JUNGLE ROUGE de Juan José Lozano et Zoltán Horváth

Que font un réalisateur de docu colombien, un pionnier de l’animation suisse et un scénariste français lorsqu’ils découvrent une dizaine d’années de correspondance, soit 11 660 emails enregistrés dans l’ordinateur de Raúl Reyes, numéro 2 de la guérilla communiste des FARC ? Un film, bien sûr. Mais pas comme tout le monde.

Jungle rouge se présente comme une fiction où, comme son générique le précise, « tout est vrai. Ou presque », réalisée en animation mixte, à la croisée des genres. L’objectif ? Raconter une tranche d’histoire colombienne opaque, en immersion dans la moiteur étouffante de la forêt amazonienne. En mars 2008, Raúl Reyes, en charge des négociations pour la libération des otages époque Ingrid Betancourt, est tué lors d’un raid de l’armée colombienne et de la CIA. Avec la disparition de l’un de ses représentants les plus emblématiques, les Forces armées révolutionnaires de Colombie entament alors une longue débâcle qui se conclura en 2016 par un dépôt des armes et la signature d’un accord de paix. Jungle rouge fait un bond de huit ans en arrière pour débuter son récit, retraçant les dernières années de lutte dans la jungle du camarade Reyes, qui, en bureaucrate appliqué, consignait toutes les activités du camp sur son fidèle ordinateur. Du pain bénit à la sauce révolutionnaire pour Juan Lozano et Antoine Germa qui ont épluché méthodiquement cette documentation hors du commun pour concocter un scénario-témoignage soucieux de raconter la vérité en y ajoutant de la chair. À leur disposition : de la pure logistique, commande de nourriture, boisson, protections hygiéniques pour la vie du campement, auxquels s’ajoutent des courriers intimes échangés par Reyes et sa famille mais aussi des conversations plus stratégiques entre commandants des FARC, diplomates, journalistes, membres des partis communistes du monde entier, marchands d’armes ou narcotrafiquants. Le film nous plonge dans le quotidien de Reyes et ses combattants à tous les niveaux, du plus trivial au plus politique sans négliger leurs rapports humains, laissant la place à une réflexion sur le sens de leurs combats et la mise en œuvre pratique d’une utopie communiste. Avec ce sentiment de regarder par le trou de la serrure, Juan Lozano et Zoltán Horváth nous invitent dans l’intimité du camp à assister à la déchéance d’un chef dogmatique, attaché à des méthodes de luttes violentes avec lesquelles l’opinion publique et les médias n’adhèrent plus. Télévision, radio, téléphones, constamment en contact avec le monde extérieur, Raúl Reyes s’éloigne pourtant doucement de la réalité. Il perd pied sous nos yeux et c’est là que le titanesque travail sur l’animation (piloté par Zoltán Horváth) prend tout son sens.

Tropicale maladie

Bien que l’action du film se passe en totalité dans une jungle luxuriante, un tournage avec des acteurs colombiens en chair et en os, a bien eu lieu pendant 5 semaines dans un studio en banlieue genevoise, sur un autre type de fond vert. Les décors et surtout cette végétation tropicale – omniprésente, organique, angoissante – sont le résultat d’images de synthèse créées et ajoutées après le montage, laissant une marge de manœuvre infinie aux animateurs pour modeler l’ambiance du film et lui offrir une dimension sensorielle, à coup de traitements d’images et de filtres, faisant concorder l’état d’esprit de Raul Reyes avec l’humeur de plus en plus sombre de la jungle. Rodé aux documentaires politiques, le réalisateur Juan Lozano à l’origine du projet n’imaginait pas autre chose qu’un film d’animation pour « capter l’âme des FARC et d’une manière plus universelle celle de la radicalisation ». Il s’explique : « Raúl est un personnage de cinéma à part entière : nous avons très tôt pensé au Colonel Kurtz d’Apocalypse Now ou à Aguirre, la colère de Dieu, de Herzog. C’est un personnage qui, à mesure qu’il s’enfonce dans la jungle, sombre dans la folie et la paranoïa. Et la meilleure manière d’incarner ce huis clos cauchemardesque a été l’animation avec tout son pouvoir d’évocation. » En effet, comment capter au mieux l’essence révolutionnaire des FARC qu’en s’appuyant sur un procédé d’animation presque aussi révolutionnaire ?