La Femme qui en savait trop de Nader Saeivar

Par Laura Pertuy.

Coécrit avec Jafar Panahi, le troisième long-métrage de Nader Saeivar déploie une mise en scène âpre, où se donne le regard franc d’une femme sur le muselage des voix contestataires en Iran. Professeure de danse à la retraite, Tarlan continue de s’investir au sein de son ancienne école, uniquement composée de femmes, et rend régulièrement visite à son fils emprisonné. Elle fait également office de figure maternelle pour Rana, chorégraphe hors pair, et sa fille Ghazal. En découvrant de nouveaux sévices infligés à Rana par son mari, elle tente d’officier comme médiatrice pour le couple, tout en étant bientôt rattrapée par les conséquences d’un meurtre dont elle a été témoin. 

De jeux et d’enjeux de regards, il va en être constamment question dans La Femme qui en savait trop, Prix du public à Venise l’an dernier. Nader Saeivar installe sa première scène dans une salle de danse aux allures de gynécée. S’y tient, au milieu d’autres femmes, Tarlan, dont les yeux sont rivés sur la chorégraphie qui se répète devant elle. Le mouvement ample, les bras lancés vers le ciel, l’enivrant tourbillon des robes traditionnelles et les baisers laissés par Rana et Ghazal sur les joues de l’aïeule – saisis dans un travelling en plans larges – laissent rapidement place à des cadres plus contraits, où les déplacements des femmes sont autrement mesurés. Des espaces au sein desquels elles se trouvent littéralement sommées de baisser, voire bien souvent de fermer, les yeux. 

Une caisse de résonance nécessaire

À plusieurs reprises, Tarlan se lamente des souris qui circulent dans son petit appartement, avec le risque de propager des maladies. De cette plainte, son propriétaire ne veut rien entendre, tant il lui semble criminel de donner la mort à un autre être vivant. L’échange, aussi banal puisse-t-il paraître, est pourtant un élément central de la mécanique implacable qui s’enclenche pour contenir l’avancée de cette « femme qui en savait trop ». L’humanité que ce voisin agite envers des créatures sans défense prend des atours pervers quand il change subitement d’avis pour obtenir les bonnes grâces de Tarlan, dont il est manifestement épris. Cette aisance à moduler des convictions directement liées à la vie et à la mort se retrouve chez l’ensemble des personnages masculins, tous mus par leur propre survie et d’entêtants enjeux de pouvoir. La Femme qui en savait trop ne cesse d’affirmer la place de son héroïne dans l’espace, comme de continuer à regarder droit devant ; malgré la succession d’endroits exigus au sein desquels elle interagit, propices à étouffer la parole. Nader Saeivar, qui a tourné le film illégalement avant de s’exiler, fait évoluer Tarlan parmi cette cohorte d’hommes, sans jamais être dupe de la verticalité qu’on lui impose. Car non contente de s’opposer à un système foncièrement sexiste, elle le fait aussi à un âge qui donne à ses interlocuteurs un levier d’oppression supplémentaire. La présence dans le rôle-titre de l’actrice Maryam Boubani – figure du mouvement « Femme, vie, liberté », qui a défendu le droit de jouer sans hijab – raconte également l’absence de représentativité des femmes âgées à l’écran, d’autant plus dans des rôles principaux. La résistance dont fait preuve son personnage offre un écho bouleversant à sa propre lutte et une caisse de résonance nécessaire aux cinéastes, comme à toutes les voix d’Iran qui s’élèvent pour la fin de l’impunité.

La Femme qui en savait trop, en salles le 27 août.