LA MAMAN ET LA PUTAIN : l’histoire secrète

C’est un petit évènement. Longtemps bloqué pour des questions de droits, on ne pouvait dégringoler les 3h35 de La maman et la putain de Jean Eustache que lors de rares projections sporadiques (ou en téléchargement pirate). Ce temps-là est révolu : son chef-d’oeuvre, fin de comète noire et brûlante de la Nouvelle Vague, ressort enfin en salles dans toute la France et dans une version restaurée 4K. Voici la genèse tumultueuse d’un film hors-norme tourné une bouteille de Jack Daniels à la main, où l’art et la vie se déchirent comme jamais, avec l’issue tragique que l’on connait.

Voilà plus de deux ans que ce dialogue se répète entre Jean Eustache et quiconque le croise le temps d’un café, un film, une soirée : « Je suis en train d’écrire un film, j’ai déjà quelques dialogues, les voici, tu veux les lire » De très longues discussions entre un personnage masculin et deux personnages féminins. Certains assurent avoir vu Eustache descendre dans le premier bar après une dispute avec une femme pour retranscrire sur le papier ce qui vient d’être dit. D’autres, des années plus tard, se rendent compte que ces dialogues soi-disant vrais (on en vient même à dire qu’Eustache cachait des dictaphones sous son lit pour capter au mot près ces échanges) sont truffés de passages extraits d’un tas de livres (Proust, Bernanos, Genet, Bataille), sans parler des citations musicales (Fréhel, Dietrich, les Rolling Stones, Mozart, Piaf…). Dans le film La Peine perdue de Jean Eustache d’Angel Diez,Sylvie Durastanti, sa dernière compagne décrira le cinéaste ainsi : « Quelqu’un qui n’est pas inscrit dans le présent. Un archiviste, quelqu’un qui prend, qui découpe, et qui livre quelque chose. » Pour Jean Douchet, cette tendance à tout archiver tient sans doute à l’influence de Jean-Luc Godard, « qu’il voyait arriver à la rédaction des Cahiers, prendre un livre, noter deux phrases et le lendemain les mettre dans le dialogue du film qu’il tournait, cela l’a poussé à faire la même chose ». Et du côté de sa vie personnelle ? Eustache entretient des liens clairs, mais tordus : Marie, le personnage interprété par Bernadette Lafont, est la transposition de Catherine Garnier, avec qui Eustache vit à cette époque, et qui tient une boutique de mode rue Vavin en face de La Coupole. Non seulement elle travaille dans le film en tant que directrice artistique, mais elle cède aussi son appartement pour en faire le domicile de Marie dans la fiction. Veronika, le personnage interprété par Françoise Lebrun, est dans la vraie vie Marinka Matuszewksi, maîtresse d’Eustache, une infirmière dont les habitudes et la façon de parler fascinent le réalisateur. Finalement, Gilberte, l’ex d’Alexandre interprétée par Isabelle Weingarten, n’est que la transposition de la vraie Françoise Lebrun, ancienne compagne du cinéaste. Cerise sur le gâteau, Jean-Pierre Léaud sera Alexandre, autrement dit, Eustache himself. Normal donc que Lafont décrive ce tournage comme une « espèce de psychanalyse sauvage en permanence dans laquelle j’ai beaucoup souffert ». Le fait qu’Eustache lui dise qu’elle sent « le Truffaut à plein nez » ne doit pas aider, pas plus que la présence triste de Garnier.

Eustache croit dur comme fer à ce film, qu’il envisage presque comme son premier : « Mon tout premier film avait beaucoup d’idées, comme tous les premiers films – on a tellement de choses à dire… Cela fait dix ans. Le temps a passé. J’ai pratiquement pensé à renoncer au cinéma, pensant que ça avait été une erreur d’adolescence. Et puis, j’ai décidé de nouveau d’en faire. J’ai eu envie de dire énormément de choses d’un seul coup. Comme on fait pour un premier film, c’est-à-dire en bric à brac, sans schématiser, sans styliser. » Mais le reste du monde est conscient de la difficulté du projet, d’autant plus que le scénario laisse deviner une durée finale d’environ quatre heures. Léaud est clairvoyant quand il affirme que « c’était risqué de mettre 10 francs sur ce film, c’était un risque énorme ». C’est Pierre Cottrell, ami d’Eustache depuis son arrivée à Paris et qui vient de produire L’Amour l’après-midi d’Eric Rohmer, qui accomplit les miracles nécessaires pour que le film existe. Bob Rafelson, avec qui il avait travaillé aux États-Unis, avait mis à sa disposition « 60 000 dollars pour faire le film que je voulais ». François Truffaut est l’un des coproducteurs (20 000 francs), et au total Cottrell trouve les 700 000 francs nécessaires pour faire le film. Eustache peut cette fois compter sur une équipe de haut niveau, avec Luc Béraud en assistant, Pierre Lhomme en chef opérateur, Jean-Pierre Ruh qui répète au son avant devenir l’un des techniciens les plus prestigieux du monde dans son domaine… Eustache est conscient de cette loi que Bernadette Lafont résume ainsi : « Pour réussir un film fauché, il faut avoir d’excellents techniciens. » Grâce à eux, il parvient presque toujours à tourner dans les « vrais » lieux, même au Train bleu, café de la gare de Lyon où Orson Welles et John Huston avaient échoué à filmer. Eustache devient de plus en plus imprévisible : si quelque chose ne va pas dans son sens, il peut faire un caprice et arrêter le tournage. D’autres fois, il semble étonnamment souple. Cottrell surtout, semble avoir la personnalité parfaite pour le rassurer. Eustache est aussi surpris de bonnes nouvelles qui semblent relever du miracle. Y compris quand cela concerne les seins de Lafont : « Quand elle a lu dans le scénario que Veronika lui disait: « Vieille Marie pourrie avec tes gros seins de femme de trente ans… »,  elle a tiqué. Elle avait des seins normaux, pas gros du tout… Eh bien ils ont doublé de volume, comme ça, sans qu’elle ait rien fait pour…, tu te rends compte…», selon les souvenirs d’Evane Hanska dans Mes années Eustache.

Jean Douchet qui y joue un petit rôle, théorise : « Il était spectateur de ce qu’il faisait, critique de ce qu’il faisait et il réinventait à partir de ça. » C’est aussi un réalisateur qui accuse de plus en plus sa forte consommation de Jack Daniels, sa proximité émotionnelle avec le film et, peut-être aussi, la pression de voir pour la première fois une véritable production cinématographique décidée à le suivre. Isabelle Weingarten confirmera à Didier Morin dans la revue Mettray ces deux visages du cinéaste : « Jean Eustache, sur le tournage, ne me donnait quasiment aucune indication, il était très silencieux, parce qu’il était assez mal, d’ailleurs Il y avait un climat, en particulier un certain jour, on tournait au café Edmond Rostand, place du Luxembourg, tout le monde, toute l’équipe était sur pied, installée, tout était prêt depuis 9 heures du matin, et Jean ne venait pas. On a attendu jusqu’à midi, une heure, tout le monde tirait des têtes longues de trois mètres, dans une ambiance, une atmosphère très sombre, de psychodrame, on ne savait pas du tout ce qui se passait, pourquoi Jean n’était pas là. Il y avait tout de même des bruits qui couraient qu’il se passait des choses tragiques dans sa vie. Finalement, il est arrivé. » Pour le souci provoqué par Mr Jack, Eustache trouve une solution appelée « le Schoum », boisson pour les lendemains difficiles et dont Luc Béraud se souvient comme d’une « solution jaunasse à base de plantes, à l’arôme légèrement mentholé, pour faciliter les fonctions d’élimination digestive et rénale. » Parfois c’est difficile, notamment pour Jean-Pierre Léaud, mais pour une raison très prosaïque : les énormes tirades qu’il doit apprendre par cœur à un rythme pratiquement insoutenable. Pierre Cottrell se souviendra d’un Léaud « malade d’épuisement, ce qui nous a fait perdre deux ou trois jours. Jean-Pierre venait de faire toute une série de films, Le Dernier Tango à Paris, puis un film d’Astruc, et donc, il avait tellement appris de pages de textes qu’à un moment il a craqué ». Pour tenir le coup, il carbure au chocolat, vodka et médicaments pour la mémoire.

Pendant le montage, Eustache est en même temps austère et bavard, « comme dans un monologue permanent, plus qu’un dialogue, et surtout très méticuleux », selon Monique Prim, assistante du cinéaste pendant la période finale du travail, qui s’étalera sur plus de six mois. Entre eux s’installe une étrange routine quotidienne : le matin, Prim va chercher Eustache là où il se réveille, « en général, chez Cottrell, mais ça dépendait des jours », ensuite, elle le conduit dans sa Volvo jusqu’à la salle de montage, déjà une bouteille de Jack Daniels à la main. « Et l’après-midi, il fallait souvent que je descende en acheter une deuxième, relance Monique Prim. La salle de montage n’était pas un endroit gai. » 

Un premier montage est prêt à être montré à l’équipe du film. Jusqu’ici, seul Henri Martinez, ami d’enfance d’Eustache, a eu le privilège de le voir en cours de montage. Le cinéaste convoque tout le monde au Studio Antégor, là où montait Welles. Pendant la projection, Douchet note la présence de quelqu’un qui renifle derrière lui. « Plus le film avance, plus j’entends renifler derrière moi. Pour ne rien vous cacher, ça commençait à m’agacer. Quand les lumières se rallument, je me retourne et je vois une fille complètement en larmes. » Cette fille-là, c’est Catherine Garnier. Le lendemain, l’actrice ne laisse derrière elle que des pots de barbituriques vides et ce mot : « Le film est sublime, laissez-le tel quel. » Douchet : « Je suis intimement convaincu, même de façon purement subjective, que quand Eustache s’est suicidé huit ans plus tard, c’était une retombée de ce suicide de Catherine, qui l’avait profondément marqué» – Article initialement paru dans Sofilm n°49 et son grand dossier Eustache en couverture. Numéro disponible à la commande en ligne.