Jafar Panahi, Palme d’or : « Tourner dans la clandestinité vous soumet à un stress constant »
Le réalisateur iranien Jafar Panahi revient à Cannes après 15 ans d’interdiction de sortie de territoire et 8 mois dans les geôles iraniennes pour cause de « propagande contre le régime ». L’histoire d’Un simple accident, la Palme d’or du 78e Festival de Cannes, tient en peu de mots : un homme au volant de sa voiture écrase involontairement un chien sur la route et s’arrête de fait chez le garagiste. Ce dernier croit alors reconnaitre l’un de ses tortionnaires, alors qu’il était en prison. S’ensuit une enquête sur l’identité du conducteur, doublée d’un questionnement : pardonner ou ne pas pardonner ? Par Alice De Brancion. Photo Dransi.
Vous avez été interdit de tournage pendant 15 ans et cette interdiction a été levée. Est-ce que ça a changé quelque chose dans la manière de fabriquer Un simple accident ?
Il n’y a pas vraiment eu de changement, je continue de faire des films clandestinement. Même si je n’ai plus d’interdiction de faire des films, je n’ai pas d’autorisation non plus. En Iran, la marche à suivre est de soumettre son scénario au ministère de la Guidance islamique, qui le lit, le commente et demande de le modifier pour finalement, peut-être, vous donner une autorisation. Il est évident que je ne soumettrai jamais le moindre scénario à ces gens.
De quelle manière la clandestinité conditionne-t-elle les tournages ?
Tourner dans la clandestinité vous soumet à un stress constant. Vous avez un œil sur le plateau et l’autre sur ce qui se passe autour. Vous vous assurez que personne ne soit dans les parages pour vous espionner et vous empêcher de travailler. Cette peur est tout le temps là. À deux jours de la fin du tournage, on a eu une visite du service de sécurité d’État. Et le lendemain, ils ont convoqué certains membres de l’équipe. Ils leur ont fixé des ultimatums, en disant qu’ils devaient arrêter de travailler sur ce projet. On a dû suspendre le tournage durant un mois. Finalement, les derniers plans ont été tournés avec une équipe réduite.
Dans le film, outre les plans séquences, le travail sur le son est primordial puisque tout repose sur le fait que le garagiste reconnaît le bruit de la prothèse de jambe du tortionnaire. Ce son reviendra hanter les personnages, jusqu’à la toute fin…
L’importance du son dans ce film est vraiment liée à mon expérience personnelle. Lorsqu’on vous met en prison, vous êtes immédiatement soumis à des interrogatoires. On vous assoit face à un mur, quelqu’un se place dans votre dos et commence à vous poser des questions. Vous avez un bandeau sur les yeux et vous pouvez le relever seulement pour écrire les réponses et signer la déposition. Dans ce cadre-là, le sens qui se développe le plus, c’est l’ouïe. Et ça, c’est quelque chose de commun à tous les prisonniers. C’est ce que j’ai voulu faire comprendre : personne n’a vu le visage de cet homme, il est seulement associé à un son et ils veulent l’identifier à l’oreille. Je n’ai pas voulu que ça soit sa voix, mais un son autre, qui met en jeu son corps.
Vous choisissez de faire passer vos idées par l’humour : des scènes qui pourraient être tragiques deviennent absurdes…
Ça, c’est vraiment omniprésent dans la culture iranienne. Je vous souhaite un jour d’aller en Iran, vous verrez dans la rue, dans le bazar, partout, dès que vous discutez avec un Iranien il commence à vous taquiner, à vous faire rire. Il y a de l’humour dans toute conversation, c’est dans notre culture. Mon film étant réaliste, il a nécessairement recours à ce trait culturel.
Dans le film, vous ne vous appesantissez jamais sur les tortures subies dans les geôles iraniennes. C’est omniprésent, mais on n’en parle pas…
En fait, l’enjeu principal du film n’est pas ce qui se passe aujourd’hui en Iran mais l’après, lorsque le régime aura chuté. La question qui se pose, que tout le monde se pose c’est : qu’est-ce qu’on va faire des tortionnaires une fois que ce régime ne sera plus là ? On est dans l’anticipation. Dans le film, chaque personnage réagit différemment : la mariée, la seule chose qui l’intéresse c’est de pouvoir révéler son passé à son mari ; un autre veut que le tortionnaire avoue pour enfin le tuer ; un autre veut juste s’assurer que c’est bien lui. Tout ce que j’espère, lorsque le régime chutera, c’est qu’on parviendra à éviter le bain de sang.
Vous posez la question du pardon…
Le pardon est inévitable, mais pas maintenant. Après la chute.
A la fin de la projection officielle à Cannes, vous avez fait un discours en farsi dans lequel vous parlez des artistes iraniens et des gens qui sont restés en prison…
Ce qui m’a le plus touché dans l’expérience cannoise, ça a été de découvrir mon film avec un public. Quelque chose que je n’avais pas pu faire depuis 15 ans ! Donc je ne pouvais pas ne pas avoir une pensée pour mes pairs, pour tous les autres cinéastes, tous les autres artistes qui ne peuvent pas vivre quelque chose d’aussi simple. Mettez-vous à la place de ces personnes. Il faut un courage immense pour renoncer à votre trajectoire personnelle, à votre métier, simplement pour avoir exprimé un soutien à votre peuple. J’avais besoin de le dire à l’État iranien : « Vous empêchez des artistes de travailler. Lorsque vous prenez de telles mesures, quand vous êtes si répressif avec des artistes, les œuvres artistiques se retournent forcément contre vous. »

Un simple accident, en salles le 10 septembre.