LASHANA LYNCH : une autre James Bond girl est-elle possible ?

Il s’est fait attendre, longtemps. Mais il arrive, enfin, le nouveau James Bond. Peu réputée pour l’épaisseur et la modernité de ses personnages féminins, la franchise s’est offert les services d’une script doctor de luxe, la mordante Phoebe Waller-Bridge. Alors, une autre James Bond girl est-elle possible ? La réponse, avec la comédienne Lashana Lynch.

Dans Mourir peut attendre, vous jouez le rôle de Nomi, l’agent 00, une jeune recrue au service de sa majesté. Qu’est-ce que la saga représentait pour vous ?

James Bond fait tellement partie de l’expérience british. Même en tant qu’Afro-Caribéenne née au Royaume-Uni, ces films ont marqué mon enfance. C’est extrêmement excitant de participer à une franchise aussi iconique, avec un personnage très moderne. Nomi représente la femme de 2020 (l’entretien a été réalisé au début de l’année 2020, sur Zoom, ndlr), et forme une certaine continuité avec les femmes qui ont marqué les films précédents. Ce sont des légendes !

Vous pensez à qui par exemple ?

Grace Jones bien sûr, quand elle joue May Day dans Dangereusement vôtre, en 1985, avec Roger Moore. C’était à elle que je pensais en travaillant sur Nomi. C’était parfait pour moi : elle est grande, racisée, d’origine jamaïcaine comme moi, et ça me rassurait beaucoup d’avoir ce lien avec les précédents James Bond. En même temps, Nomi est très moderne parce qu’elle nous rappelle que les femmes noires doivent travailler deux fois plus dans un environnement dominé par des hommes blancs. C’est le cas dans le film, et c’est aussi le cas dans ma carrière.

Quand est-ce que vous vous en êtes rendu compte?

Certaines personnes peuvent pointer un moment précis mais je crois que personnellement je l’ai toujours senti. C’était dans l’air, aussi loin que je m’en souvienne. Il y a bien eu un moment en cours de théâtre, quand j’avais 10 ans, où je pouvais voir la prof réaliser que j’étais meilleure que ma camarade de classe, blanche. Et j’ai l’impression de l’avoir vue penser : « Je ne peux pas prendre la gamine noire dans le rôle principal… » Ma camarade a été choisie. Donc à 10 ans, c’était déjà clair que je devrais prouver ma valeur plus que n’importe qui d’autre. C’est progressivement devenu une seconde nature, j’appliquais cette idée un peu partout.

Vous avez grandi à Londres dans les années 1990, c’était comment ?

C’était vraiment spécial. Mon grand-père était disquaire donc je découvrais énormément de musique récente, en plus des vieux titres de ska et de reggae. Beaucoup d’artistes venaient à la maison et vu que j’étais une enfant, je ne me rendais pas compte de leur importance. J’y repense parfois et je me dis : « Attends, Bob Marley était dans notre salon ?? Ah oui… »

Vous étiez élevée par vos grands-parents ?

Non, mes parents étaient bien présents. Mon père était travailleur social, principalement auprès d’adolescents en difficulté, et ma mère gère des logements. Pour la culture jamaïcaine, c’est important que les enfants passent du temps avec leurs grands-parents, afin que les traditions et la sagesse soient transmises entre les générations. À cette époque, je m’impliquais aussi beaucoup dans la musique et le théâtre. Je me rappelle que je voulais être sur scène, et inspirer des gens qui me ressemblent. Si je suis tout à fait honnête, je voulais être une superstar.

Le tournage de Mourir peut attendre a été décrit comme chaotique avec la démission de Danny Boyle, remplacé par Cary Joji Fukunaga, et plusieurs blessures pendant des scènes de cascade ?

J’avais l’habitude de faire une dizaine de prises, et cette fois-ci, il fallait tout faire en cinq. Le James Bond, c’était énormément de boulot. Il fallait du temps, de la capacité d’adaptation, de réflexion. Et j’ai pas mal appris sur mon corps aussi parce que je devais faire les cascades. Donc j’étais secouée à longueur de journée. C’était aussi excitant qu’épuisant. J’en parlais pas mal avec Daniel Craig entre les prises. On se disait qu’on devait jouer nos personnages, sans penser à l’enjeu et à l’ambition de ce genre de blockbusters. Sinon on commence à se sentir scruté et ça ne se passe pas toujours très bien.

Ce genre de projet entraîne forcément beaucoup d’attention sur vous en tant qu’actrice, et en tant que personne ?

Oui, beaucoup de choses découlent de ce genre de rôles, dans l’industrie du cinéma. Notamment dans la manière dont il faut s’adresser aux médias. Dans le cinéma, le sport, n’importe quelle discipline avec un public, une audience, on se lance dans une carrière qu’on avait en tête depuis très longtemps, souvent depuis l’enfance. On espère que ça va fonctionner un jour, mais on ne se prépare jamais à parler de son travail, à vendre chaque film dans des junkets. On me dit souvent que je devais bien m’en douter, mais franchement pas vraiment. Je n’y pensais pas ! C’est devenu clair quand j’ai fait mon premier film, Fast Girls, en 2012, sur des jeunes athlètes, au moment des Jeux olympiques. Je pensais qu’on allait sortir le film, retourner chez nous et ne plus en parler. Puis il a fallu faire une tournée presse et je me disais que c’était étrange. Je devais tout expliquer face à des caméras. Heureusement que j’ai une bonne équipe pour m’aider à gérer tout ça !

Le personnage de Nomi, avant même la sortie du film, a déclenché des débats sur le « politiquement correct » dans l’élaboration de ce dernier opus. Comment avez-vous vécu ça ?

Sans personnage comme Nomi, et sans choix comme celui des producteurs de James Bond, les voix, les vies et les histoires qui sont les miennes, celles de ma communauté, semblent être mises de côté. Comme si elles n’importaient pas. Sauf que c’est important d’avoir des Nomi dans ce genre de film, pour que des jeunes gens puissent voir à l’écran des personnages qui les inspirent et leur ressemblent. Le problème, c’est que tout le monde s’excite sur le fait de voir une nouvelle femme noire dans un James Bond. Personnellement, je serai excitée quand tout le monde trouvera ça normal de voir une femme noire dans un film comme ça. En attendant, il faut plus de Nomi dans tous les films.

Vous pensez qu’il y a un vrai changement sur ce sujet de la diversité au cinéma depuis quelques années ?

Dans le cinéma britannique, il y a un vrai problème de représentation de l’expérience des populations noires. C’est souvent très binaire. J’ai envie de participer à ces histoires, de les jouer, de les réaliser, et de travailler avec d’autres acteurs et actrices noirs avec qui je peux mettre en scène des communautés marginalisées. C’est une de mes responsabilités en tant qu’actrice. Je ne compte sur personne d’autre pour raconter ces parcours de vie. Je pense qu’il y a eu des améliorations ces dernières années mais je ne peux pas utiliser le mot « changement ». Ça voudrait dire que c’est une modification concrète, irréversible, et impossible à ignorer. Ce n’est pas encore le cas. J’espère que d’ici à ce que je sois vieille et à la retraite, il y aura des plateformes permettant à tous les jeunes d’utiliser leur voix pour raconter leurs histoires. Que ça soit au cinéma, ou pas. Attendons pour parler de changement.

Vous avez hésité à accepter le rôle de Nomi ?

Oui, une partie de moi s’est demandé pourquoi ils avaient envie de quelqu’un comme moi. Qu’est-ce que j’allais ajouter à cette franchise ? Est-ce que ça serait un rôle dont ma famille, et ma communauté, pourraient être fiers ? Plusieurs discussions avec les productrices du film m’ont rassurée. Nous avions des idées similaires, et elles voulaient mon histoire. Si tu veux quelqu’un comme moi, tu auras de la classe moyenne et Londres. C’est ce que j’ai apporté à James Bond.