LAVERNE COX : « Il y a un regard patriarcal »
Révélée par la série Orange Is the New Black, la comédienne et activiste trans Laverne Cox fait son grand retour au cinéma dans Promising Young Woman, en salles le 26 mai, un revenge movie très marqué par MeToo. Point d’étape avec elle, au lendemain d’un mandat Trump dévastateur.
Promising Young Woman propose un regard neuf sur le film de vengeance, qu’est-ce qui vous a attirée dans ce projet ?
C’est un projet risqué, intelligent, drôle, provocateur… Je n’en revenais pas de ce que je lisais quand j’ai reçu le scénario. Ce qui est intéressant, c’est que la réalisatrice Emerald Fennell a commencé à l’écrire avant le mouvement MeToo, dont l’apogée était en 2017, même si je tiens à rappeler que le mouvement a été créé par Tarana Burke dix ans auparavant. Et quand je l’ai lu, je me suis dit que ça pouvait être le film « post-MeToo » par excellence. Surtout parce qu’on peut sentir l’humanité de chaque personnage. Même ceux qui font des choses terribles sont des hommes et des femmes persuadés de bien agir, comme le personnage de Connie Britton qui passe une agression sous silence en disant : « On ne devrait pas ruiner la vie de ce jeune homme… » Combien ont pu dire ça, combien de mères l’ont pensé ? Au fond, c’est une réaction terriblement humaine.
Cassie (interprétée par Carey Mulligan, ndlr) piège des agresseurs, et son « projet » finit par avoir un impact considérable sur sa propre vie. Vous êtes vous-même très engagée politiquement, comment gérez-vous cet équilibre entre le besoin de combattre et votre propre sécurité ?
Je parlais justement hier soir avec mon frère de ces activistes comme Al Sharpton et Cornel West, qui luttent depuis des décennies, je ne sais pas comment ils font. J’ai mes propres problèmes de santé, physique et mentale, et il y a tous les combats qui sont nécessaires… et je suis épuisée. Je dois faire des choix. J’ai décidé de donner la priorité à ma santé mentale l’an dernier, et puis il y a eu beaucoup de travail, et puis la pandémie… Pour l’instant je n’ai pas trouvé d’équilibre, et mon engagement m’a fait souffrir, je suis très sensible. C’est éprouvant de s’engager, le film montre ça très bien.
Sur vos six derniers films, cinq ont été réalisés par des femmes. C’est un choix ?
Je ne connaissais pas cette statistique, mais oui c’est vrai, ça alors ! C’est cool ! (rires) J’ai eu la chance d’être révélée par Jenji Kohan dans Orange Is the New Black et je suis très reconnaissante envers les femmes de l’industrie qui ont détecté un talent en moi. Mais ce n’est pas conscient, ce sont juste les projets qui m’excitent, avec des rôles nouveaux pour moi ou des scénarios que je trouve brillants.
Mais ça change beaucoup de choses, de travailler avec une réalisatrice ?
C’est difficile de répondre à cette question sans être essentialiste et dire que « les hommes réalisent comme ça » et « les femmes réalisent comme ça », je trouve ça réducteur. C’est de l’art avant d’être une question de genre. Je considère plutôt qu’il y a un regard patriarcal par opposition à un regard féministe. Plutôt que réduire les hommes et les femmes à leur genre, c’est plus une question de perspective parce qu’on sait que certaines femmes peuvent soutenir le patriarcat autant que les hommes. On parle parfois aussi de regard trans… Toutes ces notions issues de la critique de film féministe me semblent passionnantes.
Le film réussit à être assez drôle malgré son sujet sensible. Est-ce que ce n’est pas effrayant pour une actrice de participer à ce genre de projet ?
À la fin, un film est entre les mains du monteur, pas celles de l’acteur, donc je suis à la merci du réalisateur. J’ai dû dire non à des projets parce que je n’avais pas totalement confiance, ou que je ne trouvais pas le scénario à la hauteur de ses ambitions. Quand j’ai lu celui de Promising Young Woman, puis quand j’ai rencontré Emerald Fennell, et surtout quand j’ai vu la série Killing Eve (Fennell est showrunneuse de la saison 2, ndlr)… ce n’était pas compliqué de se dire « je vais en être ».
Vous avez produit Disclosure, le documentaire de Sam Feder sur les progrès inouïs dans la représentation des personnes trans à l’image. Pourtant, les blockbusters sont encore très en retard sur cette question… C’est la dernière frontière ?
Oh ! il y a tellement de frontières… au cinéma en général. En fait, la plupart des progrès sur la représentation trans viennent de la télévision. Le cinéma y arrive mais ce n’est pas encore ça, et les gros films de studios pas du tout. Mais je crois qu’on y viendra. Ce genre de film donne la priorité à la rentabilité donc la question c’est de savoir si moi, ou mes collègues qui sont trans, sommes rentables. C’est une histoire de commerce.
Donc le sabre laser, ce n’est pas encore prévu ?
Ce serait génial, j’adore Star Wars ! En ce moment je dois m’entraîner au maniement des armes pour un film, je ne peux pas révéler quel genre d’armes, mais j’adore ça, m’entraîner dans mon salon. Donc on verra bien.
En France, il arrive encore que des acteurs cisgenres incarnent des personnages trans. Est-ce un problème, pour vous ?
En tant qu’artiste, je ne veux jamais dire à un autre artiste ce qu’il doit faire avec son œuvre, qui embaucher comme acteur. Je crois en une liberté artistique absolue. Mais je pense qu’il est important d’être informé sur les conséquences sociales et politiques de nos choix artistiques. Aux USA, 80 % des gens déclarent ne connaître aucune personne transgenre. Donc ce que ces gens savent au sujet des personnes trans vient des médias. Quand on voit un homme cisgenre incarner une femme trans, ça envoie le message que les femmes trans sont en réalité des hommes. Jared Leto joue à merveille le rôle de Rayon, une femme trans, dans Dallas Buyers Club. Mais ensuite, il monte sur la scène des Oscars avec sa belle barbe et clairement, c’est un homme. Et ça a un impact, notamment sur les hommes qui pourraient être attirés par des femmes trans. Ça participe à la violence que les femmes trans subissent. Donc jusqu’à ce qu’on arrive à un point où il est largement admis que les femmes trans sont des femmes, ce genre de choix de casting peut avoir un impact direct sur leur sécurité. Si un artiste veut quand même faire ce choix en sachant ça… c’est comme ça. Mais il faut au moins qu’il en soit conscient. C’est pour ça que le documentaire Disclosure existe : toute personne qui veut raconter une histoire trans ou écrire un personnage trans peut commencer par regarder ce film.
Il y a eu un changement de majorité récemment dans votre pays… Quelle est l’étendue des dégâts, pour les personnes trans en particulier ?
L’administration Trump a provoqué un recul sans précédent des droits des personnes trans. Tout ce qui avait été mis en place sous Obama pour organiser l’accueil des enfants trans à l’école, ça a été jeté à la poubelle. Les trans ont été exclus de l’armée, discriminés à tous les niveaux, logement, santé, emploi… Un mémo découvert par le New York Times a montré que le gouvernement considérait que l’identité de genre ne pouvait pas être liée à autre chose qu’au sexe biologique et à l’ADN, donc, en gros, ils estimaient que les personnes trans n’existent pas. Je pense que la majorité conservatrice à la Cour suprême, c’est quelque chose qui va avoir un impact pendant des décennies. Tout ça, ce n’est pas uniquement lié à Trump ; le Parti républicain, qui était complice, et les médias, qui ont préparé le public à ne plus avoir confiance dans les faits, ont encouragé le conflit… Les démocrates sont aussi responsables – je n’arrive pas à croire que je dis ça publiquement – ils n’ont pas su le surveiller, le rendre responsable. Quand ils ont obtenu la majorité il y a deux ans, ils auraient pu créer un système de défense bien plus solide contre cet homme et ce niveau de corruption. Girl… Tu m’as mise de mauvaise humeur alors je vais en rester là ! (rires)
Entretien paru dans SOFILM n°84, en kiosque jusqu’au 18 mai et disponible à la commande par ici.