Le Domaine de Giovanni Aloi

Par Quentin Convard.

« J’aimerais qu’il y ait un peu d’action :
Je rêve d’accidents de bagnoles, de crash d’avions
De fusillades, d’embrouilles avec les schmitts ;
Mais ici on se fait chier comme dans un épisode de Derrick »

Depuis la fin des années 90, le flow du rappeur MC Circulaire vient conter avec perfection le spleen des bleds paumés, de la France éternelle, des villes désindustrialisées. Cet ennui qui pousse à se la coller, à se prendre un platane au bord de la départementale ou à envisager une carrière dans le grand banditisme avec pour seule référence un poster de Scarface accroché au mur. Au contraire de la musique ou de la littérature, le cinéma a longtemps boudé la province. Mais récemment, une nouvelle génération de cinéastes est venue apporter un autre regard sur ces territoires : Chien de la casse, La Pampa, Comment c’est loin… et aujourd’hui, Le Domaine. Damien, jeune étudiant ayant quitté sa campagne natale pour Saint-Nazaire, sert en marge de ses études des burgers dans le restaurant miteux de Mallaury, le caïd local. « Caïd », ou plutôt arnaqueur-pied nickelé-mégalo-lunatique enchaînant les combines pourries. Comme celle de son domaine de chasse sans gibiers, transformé en lupanar pour bourgeois rances et rougeauds tout droit sortis des meilleures pages de Madame Bovary. Et Damien dans tout ça ? Parcours classique de l’adolescent qui veut grandir trop vite : fascination pour le malfrat, combines peu glorieuses, plongée dans la violence inhérente à ce milieu et aux mauvaises idées qui l’accompagnent.

Un polar graphique et stylisé

De Bully à Fargo, de Good time à 7 h 58 ce samedi-là, le cinéma est truffé de personnages commettant l’irréparable ; que ce soit par caprice, rêve de gloire, frustration ou tout simplement bêtise. Le Domaine vient se placer fièrement dans cette liste non exhaustive. Fièrement ? Oui ! Et le réalisateur, Giovanni Aloi, peut pour cela remercier Martin Rit, le chef opérateur, avec lequel il a façonné ce polar stylisé et graphique. Travellings en pagaille, flous volontaires, néons agressifs, jeux de caméras surréalistes… Trop d’effets tuent-ils l’effet ? Pas toujours. Bien dosés, ils servent et suivent parfaitement le récit autant que la psyché du personnage principal, ses rêveries, son imagination et ses espoirs, permettant au passage à Félix Lefebvre d’exposer l’étendue de son talent. Le jeune acteur campe un apprenti gangster convaincant à la tchatche hachée et mélancolique, dans une sorte de négatif d’Alain Delon. Quand ce dernier essayait de masquer son sourire carnassier afin de mieux simuler le candide (au hasard, Plein Soleil ou Le Guépard), Félix Lefebvre durcit son regard, force sa voix, se vieillit volontairement… Que d’artifices ne masquant jamais totalement sa tête et sa démarche de garçon dépassé refusant d’être pris pour un gentil. Le voici, le thème central du Domaine : Giovanni Aloi dépeint avant tout le portrait d’une jeunesse désabusée, remplie de fantasmes et gorgée malgré elle d’une naïveté confondante. Et pour quoi faire, finalement ? Ici, pas de rédemption, pas de morale qui élève, pas de justice divine. Seulement l’histoire d’un fait divers à la réalité froide et implacable, sublimée par une mise en scène ambitieuse.


Le Domaine, en salles le 14 mai.