JAMES GRAY : THE KING OF QUEENS
Avec Armageddon Time, en salles ce 9 novembre, James Gray fait son « 400 Coups ». Le New-Yorkais born and raised a frappé à la porte de la compétition à Cannes avec son film le plus autobiographique, tourné dans le Queens et sur lequel plane l’ombre du magnat Trump. Jordan Mintzer – auteur d’un livre d’entretiens avec le cinéaste – s’est faufilé sur le tournage en pleine pandémie. Paparazzi, tests Covid et post-production en live… Récit exclusif derrière l’épaule d’un des grands maîtres en activité.
Adolescent, en 1992, je travaillais après l’école et le week-end dans une boulangerie du Queens, où j’ai grandi. Elle était située près de l’établissement privé Kew-Forest, fondé en 1918, dont je ne connaissais, en tant qu’élève du public, que la majestueuse façade rouge qui se démarquait des immeubles d’habitation de la classe moyenne environnants. J’étais déjà passionné de cinéma et discutais de tous les nouveaux films avec les clients de la boulangerie venus chercher un café ou un bagel. Un après-midi, un gamin est entré et, informé de ma réputation de cinéphile, m’a demandé si je connaissais James Gray. « Non, lui ai-je dit. Qui c’est ? » Il m’a répondu : « Il est allé à Kew-Forest. Personne ne connaît mieux le cinéma que lui. Il connaît tous les Coppola et les Friedkin par cœur ! » Il a acheté quelques bagels et s’en est allé en me glissant : « James est à L.A. en ce moment, il va réaliser son premier long métrage là-bas. » Il faudra eux années supplémentaires à Gray pour terminer Little Odessa, sorti en 1994, mais il était déjà une légende locale. Inutile de dire que je n’ai jamais oublié son nom.
James Gray a depuis réalisé sept films : un trio de polars situés à New York (Little Odessa, The Yards, La nuit nous appartient), deux mélodrames intimes (Two Lovers, The Immigrant), un film d’aventures historique (The Lost City of Z) et un film de S.F. aussi ambitieux que mélodramatique (Ad Astra). Quatre de ses longs métrages ont été présentés en compétition à Cannes, il a remporté un Lion d’argent à Venise à seulement 25 ans et fait partie aujourd’hui, avec David Fincher, Quentin Tarantino, Wes Anderson et Paul Thomas Anderson, des réalisateurs hollywoodiens issus des années 90 les plus encensés et iconoclastes. Pour son huitième film, Armageddon Time – le titre fait référence à un morceau des Clash sorti en 1979 sur la face B du single London Calling –, Gray a décidé de retourner dans le Queens pour réaliser son œuvre la plus personnelle à ce jour. Au croisement entre Les 400 Coups et Amarcord, l’action se situe en 1980, l’année de l’élection de Ronald Reagan. Une partie de l’histoire se déroule à l’école Kew-Forest, précisément là où le cinéaste a commencé à acquérir un début de reconnaissance, du moins aux yeux d’une poignée de gamins du quartier. Seulement voilà : l’école en question ne compte pas seulement Gray parmi ses anciens élèves, mais aussi un autre natif du Queens ; un certain Donald Trump. Le magnat et 45e président des États-Unis est né plus de deux décennies avant Gray, et il n’est pas directement le sujet du film – quoique la famille Trump et son héritage planent sur les événements de l’histoire, de la même façon que l’élection de Reagan. Pour l’anecdote : Donald Trump est renvoyé de Kew-Forest à 13 ans pour avoir mis une baffe à un professeur de musique, à la suite de quoi son père l’envoie à l’Académie militaire de New York, où l’un des élèves n’était autre que… Francis Ford Coppola.
Pour revenir à Gray et Armageddon Time : son double de 12 ans à l’écran, nommé Paul Graff, est interprété par un nouveau venu, évidemment roux lui aussi : Michael Banks Repeta. Le film est une sorte de coming-of-age teinté d’humour – une première pour le cinéaste qui sait se montrer plus drôle dans la vie que dans ses films. Il s’agit aussi d’un regard déchirant sur ce que c’est de grandir et de faire pour la première fois l’expérience de la perte : celle d’amis ou d’êtres aimés mais surtout de sa propre innocence, au moment où l’Amérique prend un virage vers le néolibéralisme, ouvrant un fossé social et économique qui ne fera que se creuser pour, finalement, exploser avec l’élection de Trump en 2016.
Back to the 80s
« Le film s’intitule Armageddon Time, pas ‟Voici venu le temps des rires et des chantsˮ », confie Gray sur Zoom depuis Los Angeles, où il vit désormais. « Le monde était déjà sombre à l’époque, et cela se répercute aujourd’hui sur nous car rien ne compte aujourd’hui davantage que la classe sociale et la race. » L’intrigue tourne autour du jeune Paul et de son amitié avec un étudiant noir, John Crocker (Jaylin Webb), et de ce qui leur arrive lorsqu’ils se font tous les deux renvoyer de leur école publique pour avoir fumé un joint au fond de leur salle de classe de CM2. Pour Paul, dont les parents (interprétés par Jeremy Strong et Anne Hathaway) et le mensch de grand-père (Anthony Hopkins) sont constamment sur son dos mais d’un soutien sans faille, la réponse à ce renvoi est de le changer d’école, en l’occurrence Kew-Forest. Il y intègre un monde de Blancs privilégiés régi par le père de Donald Trump, Fred, qui siège au conseil d’administration. Pour John, son pote noir qui habite seul avec sa grand-mère, c’est une autre affaire. Bien entendu, cette histoire est directement inspirée de l’expérience personnelle de Gray. Même s’il avait déjà exploré certains thèmes qui lui sont chers, en particulier les problèmes de classe et les relations difficiles, voire destructrices, entre père et fils, c’est la première fois qu’il braque la caméra sur lui-même à ce point. « Il faut dire que mes goûts ont changé au fil des ans, remarque-t-il. Je me suis lassé du ‟genreˮ. Ça ne veut pas dire que je n’aime plus les films de genre, d’autres réalisateurs le font de manière brillante. Mais pour moi, comme moyen d’expression, le genre me permet finalement moins de capter directement mes sentiments que je ne l’aurais espéré. »
Armageddon Time est également le premier film de Gray à mettre en scène des enfants dans des rôles principaux – il avait bien déjà dirigé Edward Furlong dans Little Odessa, mais celui-ci avait 15 ans et il était surtout déjà une star. Une expérience inédite qui le force à sortir de sa zone de confort : « Avec des enfants, il faut accepter de ne pas jouer selon les règles habituelles, note Gray. Il faut leur donner beaucoup plus d’indications et trouver la bonne manière de leur parler pour qu’ils donnent exactement ce qu’on veut. » J’ai pu constater ça par moi-même en octobre dernier, en passant quelques jours sur le tournage. À mon arrivée, je retrouve Gray en train d’expliquer à Repeta et Webb un dialogue qu’il souhaite filmer d’une traite, en travelling latéral. La scène se passe devant l’école publique P.S 173Q à Flushing, dans le Queens – celle-là même où Gray était allé enfant et dont il fut renvoyé. Les événements se déroulant en 1980 et non en 2021, les élèves, principalement aujourd’hui d’origine asiatique, ont été remplacés par des figurants blancs et noirs portant des costumes et des coiffures de l’époque (pattes d’eph’, afros, beaucoup de daim et de denim). Pour les besoins de la scène, ils courent dans tous les sens, tout comme le coproducteur et assistant réalisateur de Gray, Doug Torres.
Quand le réalisateur finit d’indiquer à Repeta et Webb leurs déplacements, il se rend compte qu’ils n’ont pas la toute dernière version du scénario, réécrit quelques semaines plus tôt. Les gamins doivent donc mémoriser illico plusieurs dizaines de nouvelles lignes que Gray leur fait répéter, jusqu’à ce qu’ils soient capables de jouer la scène dans un plan ininterrompu de plus de 2 minutes. Entre-temps, des avions se sont mis à atterrir toutes les 5 minutes à l’aéroport LaGuardia situé juste à côté, occasionnant un brouhaha qui gâche prise sur prise. Bientôt, la foule massée de l’autre côté de la rue s’est étiolée pour ne finalement réunir que quelques badauds, tandis que Gray continue à travailler la scène jusqu’à obtenir ce qui lui convient. « Nous avons tourné 27 prises, me rappelle-t-il plus tard depuis L.A. Chaque prise était ratée à l’exception de la dernière. Mais bon, au final, c’est tout ce dont on a besoin non ? »
Chaos sous contrôle
Ce chaos sous contrôle que suppose un tournage dans le Queens se manifeste aussi la veille, lorsque l’équipe débarque dans le parc Flushing Meadows, près des ruines de l’Exposition universelle de New York en 1964. La journée est venteuse et grise, l’hiver mord déjà sur l’automne. Qu’importe, je décide de marcher jusqu’au plateau depuis l’appartement où j’ai grandi (et où ma mère vit encore), à quelques kilomètres de là.
Avant de pouvoir approcher de la caméra, il faut me soumettre à un test Covid dans un site provisoire, au sein du camp de base de la production. Pour Armageddon Time, une équipe entière veille à faire appliquer les protocoles sanitaires imposés par l’industrie face à l’épidémie, avec pour résultat un tournage dont le budget – estimé à 16 millions de dollars – comprend une enveloppe « Covid » de centaines de milliers de dollars. Alors que je me fais tester, je reconnais, assis non loin, le chef opérateur Darius Khondji, lui aussi en plein prélèvement nasal. Une fois l’examen fini, nous rejoignons le plateau ensemble. Khondji, qui tourne son troisième film avec Gray, me parle de leur nouvelle collaboration, et notamment du fait qu’il s’agisse du premier film qu’ils font ensemble en numérique, avec une caméra Alexa 65.
Gray, en tant qu’incorrigible cinéphile, s’était juré de ne jamais passer au numérique et avait même envisagé de filmer Armageddon Time en 16 mm. Mais certains facteurs l’ont cette fois convaincu de changer d’avis. L’un d’eux a été les essais effectués par Khondji en préproduction et qui ont révélé combien l’Alexa 65 savait imiter l’apparence du format 35 mm. Plus décisif encore : les possibilités qu’offre l’Alexa et sa puce de taille considérable pour créer de nouvelles prises en postproduction, notamment des gros plans sur les acteurs qui font gagner un temps précieux sur le plateau. La durée du tournage n’étant que de 32 jours – un planning serré pour un scénario de 130 pages –, passer au numérique a permis de tout mettre en boîte sans sortir des clous.
L’autre facteur important, c’est la méthode de travail développée par Khondji sur son film précédent, Bardo d’Alejandro González Iñárritu. Pour cette production, aussi tournée avec l’Alexa 65, le chef op’ a mobilisé un technicien en imagerie numérique new-yorkais, Gabe Kolodny, qui a conçu un « labo transportable sur le plateau ». Grâce à ce système, les images numériques sont étalonnées et manipulées en temps réel. Plutôt que d’attendre la fin du montage pour procéder à l’étalonnage, le film est donc pré-étalonné au fil du tournage, permettant à Khondji et Gray d’ajuster les images à mesure qu’ils les créent.
Ce jour-là, je le passe à l’intérieur de la tente d’imagerie numérique, encombrée de tant de moniteurs, claviers, molettes et boutons de contrôle que l’on se croit dans un lointain centre d’opérations de la CIA. Sur un bout de papier collé sous l’un des moniteurs, Kolodny a inscrit les mots-clés qui servent de ligne de conduite à Gray : « Distance visuelle, mais sans distance émotionnelle ; le temps révolu ; un fantôme ; inatteignable ; une relique. » Entre les prises, Khondji transmettait par radio ses instructions à son opérateur et à son premier assistant caméra, Eric Swanek.
Comme beaucoup de membres de l’équipe, Swanek est un fidèle compagnon de Gray depuis La nuit nous appartient en 2007, si bien que chaque tournage à New York du réalisateur prend des allures de réunion de famille. Or l’industrie cinématographique locale a subi un changement sismique en vingt ans : la production télévisée surpasse désormais de loin celle des films. De nombreux techniciens de l’équipe d’Armageddon Time font donc le long métrage entre deux boulots télé, notamment pour les séries parmi les plus chères tournées à New York en ce moment, Billions et Succession. Le budget de la dernière saison de la série phare d’HBO aurait culminé à 100 millions de dollars, reléguant le film de Gray au rang de modeste film d’auteur. C’est dire si la plupart ici travaillent pour l’amour de l’art.
La terreur Steve Sands
Ce jour-là, le réalisateur guide Repeta dans son long dialogue sous l’œil bienveillant de « Tony » Hopkins, 83 ans, qui enchaîne les blagues à l’équipe maquillage avec l’accent britannique qu’on lui connaît (Gray était d’ailleurs parvenu à intégrer cet accent au personnage de Hopkins, un immigré russo-juif, en expliquant comment, à l’instar du grand-père du réalisateur, il avait vécu en Angleterre avant d’arriver à Ellis Island). Tous les acteurs sont prêts pour la première prise. Me tenant près de Gray – écouteurs dans les oreilles, les yeux rivés sur son moniteur –, j’aperçois soudain des hommes jouer à cache-cache avec les arbres dans le fond du parc, à la limite du champ de vision de la caméra. Je me dis dans un premier temps qu’il s’agit de passants un peu trop curieux, avant de remarquer les appareils photo dotés d’énormes téléobjectifs qui pendent à leur cou… Comment ces paparazzi sont-ils parvenus à nous retrouver ici au fin fond du Queens, à une bonne heure de route de Manhattan ? Un membre de l’équipe me confie par la suite qu’ils ont pu être rencardés par une source au Mayor’s Office of Media and Entertainment, le bureau chargé d’octroyer les autorisations du tournage. Quoi qu’il en soit, ils sont maintenant une demi-douzaine à prendre des centaines de clichés de Hopkins, et tous paraissent suivre les ordres d’un seul homme : Steve Sands. Cette légende dans le milieu des photographes de presse est à ce point honnie des célébrités et des équipes de cinéma qu’il aurait inspiré le personnage principal de la comédie de 2006 de Tom Dicillo, Delirious, interprété par Steve Buscemi. En tapant
« Steve Sands » sur Google, on tombe sur un tas de photos le montrant en train de se faire malmener voire carrément tabasser par des flics ou des vigiles à même le pavé. Mais le photographe connaît bien son droit à la liberté d’expression, qui garantit la protection constitutionnelle pour toute photo prise dans un espace public, tant et si bien qu’il est connu pour intenter un procès à quiconque pose une main sur lui. Puisque Gray et son équipe tournent ce jour-là dans un parc public, ils ne peuvent rien faire d’autre que fermer les yeux sur l’exaspérante présence de Sands et ses acolytes.
D’abord à bonne distance, les photographes se rapprochent toujours plus à mesure que passe la journée, jusqu’à foncer droit sur Hopkins sitôt que Gray crie « Coupez ! » C’était déjà tendu, mais quand Anne Hathaway débarque sur le plateau, tout part à vau-l’eau. Les gardes du corps de la star et quelques assistants de production ont beau essayer d’écarter les paparazzi, ils passent en force, sinuant entre les acteurs et les membres de l’équipe pour mitrailler l’actrice oscarisée. Insultes, cris, menaces, parfois même entre les photographes : c’est dire combien la concurrence pour des clichés exclusifs de tournage, vendus le soir même au New York Post ou au Daily Mail, est féroce et impitoyable. Gray, que ses nombreuses productions new-yorkaises ont habitué à ces intrusions, observe la scène avec un mélange de détachement et de dégoût. Quand Sands s’est mis à hurler : « Premier Amendement ! » à l’un des assistants, pour défendre son droit à prendre des photos, Gray s’est tourné vers moi, grommelant : « J’adorerais le voir se faire défoncer la gueule, vraiment. » Avant d’ajouter : « Tu peux me citer. »
Gray est de plus en plus nerveux : la lumière du jour décline et ils n’ont toujours pas tourné la séquence avec Hathaway, celle où elle doit traverser le parc à bord d’une Plymouth Belvedere d’époque –, la voiture que conduisaient les parents de Gray lorsqu’il était enfant. Quand le véhicule est prêt, Khondji presse tout le monde de se remuer avant que le soleil se couche. Rien de plus curieux qu’un tournage : les membres de l’équipe restent assis des heures à poireauter, quand soudain c’est l’effervescence et on n’a qu’une poignée de minutes pour réussir une prise majeure. Voilà pourquoi le niveau d’expertise technique doit être très élevé, et pourquoi on compare parfois des productions cinématographiques à des guerres, comme l’a fait Coppola dans une phrase restée célèbre à propos d’Apocalypse Now : « Ce n’est pas un film sur le Vietnam, c’est le Vietnam ! » Il faut être prêt à se jeter dans la bataille.
Pour la séquence avec Anne Hathaway – « l’un des plus beaux plans du film », dixit Khondji –, avec l’actrice vue à travers le pare-brise de la Plymouth, les paparazzi sont finalement repoussés et l’équipe retrouve son calme. Mais alors que Gray s’apprête à lancer « Action ! », Hathaway fait un signe et l’assistant réalisateur se précipite vers elle. Ils discutent un instant avant que l’assistant se tourne et marche droit… sur moi. Je me tiens près d’un arbre qui fait face à la scène, à une vingtaine de mètres et, selon Hathaway, je suis directement dans son champ de vision, si bien qu’elle n’arrive pas à se concentrer. Je déguerpis, ils bouclent la scène.
Skyline et New Jersey
Quand, quelques mois plus tard, je reparle de cette journée avec Gray, il ne partage pas ma vision particulièrement troublée du tournage. « Je ne veux pas que tu te dises que ça a été constamment le chaos. Parce que c’est faux. Ça a peut-être été le cas ce jour-là, mais ça n’a pas été la norme. La norme, c’est que nous étions surtout dans une maison dans le New Jersey pendant 2 semaines et demie, que j’ai pu me poser avec les acteurs et vraiment réussir à faire ce que j’avais en tête. » Admettons. Le huitième long métrage de Gray sera vu comme « un film qui se passe dans le Queens ». Mais en réalité, à l’exception des jours où je me trouvais sur le plateau et de deux ou trois autres journées, il aura été majoritairement tourné dans le New Jersey, à la fois pour des raisons budgétaires et logistiques, au tout premier chef les lieux de tournage – notamment une école qui ressemble à Kew-Forest, laquelle a refusé d’être mêlée à la production.
Changer d’État, passer au numérique, tourner un film d’époque en seulement 32 jours – 35 si l’on ajoute deux jours avec des équipes réduites et une journée au musée Guggenheim… Cela aurait déjà fait beaucoup de concessions pour n’importe quel réalisateur, mais encore plus pour un cinéaste dont le film précédent était un blockbuster de S.F. produit par Disney avec un budget cinq fois supérieur. Cela m’a rappelé ce que Gray disait au cours d’une visite de repérage dans un cimetière juif du Queens à la recherche du lieu idoine pour une séquence d’enterrement cruciale. Alors qu’il déambulait parmi les tombes en compagnie de Khondji (lequel utilisait sur son iPhone une application spéciale servant de viseur), d’une grosse partie de l’équipe et du responsable du cimetière, ils réfléchissaient tous ensemble à ce qui pouvait ou non être fait en termes de cadre pour cette scène. Un angle semblait parfait à Gray, mais on apercevait au loin la skyline de Manhattan et cela aurait coûté trop cher de la transformer, via des effets spéciaux, en ce à quoi elle ressemblait il y a 40 ans. Un autre angle, dont on voyait en arrière-plan un mur couvert de graffitis, pouvait convenir lui aussi, mais il leur faudrait l’autorisation de l’ensemble des artistes graffeurs, ce qui relevait probablement de l’impossible. « Je crois qu’à un certain moment, il faut accepter les contraintes », avait alors dit Gray à l’équipe après avoir finalement trouvé le plan qu’il cherchait. Je lui rappelle cette observation lorsque nous reprenons notre conversation un peu plus tard. « Je ne pense pas que les contraintes soient forcément mauvaises, me répond-il. Il va de soi que certaines sont pires que mauvaises – quand elles t’enferment dans une boîte et que tu ne peux plus rien faire, par exemple. Mais d’une certaine façon, on a besoin de ces contraintes. Parce qu’être réalisateur, c’est en partie devoir sélectionner, choisir ce qui est nécessaire. Vois ça comme ça : tu as une toile, tu l’as étirée, et elle mesure 1,2 mètre sur 1,5 mètre. Voilà la structure qui t’a été donnée. »
La toile d’Armageddon Time s’étire entre Flushing et le quartier de Bayonne ; entre l’enfance de James Gray, le règne de la famille Trump et le début de l’ère Reagan ; entre le film que l’on rêve de faire et celui que les dieux du cinéma nous permettent de réaliser. Le résultat est sans conteste le travail le plus introspectif et fantomatique du cinéaste, et peut-être aussi le plus sociologique, soulignant les contraintes que fait peser sur nous notre classe sociale, en particulier dans une ville aussi concurrentielle, multiethnique et implacable que New York. Mais en filigrane, le film traite surtout des sacrifices nécessaires pour faire le chemin du Queens à Hollywood – un chemin que Gray fera en sens inverse des décennies plus tard.Lorsque je lui demande ce que cela lui a fait de tourner quelques jours dans les rues mêmes où il a grandi – près des petits cinémas où il a découvert les films de Coppola et de Friedkin tant de fois qu’il les connaissait par cœur –, il me répond : « Je me suis senti chanceux d’avoir la possibilité de le faire, mais sans qu’il y ait rien de particulièrement sentimental pendant qu’on travaillait. Ce n’est que plus tard, quand j’ai visionné les rushes, que ça a été très puissant. C’est là que ça m’a frappé, j’ai pensé : mon dieu c’est incroyable. Je regarde ce gamin, et il est littéralement en train de marcher dans mon quartier. »