JOHN LANDIS : "A Hollywood, les cadres sont des clowns"

– JOHN LANDIS : "A Hollywood, les cadres sont des clowns" –

Un film ? The Blues Brothers. Une série ? Dream On. Un clip ? Thriller. Le réalisateur John Landis aura traversé les quarante dernières années l’œil dans le viseur et le sourire aux lèvres, à la fois au cœur du système hollywoodien et à la marge. Salvador Dalí, John Ford, Franco, James Brown, Colin Powell, Michael Jackson… Ils sont tous là, dans sa mémoire et dans ses anecdotes. Qu’il distillait tranquille, il y a quelques années, lors d’une balade dans les collines de Beverly Hills. Et vous savez quoi ? Il sera l'invité d'honneur des deux festivals Sofilm cette année. Il viendra donner une masterclass et présenter ses films les plus cultes au Summercamp de Nantes du 19 au 23 juin, puis aux Tropicales de Bordeaux du 27 au 30 juin. Ca va swinguer. – Par Brieux Férot, à Los Angeles (interview initialement paru dans Sofilm n°12)

 
Une sirène d’ambulance l’a fait digresser une première fois. « En intervenant en moins de cinq minutes, les défibrillateurs ont changé les taux de mortalité de cette ville. » Puis une autre, celle d’un camion de pompiers, l’a amené ailleurs : « Tout le monde pense que le Feng shui est une question d’énergie, mais c’est une question d’argent, comme souvent avec les Chinois… »En roue libre pendant deux heures, John Landis passera tout un tas d’autres sujets à la moulinette : les incendies, la magie, l’affaire Rodney King, les tapis de course à pied, les embouteillages, le 11 septembre, les fusillades… La preuve ultime que tout est matière à parler de tout pour le réalisateur américain, et si possible dans un grand éclat de rire. Sa filmographie est à l’avenant : Hamburger film sandwich, American College, The Blues Brothers, Into the Night, Le Loup-garou de Londres, Un fauteuil pour deux, Un prince à New York, Le Flic de Beverly Hills 3 ou encore la mythique série des années 90 Dream On, entre autres… Au milieu de ce joyeux bordel, un drame, un vrai. En 1983, pour rendre hommage à la série américaine La Quatrième Dimension, John Landis produit, avec Steven Spielberg, un film à sketchs en quatre partie, où Joe Dante et George Miller réalisent également chacun une partie : Twilight Zone: The Movie. John Landis souhaite parler du racisme, et s’attaque pêle-mêle aux nazis, au Ku Klux Klan et aux G.I. au Vietnam. Lors du tournage de ce dernier sketch réalisé par Landis lui-même, l’acteur Vic Morrow avance et tient deux enfants dans ses bras quand un effet pyrotechnique fait vriller le rotor d’un hélicoptère qui, en s’écrasant, décapite l’acteur et un des enfants. Le second mourra quelque temps après. L’équipe technique dans l’hélicoptère sortira indemne. Landis ne s’en remettra jamais. Avec son producteur, le responsable des effets spéciaux et la Warner Bros., ils ont été poursuivis en justice par les familles des victimes pour homicide involontaire. Tous ont été acquittés. Aujourd’hui retiré à Beverly Hills, John Landis réside en contrebas de Beverly Park, un complexe résidentiel énorme où « chaque maison ressemble à un hôtel ». Sylvester Stallone, Eddie Murphy et Denzel Washington sont ses voisins. « Ces baraques sont ridicules. Avant, il y avait de belles maisons dans le quartier mais j’ai vu des familles iraniennes ou russes tout détruire et construire ce genre de châteaux sans âme… », dit-il. Entretien avec un survivant.
 
Est-il vrai que vous avez grandi à Disneyland ? Le parc a ouvert quand j’avais cinq ou six ans. Ils ont fini par tout foutre en l’air, parce qu’ils n’ont pas respecté les grandes idées initiales : un parc pas très grand et surtout dessiné par des décorateurs de cinéma, avec des arbres, des fleurs… Entre le centre-ville et Disneyland, avant, c’était des orangers partout. Désormais, c’est un parking géant. Tout part en vrille, à Disneyworld et EuroDisney aussi. À Paris, le pire, ce sont les stores en plastique et les tentes devant les cafés. Tout est devenu pareil partout dans le monde. Mais bon, quand on sait que les souvenirs de Paris ou Rome sont fabriqués en Chine…
 
C’est d’ailleurs en Europe que vous avez démarré votre carrière, en tant qu’assistant sur des productions américaines rocambolesques… Oui. J’étais le gofer, le mec qui « go for it », pour un café, n’importe quoi… Et je peux vous dire qu’il existe des caractéristiques nationales. Sur un tournage anglais, par exemple, les mecs buvaient lors du déjeuner. J’ai mis un petit moment à me rendre compte que le rythme de l’après-midi était plus lent que celui du matin. Mais en fait, c’est logique : quand tu gères de l’équipement, des camions du matériel, être bourré, ça n’aide pas trop. J’ai travaillé sur de nombreux westerns aussi quand j’étais jeune, dont Il était une fois dans l’Ouest, des films italiens, je suis allé en Yougoslavie et en Espagne aussi pour De l’or pour les braves… Comme tout bon fasciste, Franco comprenait les films. Les gens oublient souvent que Cinecittà a été construit par Mussolini. Franco, lui, disait à la production : « Si vous tournez en Espagne, on fait un deal et je vous fournis l’armée. » C’était intéressant financièrement. Franco a eu raison avant les autres : désormais, la Louisiane ou l’État de New York offrent eux aussi une fiscalité avantageuse.
 
Il n’y avait pas de contrôle politique effectué sur les films de la part de la dictature en Espagne ? Pour les films tournés en espagnol, on n’était pas libres. Mais dès qu’on tournait dans une autre langue, les fascistes ne contrôlaient plus rien. Regardez le nombre de films tournés aux Philippines par Roger Corman sous le régime de Marcos. Les dirigeants se foutaient que ces films soient antifascistes et révolutionnaires tant que les Américains étaient là. Et ils avaient raison : tous ces films où on voyait des femmes se joindre aux rebelles, c’est surtout filmé comme des histoires de seins et de cul.

 
À l’époque de De l’or pour les braves, vous rencontrez Salvador Dalí… Le directeur de la photographie était un Mexicain, Gabriel Figueroa. Il n’a jamais travaillé à Hollywood parce qu’il était communiste mais il a quand même bossé avec John Huston, Don Siegel et John Ford au Mexique. Et surtout, Gaby avait travaillé sur tous les films de Buñuel. C’est comme ça qu’il avait rencontré Dalí. De l’or pour les braves a été tourné en 1969. C’est l’époque où Dalí, grâce à Andy Warhol, est passé du statut de célébrité à celui de star, l’époque où il s’est mis à vendre du parfum et à devenir une caricature de lui-même. Mais moi, je m’en foutais. Pour moi, il restait ce putain de Salvador Dalí qui avait bossé avec Hitchcock. Bref, on se voit, à Trieste. Le restaurant était vide, rien que pour nous, avec deux femmes magnifiques. La conversation s’est déroulée principalement en espagnol. À un moment, pendant le déjeuner, il sort de sa poche un feutre et dessine sur sa serviette un type avec des cheveux longs et une barbe. À la fin du déjeuner, je lui demande si je peux voir le dessin. C’était mon portrait, un vrai, pas un de ses trucs surréalistes, hein… Je lui ai alors demandé si je pouvais l’avoir, et il m’a répondu : « Oui. Pour huit cents dollars. » J’étais tellement choqué que j’ai failli pleurer. J’étais payé soixante dollars par semaine à l’époque, et je devais payer mon hôtel. Quand je lui ai dit que je n’avais pas d’argent, il a froissé la serviette et l’a mise dans sa poche. Un bel enculé. J’étais dégoûté. Gabriel, lui, s’est marré. Il m’a dit : « John, cela t’apprendra une chose : toujours séparer l’art de l’artiste. » C’est très juste. Picasso aussi signait tout ce qui lui passait sous la main et ne payait jamais rien… Un ami à moi, Ray Bradbury, avait loué une maison à Saint-Tropez et il croisait souvent Picasso à la plage. Un matin, très tôt, Ray est réveillé par un mec. C’est Picasso. Il l’emmène en urgence sur la plage, pour lui montrer un grand dessin qu’il a fait avec un bâton sur le sable. Et Picasso lui dit : « C’est pour toi. » Ray commence à s’exciter : « Il faut que j’aille chercher un appareil photo… » Le temps de revenir, le dessin avait été effacé par la mer, évidemment…
 
C’est aussi en Europe que vous avez eu votre première reconnaissance critique. Hamburger film sandwich, votre second film en 1977, y a été tout de suite considéré comme un film d’auteur. Avant les années 80, la critique britannique et française a su voir de vrais réalisateurs dans des films populaires américains, alors que les Américains ne voyaient rien. Mark Twain, qui a été le premier Américain à vraiment se moquer de l’Europe, a dit : « En Europe, ce qui caractérise un artiste, c’est sa plus grande œuvre. En Amérique, c’est la plus récente… » Quand on était américain à l’époque, c’était difficile de se faire prendre au sérieux. À une époque, je livrais le courrier pour des studios qui étaient déjà en train de mourir. Je me souviens d’une rencontre avec George Stevens. J’avais dix-sept ans. J’avais dû me couper les cheveux et porter une cravate pour ce job. J’étais un grand admirateur. Je pense que si j’avais été européen, je lui aurais été sympathique. Mais il m’a toisé : « Cite cinq de mes films. » Je lui en ai sorti une dizaine, il n’y croyait pas. Finalement il m’a invité à déjeuner. Et il a signé mon poster.
 
Votre poster ? J’ai une grande feuille de papier que j’ai fait signer par tout le monde depuis que je suis gamin. Les chanteurs, les acteurs, je m’en foutais mais les réalisateurs, j’étais super fan : Billy Wilder, Howard Hawks, Frank Capra… Je l’amenais partout. Bien plus tard, alors que j’étais chez Universal, je vois Hitchcock. Je l’invite à déjeuner, il accepte. Mais quand je suis arrivé avec mon poster à signer, il m’a regardé en disant, très calmement : « Mais qu’est-ce que c’est que ces conneries ? » L’autre qui m’a impressionné, c’est John Ford. Je l’ai rencontré lors d’un dîner en faveur des nominés aux Oscars, où j’avais accompagné mon ami Costa-Gavras. Je me retrouve assis à côté de Ford. Il ne parlait pas, il mâchait un chewing-gum. Puis d’un coup, il se retourne vers moi en disant : « Tu connais Peter Bogdanovich (qui avait réalisé un documentaire sur John Ford, Directed by John Ford, ndlr) ? – Heu, oui, je sais qui il est mais je ne le connais pas. – Et t’en penses quoi ? C’est un pédé ou pas ? »Je n’ai pas su quoi lui répondre, ce qui est dommage, car ce sont quasiment les seuls mots qu’il m’a adressés de la soirée. Et on apprend aujourd’hui que Ford était bisexuel, alors…

 

« Aujourd’hui, il n’y a plus personne pour incarner physiquement les studios. Et cela touche aussi les acteurs. Pour devenir une star, Robert Downey Jr. a dû faire Iron Man, un personnage sans visage. »
 
Cet Hollywood-là vous manque-t-il ? Hollywood n’a jamais été idyllique, mais disons que c’était différent. Les studios étaient gérés par des mecs qui aimaient les films, des enfoirés hein, des mecs durs, mais ils aimaient vraiment les films. Columbia Pictures, c’était David Begelman. Warner Bros., c’était Steve Ross, United Artist, c’était Arthur Krim… Aujourd’hui, il n’y a plus personne pour incarner physiquement les studios. Ce sont des groupes sans nationalité qui n’existent, pour certains, que pour des raisons fiscales, pour éviter de payer des taxes. Les cadres sont des clowns, ils ne prennent plus aucune décision. Et cela touche aussi les acteurs. Regardez Robert Downey Jr. Pour devenir une star, il a dû accepter le rôle d’Iron Man, un personnage sans visage. C’est quand même incroyable, non ?
 
Vous comprenez que l’industrie puisse évoluer ? Évidemment, tout évolue, mais là, tout est détruit. Prenons la musique : les gens n’achètent plus d’albums, même en ligne, ils achètent une chanson. Le cinéma : on est à un moment où les studios font des films à la con et où les réalisateurs sont en pleine dépression car les films sont désormais regardés sur un ordinateur minuscule. Or, les films doivent être vus dans une grande salle et surtout avec des gens autour : une comédie est plus drôle avec des deux cents mecs autour de toi, un film d’horreur est plus flippant, un drame est plus triste… Même Jacques Tati : tout seul, tu apprécies le film, tu prends du plaisir, mais en salle, tu éclates vraiment de rire, à en pleurer. Quand j’ai vu L’Exorciste, c’était à Westwood, dans une salle de 1 200 places, les gens étaient excités, ils criaient et s’attrapaient par le bras… Aux États-Unis, les festivals de films sont aujourd’hui la seule opportunité pour voir des films. Sauf qu’il y en a trop. À Sundance, cette année, environ 6 000 films ont été envoyés. 6 000 ! Comment peut-on les voir ? Les États-Unis étaient LE marché avant, puis l’Europe et le Japon. Désormais, c’est fini, c’est Shanghai, Pékin, Moscou… L’Inde, ce n’est pas pareil parce qu’on ne peut pas sortir son argent d’Inde. Pendant des années, la MGM a fait voyager ses cadres sur Air India parce qu’il leur restait de l’argent là-bas et qu’ils ne pouvaient pas le rapatrier. Moi par exemple, j’ai fait un Los Angeles-Paris sur Air India. Bref. Pour en revenir au changement, le problème majeur aujourd’hui, c’est encore les histoires d’argent. Moi, la moitié de mes films ont fait plus d’argent le deuxième week-end que le jour de leur sortie. Grâce à un truc tout con qui s’appelle le bouche à oreille. Aujourd’hui, si tu ne gagnes pas d’argent le premier week-end, tu n’existes plus, ils te détruisent et font savoir à tout le monde que tu es un échec ambulant. La prise de risque n’existe plus : un cinéma qui a six salles va mettre Iron Man 3 dans trois salles le premier week-end.
 
Selon vous, les franchises et les remakes en tous genres maintiennent-ils Hollywood sous perfusion ou précipitent-ils sa chute ? Je n’ai rien par principe contre les remakes. Bien sûr ce sont des opportunités marketing, le but est d’exploiter le titre, mais si on y regarde de plus près, de très grands films sont des remakes. Stephen King répondait à un journaliste qui lui faisait remarquer que certains films détruisaient ses livres : « Non, non, regardez, mes livres sont juste là, sur l’étagère, ne vous inquiétez pas pour eux… »Et il ajouté :« S’ils font un bon boulot et que le film marche, je gagne de l’argent et tout va bien. Si le film ne marche pas, je passe pour un génie dont le livre est inadaptable… » Le vrai problème quand tu es réalisateur, c’est que les studios ici ne te donnent pas de l’argent parce qu’ils aiment ton travail, ils te donnent de l’argent pour que tu leur en fasses gagner. Moi, j’ai eu de la chance de travailler à une période où le point de vue du réalisateur pouvait compter. Ce n’est plus vrai aujourd’hui : ils préfèrent embaucher des mecs qui ne leur casseront pas les couilles, c’est tout. Des jeunes, un peu cons, qu’ils peuvent niquer comme ils veulent. S’ils m’embauchent moi, ils auront peur que je ne fasse pas ce qu’ils me disent de faire, et ils n’auront pas tort. Si je ne suis pas d’accord avec ce qu’ils me demandent, évidemment que je vais les faire chier. Sur mes quinze films, j’ai eu le final cut. Aujourd’hui, c’est devenu impossible. Pourquoi pensez-vous que Mike Nichols ne fait plus de films ? Il sait que les mecs ne lui feraient plus confiance. Soderbergh est dans le même cas…
 
Quel regard portez-vous sur le piratage ? Vous voudriez que j’applaudisse ? Quand tu volais quelque chose il y a vingt-cinq ans, tu le savais. La tragédie, ça a été qu’Al Gore n’ait pas été président. Si Al Gore avait été président… Putain de Cour Suprême, on ne serait pas allés en Afghanistan, en Irak, les États-Unis auraient eu une autre position sur le réchauffement climatique et le président des États-Unis aurait été celui qui a inventé Internet. Et ouais, tout le monde s’est foutu de sa gueule quand il l’a dit, mais c’était vrai : il était membre de la commission qui a donné l’argent au Pentagone pour le développer, il avait tout compris. Attention, je ne le vois pas comme Gandhi, hein, mais c’est intéressant de voir qu’aujourd’hui, on doit payer pour être connecté à Internet ! Était-ce le plan politique initial ? Pas sûr…
 
L’industrie cinématographique serait la deuxième plus polluante de Californie après l’industrie pétrolière… ça aussi c’est un changement. Avant, les studios savaient recycler : chaque studio a une scene dock, une boîte énorme où ils conservaient leurs décors les plus précieux. Il y avait ici un décor qu’on appelait le « village européen » parce que, juste en changeant les panneaux de signalisation, il devenait français, italien, écossais, suisse, allemand… Les vieux décors sont très intelligemment dessinés à Hollywood. À tel point que Billy Wilder a dit un jour : « Je suis allé à Paris, France et à Paris, Paramount. Et bien je préfère Paris, Paramount… » Casablanca a été tourné à Burbank, c’est ça, le cinéma… Si Hollywood s’est installé là et nulle part ailleurs, c’est parce qu’à moins de deux heures, il y a tous les décors naturels, le désert, la forêt, les rivières de montagne… Quand la MGM, la Columbia ou RKO étaient au top, qu’ils faisaient 52 films par an, dont beaucoup de westerns, chaque studio avait sa propre armurerie, des winchesters, des colts, qu’ils fabriquaient, recyclaient, etc. Idem pour les costumes. J’ai vu des costumes de mes films dans plein d’autres films. Drôles d’espions (dernier film avec Bob Hope, adapté en français sous le titre Double Zéro, ndlr), par exemple. C’est une comédie sur la guerre froide. Dans le film, les Soviétiques sont en Afghanistan. Ma femme Deborah, qui est costumière, avait fabriqué des costumes de moudjahidines. Un soir, quelque temps après la sortie du film, on va voir le nouveau James Bond, et Deborah me dit : « Regarde, ce sont tous mes costumes ! »
 
Vous aimez qui dans le cinéma d’aujourd’hui ? J’aime bien les films d’Edgar Wright. Shaun of the Dead ou Hot Fuzz, c’est drôle, parce que le mec se fout ouvertement de la gueule de Michael Bay. J’aime bien aussi Guillermo del Toro, Spike Jonze, Wes Anderson, les frères Coen… J’ai vu il n’y a pas longtemps une très bonne comédie, noire et britannique, We Are Four Lions (de Chris Morris, ndlr). Et puis Tarantino. Pulp Fiction est formidable mais je ne sais pas s’il fera d’autres grands films.

 
Tarantino est comme vous, il aurait rêvé d’être noir… Si vous voulez parler des Blues Brothers, je vous le dis tout de suite : ce débat-là est ridicule. Les Blues Brothers viennent de l’amour de Danny (Aykroyd, ndlr) pour le rythm and blues, rien d’autre. J’ai fait ce film parce que je voulais me foutre de la gueule de Danny et de sa passion pour le rythm and blues, il était complètement évangélique avec ce truc. Ce film n’est pas noir, c’est de la musique, rien d’autre, et la musique américaine vient de racines différentes. C’est comme le dixieland, c’est finalement très proche de la musique classique, la même clarinette… Que des Polonais et des Hongrois aient pensé la musique comme des esclaves du Sud, c’est fou…

 

« Atlantic ne voulait pas de John Lee Hooker dans la B.O. des Blues Brothers. “Trop vieux, trop noir”, ce sont leurs mots… »
 
Comment avez-vous eu John Lee Hooker, B.B. King, Ray Charles ou James Brown dans le film ? En 1979, rien de plus simple : il suffisait juste de les appeler. Ils ne vendaient plus de disques, Ray Charles faisait des B.O. de westerns... À l’époque, le rythm and blues était littéralement terminé. C’était l’âge d’or de la disco, les gens écoutaient Abba et les Bee Gees. La Motown était périmée, et le blues était aux chiottes… On avait droit à de la musique afro-américaine, mais elle était jouée par des Anglais maigrichons comme Éric Clapton… Il faut savoir qu’un premier label a refusé de produire la bande originale. Motif : « Qui va acheter un truc pareil ? »On a fini par faire un deal avec Atlantic mais ça a été une bataille terrible avec Ahmet Ertegün (fondateur d’Atlantic, ndlr) : il a accepté mais ne voulait pas de John Lee Hooker dans la bande-originale. « Trop vieux, trop noir », ce sont ses propres mots… Donc John est dans le film, mais pas sur l’album. Il a quand même eu un disque de platine six ans plus tard. Tous ces types ont reconnu ensuite que le film les avait relancés.

 

« Quand on a fait Thriller, Michael Jackson avait vingt ans. Mais c’était comme travailler avec un enfant de dix ans. Il était émotionnellement attardé. »
 
Musique toujours, vous avez aussi travaillé avec Michael Jackson. Deux clips, Thriller et Black or White. Qu’en avez-vous retiré ? Disons que Thriller, c’est mon film mais que Black or White, c’est le sien.Quand on a fait Thriller, Michael avait vingt ans. Mais c’était comme travailler avec un enfant de dix ans, émotionnellement attardé. Sa famille, c’était un peu compliqué. Il avait été maltraité par son père, il aimait sa mère… Puis, avec la célébrité, il a développé le « syndrome Elvis », avec une famille qui dépendait de lui pour vivre… Michael était un être magnifique. Je l’aimais beaucoup, il travaillait beaucoup. Quand il est mort, il avait des dettes énormes. Il me devait de l’argent, alors je l’ai attaqué en justice, mais ça ne nous empêchait pas d’avoir de bonnes relations.
 
Vous vous souvenez de la dernière fois où vous l’avez vu ? C’était un an avant sa mort. Il voulait qu’on fasse un troisième clip. Il m’a appelé et m’a demandé de le rejoindre à l’hôtel pour discuter. Il ressemblait au fantôme de l’opéra : il n’avait plus de nez, envolé, disparu. À la place, il avait une prothèse. Il ne voulait pas que j’ouvre le rideau, on était dans l’obscurité, mais je l’ai vu. Et je me souviens que ma seule préoccupation était très pratique : « Mais putain, comment vais-je bien pouvoir le filmer ? » On a parlé de ses enfants, aussi… Il a peut-être dormi avec des garçons, mais j’ai beaucoup de mal à imaginer qu’il ait pu en abuser sexuellement. Il dormait avec eux comme un garçon de dix ans dort avec ses potes. Il m’avait invité à Neverlandmais j’ai toujours trouvé ça louche et suspect ce lieu, je n’y suis jamais allé… Michael, il fallait le voir sur scène, le filmer ne servait à rien, en fait. Certains performers ont un vrai pouvoir chimique et je ne sais toujours pas ce que c’est. Otis Redding, James Brown et Michael Jackson avaient cela…

 
Vous jouez d’un instrument de musique, pour aimer filmer ainsi la musique ? Non, même pas du triangle. Je lis la musique, mais je ne sais pas jouer. J’ai essayé pourtant. Et si j’en crois Leonard Bernstein, j’aurais le rythme parfait… De toute façon, je déteste quand les gens disent que tel ou tel réalisateur est accolé à un genre en particulier ou que des acteurs sont castéspour un type de rôle, genre De Niro en mafieux ou John Wayne en cowboy… C’est commercialement intelligent de raisonner ainsi, car certains acteurs deviennent une marque, mais c’est frustrant. Qui sait que les meilleurs westerns ont été faits par William Wyler ? Personne, vu qu’il est yiddish, et que c’est moins vendeur. La vérité, c’est que si tu sais comment raconter une histoire, ensuite, ce n’est qu’une question de montage et de pièces à assembler avec un gamin qui s’y connaît sur le logiciel. Le secret, c’est savoir raconter une histoire en rythme. Le timing.
 
« Je n’ai jamais mis “Un film de…” dans mes génériques. Toujours “Réalisé par…”. Dire qu’on a fait un film tout seul, ça n’a pas de sens. »
 
Quand on regarde vos films, on sent qu’il ne semble pas très important pour vous de tout contrôler… Effectivement. Pour la simple et bonne raison qu’il faut admettre qu’il y a plein de choses qu’on ne maîtrise pas. David Lean ou Stanley Kubrick ne lâchaient rien tant qu’ils n’avaient pas ce qu’ils voulaient. Charlie Chaplin, comme Woody Allen d’ailleurs, a tourné une deuxième fois un film qu’il jugeait raté. Mais la réalité, c’est que tu ne peux pas faire cela tout le temps. Il y a tellement d’éléments externes, comme le temps, l’équipement ou les acteurs qui ne peuvent finalement pas faire ce que tu veux, une actrice est enceinte par exemple, qu’il faut bien s’adapter. Et ça, ça me plaît plutôt bien, cette dimension collective de troupe, très proche du cirque. Je n’ai jamais mis « Un film de » dans mes génériques. Toujours « réalisé par », ou alors mon nom est collé à celui du producteur. Ils m’ont conseillé de le faire, mais dire qu’on a fait un film tout seul, ça n’a pas de sens.
 
Vous venez d’une famille juive. Quel est votre rapport avec la religion ? Nous sommes d’origine juive, mais personne n’a jamais vraiment été croyant dans ma famille. En fait, je déteste la religion, toutes les religions, les juifs orthodoxes, les bouddhistes, les hindous… Pour moi, c’est bien simple : le pire fléau dans le monde, c’est la religion, suivi par le nationalisme. Quand ils ont tué Oussama Ben Laden, les gens faisaient la fête dans la rue alors qu’on avait tué un mec ! C’était dingue. Le truc du « Dieu est de mon côté »me paraît tellement débile aussi… Les gens qui prient quand leur bateau se met à couler, il n’y a rien de plus con. Si on est vraiment croyant, il faut lui dire : « Fuck you, Dieu, pourquoi coules-tu mon bateau, enculé ? »
 

Votre meilleur souvenir ? J’étais à Athènes pour Into the Night. On était en voiture avec Costa-Gavras pour aller chercher Michael Cacoyannis, qui a réalisé Zorba le Grec, dans sa nouvelle maison. C’était mon anniversaire. Il faisait nuit, on arrive devant une villa, dans le noir, mais avec champagne, du fromage, etc. Michael me laisse entendre qu’il a une surprise pour moi dans le jardin. Là, il me dit : « Joyeux anniversaire. » Et d’un coup, une lumière énorme envahit le jardin. À cinquante mètres : le Parthénon. Bon, je crois qu’ils ont fini par l’exproprier. – Propos recueillis par BF