans argent. Et comme il n’y avait pas de studio au Portugal à cette époque, j’en construis un. Je dessine les plans, un vrai studio de cinéma, qui existe toujours d’ailleurs. Et au milieu de cette folie, à un moment, je me dis : le pire qui pourrait m’arriver, c’est la pluie et la peste équine. Parce que quand il y a la peste équine, il ne peut pas y avoir de rassemblement de chevaux. Je le sais, car je suis fils de vétérinaire… Évidemment, la veille de cette fameuse scène, on m’appelle : « La garde républicaine est arrivée… – Qu’est-ce qu'il se passe ? – Tu n’as pas écouté la radio ? – Non. – Ils ont déclaré l’état de peste équine. » Là, c’est pire que la faillite. J’appelle en urgence le propriétaire d’une grande exploitation, qui est comme mon père adoptif : « Je veux deux cents chevaux d’ici demain. – Mais c’est interdit. – Débrouillez-vous comme vous voulez, mais vous faites rentrer deux cents chevaux des environs, petits, gros ou grands. » J’appelle le tournage : « Tu prends quatorze camions et tu ramènes huit cents acteurs prêts à tourner dans deux jours avec leurs costumes. » Le lendemain, les services vétérinaires appellent : « On a appris que vous alliez tourner avec deux cents chevaux, c’est interdit. – Ah mais monsieur, ces chevaux sont rassemblés depuis des semaines, il n’y a rien à faire. » Et ils nous ont donné une autorisation spéciale ! Ouf. Entre-temps, plus d’argent. Je passe d’urgence à la banque, sans avoir dormi de la nuit. Ils me disent : « On va refuser tous les chèques à partir de maintenant. » Je leur dis : « Si vous refusez ne serait-ce qu’un chèque, le film s’arrête et vous ne reverrez jamais un centime de votre argent. » Toute l’administration, du coup, choisit de partir en vacances pour fermer les yeux ! Et ce n’est pas fini cette histoire, c’est pour ça qu’on en parle encore. Je reviens sur le tournage et j’assiste à une espèce de révolution. Tout le monde, affamé, en train de sauter sur Oliveira et sur l’équipe. Des bagarres. J’avais pris les pires : des trafiquants, des échappés de prison, le lumpen de chez lumpen. Tu ne peux même pas imaginer les trafics sur ce tournage, les hommes et les femmes les plus durs du Portugal. Je vire le directeur de prod, je mets un stagiaire à sa place. J’appelle un copain qui travaille dans un restaurant, je lui dis : « Tu me trouves quinze cuisiniers pour demain, enfin quinze types qui savent éplucher des patates. » Je dis à un autre : « Tu vas m’acheter un camion rempli de bouteilles d’eau. Je le veux ce soir. » Pendant ce temps-là, Manoel tourne le film comme il tourne un film avec deux personnages. Il veut diriger les huit cents acteurs personnellement, les répétitions n’en finissent pas. Les figurants font le pied de grue et lui veut faire un plan de soleil. Je vais le voir : « Manoel, demain tournez n’importe quoi… Mais tournez, s’il vous plait. Dites "moteur" sinon tous ces gens vont devenir fous. » Il y a huit cents personnes et deux cents chevaux sous le soleil. Il faisait une chaleur incroyable. De temps en temps, des gens s’évanouissaient. Personne n’était payé. Dix-septième jour, dernier jour du tournage : la télé me paye enfin. Évidemment, je ne vais pas à la banque où il y a le gros trou, je vais à celle d’à côté. Je leur dis : « Vous voyez ce chèque ? Je veux ça en liquide demain. » « Comment ça ? Impossible. » Il y a eu une réunion spéciale et je suis reparti avec deux valises pleines de billets. On a fait le clap de fin du dernier plan de la dernière scène, et j’ai dit – je le jure : « Maintenant, il va pleuvoir. » L’heure qui suit, il commence à pleuvoir des trombes, une pluie qui n’a pas cessé pendant quinze jours. On était sauvés. L’équipe part tourner pendant quatre semaines au Sénégal les scènes africaines du film. Et là, il n’y aura guère plus qu’une épidémie de paludisme dans l’équipe. J’appelle Manoel : « Attention au paludisme. – Oui, je prends beaucoup de tonic. – Ah oui, parce qu’il y a de la quinine dedans. – Mais, Paulo, avec le tonic, il faut un peu de gin quand même. »
« Aujourd’hui,tous les critiques parlent des films de la même manière. Des Cahiers à France Soir, ce sont les mêmes mots passe-partout. »
Pourquoi avez-vous si peu travaillé avec les Américains ? Parce que dans le système américain, il faut avoir tout l’argent au départ sur un compte. Moi, c’est exactement l’inverse : il y a très peu d’argent sur le compte au départ. J’ai rencontré Monte Hellman, et Larry Clark, que j’ai raté. Il m’en veut à mort de lui avoir fait perdre du temps, mais il a tort. Et puis on n’est pas toujours bon. Cronenberg, c’est différent. Je le voulais absolument. C’est moi qui ai choisi le livre de Don DeLillo (Cosmopolis, ndlr). Aujourd’hui, plus que les États-Unis, ce qui m’intéresse, c’est de continuer à découvrir des jeunes cinéastes en Europe. Je veux revenir à ça.
 
Qui ? Je pense qu’au Portugal, j’ai deux ou trois jeunes cinéastes incroyables.

Vous avez aussi fait plusieurs films d’écrivains…
Oui, parce que je suis un lecteur forcené.
 
Peter Handke, Paul Auster… Paul Auster, c’est un film raté (La vie intérieure de Martin Frost, ndlr). En revanche, j’aime beaucoup le film d’Handke, L’Absence, qui est un vrai film de cinéaste.
 
Il y a bien des gens qui vous ont résisté, desquels vous diriez : « Un connard comme ça c’est plus possible », non ? Oui, mais je ne vais pas dire les noms. Il y en a avec qui je me suis dit : « Plus jamais. » Surtout quand tu vois le résultat et que tu te dis : « Tout ça pour ça. » Ce que j’exècre le plus, c’est le cinéma – entre guillemets – « artiste », qui va au musée. Des gens parfois très considérés, des gens qui ne sortiront plus jamais de ça. Ils ont une reconnaissance du MOMA et de la Tate, et cela leur suffit. Oliveira a fui ça, il a toujours voulu rencontrer le public. Il n’a jamais cherché à être encensé. Monteiro ou Pialat, pareil. Ils ne comprenaient pas pourquoi leurs films pouvaient être des échecs. Ils avaient un lien viscéral au public. Quand on voit que Pedro Costa passe deux ans à faire un documentaire avec Jeanne Balibar, c’est une blague ? L’entre-soi snob où tout devient solennel, ce n’est pas bien. Il y a aussi, malheureusement, des gens qui ne continuent pas et qui, pourtant, ont fait un beau film. Il y a par exemple une fille que j’ai produit qui s’appelle Pascale Breton qui a fait un film magnifique, Illumination.


                                               Paulo Branco par Richard Dumas

Quel est le pire défaut pour un cinéaste ? Une forme de conduite d’échec. Il y a beaucoup de cinéastes comme ça. Raoul Ruiz, au début, était comme ça. À un moment, il voulait volontairement saboter ses propres films par rapport au public.

Pourquoi ? Parce qu’il était trop intelligent, il en était presque aristocrate. Il pouvait se dire : « Ah, vous pensez que je suis un cinéaste à succès, vous allez voir de quoi je suis capable ! » Évidemment, Raoul était une source de surprises permanente. Oliveira aussi. Tu ne peux pas imaginer ce que pouvait être le scénario de La Lettre. Je me disais : « Mais où il va ? C’est impossible ! » C’est pour cela que tous ces systèmes basés sur le scénario sont pourris. Oliveira n’aurait pas existé avec ce système. Et un scénario de Ruiz, je n’en parle pas. Au bout de deux pages, tu le fermais, parce qu’à moins d’être un prix Nobel de maths ou de philo, on ne comprenait rien. Mais rien ! Alors quand je vois la dictature du scénario aujourd’hui dans les commissions, je trouve ça débile.

Avec quel cinéaste vous regrettez de ne pas avoir tourné ? Il y en a deux qui m’ont échappé. Antonioni évidemment. J’allais à Rome toutes les semaines pour travailler avec lui. On signe le contrat. Deux jours après, sa compagne de l’époque m’appelle pour me dire qu’il a eu une attaque cérébrale. On s’est revus, on est même allés aux États-Unis ensemble pour essayer, mais il m’a fait comprendre de manière très chaleureuse qu’après son attaque, il ne pouvait plus.

Et le deuxième ?
C’est Tarkovski. Il est venu me voir. J’étais boulevard Magenta. Je reçois un coup de fil, on se rencontre, avec lui et une traductrice, et il me demande si je suis intéressé pour faire son prochain film. J’ai dit oui, mais il est mort avant même qu’on commence. J’aurais aimé travailler avec Fuller, mais les projets qu’il m’a proposés étaient trop tournés vers l’Europe. J’aurais aimé aussi tourner avec Pialat. Mais la Gaumont, c’est tout ce que je détestais, même s’il faut reconnaître que ce que Toscan du Plantier a fait avec Pialat, c’est formidable. Van Gogh, en termes de production, c’est incroyable. Chapeau.

Et Godard ?
Qu’est-ce que j’apporterais à Jean-Luc ? Rien. Le meilleur interlocuteur de Jean-Luc, c’est Sarde et ce sera toujours Sarde. Après, il peut toujours y avoir un projet qui se fait comme ça, comme Skolimowski, que j’ai retrouvé au bout de vingt ans, ou comme Cronenberg. Mais ce n’est pas parce que j’ai fait Cosmopolis que je vais devenir le producteur de Cronenberg. Ça n’a pas de sens. J’avais une écurie de cinéastes, ils sont pour la plupart disparus : Biette, Ruiz, Monteiro, Fernando Lopes, Schroeter… Certains, pendant qu’ils le tournaient, savaient qu’ils faisaient leur dernier film. Ça, c’est très dur à vivre. Raoul m’avait annoncé quinze jours avant le tournage des Mystères de Lisbonne qu’il avait un cancer du foie… Je ne savais même pas s’il arriverait au bout du tournage. Il a été héroïque. – Propos recueillis par TL