Kirill Serebrennikov : « Je ne me sens absolument pas en exil »

Quelques jours avant la sortie de son nouveau film, La Femme de Tchaïkovski, rencontre avec Kirill Serebrennikov dans un hôtel parisien. Le turbulent cinéaste russe évoque son rapport à la Russie, qu’il a quittée pendant les premiers mois de la guerre d’Ukraine.


Vous avez eu des difficultés à mener ce projet en Russie. Comment êtes-vous parvenu à l’achever ?
La Femme de Tchaïkovski a été réalisé dans les derniers instants de liberté artistique en Russie. Jusqu’à récemment, malgré les pressions du ministère de la Culture, nous pouvions encore faire à peu près ce que nous voulions. L’État fermait en quelque sorte les yeux. Maintenant l’étau s’est resserré. Les pensées dissidentes sont chassées dans l’art comme elles l’étaient en politique depuis un moment. Un tel film est impossible aujourd’hui en Russie.

Est-ce pour cette raison que vous vous êtes exilé en août dernier ?
Je ne me sens absolument pas en exil. En Europe, je suis chez moi. Je vis à Berlin, aujourd’hui je suis à Paris, une ville qui m’est très familière, quasiment natale, au même titre que Moscou.

Vous choisissez de raconter l’histoire du compositeur Piotr Tchaïkovski du point de vue de son épouse Antonina. Pourquoi ?
Ce film parle du combat de cette femme pour demeurer jusqu’au bout dans la vie d’un homme qui la rejette. C’est une histoire d’amour à sens unique dans laquelle j’ai souhaité ne pas prendre position. Je voulais montrer une lutte des contraires et que le spectateur puisse s’identifier aux deux personnages. Le compositeur veut créer et mon héroïne l’en empêche. Je comprendrais que certaines personnes la perçoivent comme quelqu’un de mal aimable, obsessionnel, castrateur. Mais j’ai essayé de justifier ses actes, de les faire comprendre.

En filigrane, vous traitez du tabou de l’homosexualité en Russie au XIXe siècle. Cette situation a-t-elle évolué depuis ?
L’intimité est devenue un enjeu de communication pour le gouvernement actuel. Les débats liés à la sexualité déchaînent les passions. N’importe quel député peut déclarer qu’il faut brûler les gays sur la place publique, pour se donner l’image d’un défenseur des soi-disant valeurs traditionnelles. Je ne parle même pas des républiques du Caucase où vous pouvez être agressé ou tué pour votre orientation sexuelle. Pourtant, l’utilisation politique de l’homosexualité et les mythes machistes contrastent fortement avec la réalité. Les clubs gays sont ouverts en Russie et si vous allumez la télévision, vous pourrez voir des chanteurs couverts de strass et de plumes danser de façon suggestive. Ce paradoxe entre le discours officiel et les faits pourrait être comique si ses conséquences n’étaient pas aussi terrifiantes.

Ces non-dits reflètent-t-ils une difficulté plus générale à parler librement de certains sujets en Russie ?
La violence de l’État a engendré ce grand mensonge. Le gouvernement intimide les citoyens qui sont empêchés de dire ce qu’ils pensent. Mais, si beaucoup donnent le sentiment de faire bloc derrière le Kremlin, ils sont profondément divisés. C’est ce qu’il se passait sous l’Union soviétique. De nombreuses personnes acquiescent en public, rentrent chez elles et maudissent le pouvoir dans les cuisines, en priant pour qu’il tombe.

Vous êtes parfois critiqué pour votre refus d’assumer un rôle de porte-parole de l’opposition. Votre célébrité ne vous oblige-t-elle pas à l’être ?
Je ne suis le porte-parole de personne, d’aucune cause. Je n’appartiens à aucun parti, je ne me suis jamais aventuré dans l’arène politique et je m’en tiens éloigné le plus possible. Je ne fais qu’exprimer ce que je ressens à travers mon art. Je revendique de pouvoir me tromper, d’avoir tort, de changer d’avis. Je considère que quoi que vous fassiez, quels que soient le film que vous réalisez ou la pièce que vous montez, toute création porte une vision. Il faut être naïf pour exiger des artistes qu’ils ne se mêlent pas de politique. Créer est un acte politique en soi.