JOKER de Todd Philips

– LE FILM DE LA SEMAINE : JOKER –

Ce n’est pas le biopic du créateur du célèbre jus de fruits qui a récemment reçu la récompense suprême à la dernière Mostra de Venise. Le Joker du cinéaste Todd Phillips est une approche quasi auteuriste de l’icône du mal, pire cauchemar de Batman et, peut-être, le plus fascinant bad guy du cinéma de super-héros. Bonne pioche, c’est le Joaquin Phoenix des grandes campagnes pré-Oscars (bouche tordue et amaigri) qui s’y colle.

 
Comment raconter pour la énième fois (ce qui fait l’ADN même du comic, royaume du reboot infini) l’origine d’un des personnages les plus emblématiques de l’univers DC ? La tendance actuelle répondrait : en lui conférant plus de réalisme que dans les approches précédentes. Réalisme + dureté + saleté = proximité. Telle serait l’équation. La clé repose alors sur les épaules de l'interprète. Si l’on oublie l’excité Mark Hamill, le lysergique Cesar Romero et la boutade de Jared Leto, le défi en l’occurrence était de marcher sur les traces de Jack Nicholson et Heath Ledger, jusqu’à présent les deux incarnations du Joker les plus convaincantes. Joaquin Phoenix semblait la meilleure option possible. Et on ne se trompait pas.
 
La valse du pantin
Sur le papier, Arthur Fleck (véritable nom du Joker), est un mélange de Rupert Pupkin (La Valse des pantins), Travis Bickle (Taxi Driver) et Alex DeLarge (L’Orange mécanique), avec un petit zest de Norman Bates. Mais, au moment de transformer en interprétation physique cette description conceptuelle, Phoenix a décidé de construire de zéro un personnage absolument nouveau, se laissant emporter par son propre rythme intérieur jusqu’à atteindre une présence d’une fermeté rare, entre l’histrionisme et la lividité. C’est dans ces moments où son corps pousse le personnage, se regardant dans le miroir, sortant dans la rue, décidé à faire quelque chose de moralement pas cool, que Phoenix brille et devient plus grand qu’un simple personnage : c’est là qu’il s’empare du Joker, la plus grande représentation du mal et de la folie déchaînée, selon DC. C’est là, en définitive, que l’acteur devient légende.



On dirait presqu’un cliché : Joker n’est pas un film de super-héros. Mais, attention, ce n’est pas un film de super-méchant non plus. C’est l’histoire d’une chute, d’une descente dans la folie, et d’une résurgence qui commence, très, très bas, là où s’opère la transformation, là où l’homme devient une icône. Vous l’aurez compris, Todd Phillips, célèbre grâce à ces Very Bad Trip, s’éloigne ici de l’humour régressif et retrouve la noirceur de ses débuts, celle de Rock'n'Roll Overdose, en moins eschatologique et beaucoup plus minutieuse et prolixe. En pleine âge du remix culturel, Phillips manipule avec aisance ses citations : Taxi Driver, La Valse des pantins, évidemment, mais aussi la crasse seventies de Serpico ou Un justicier dans la ville. C’est dans cet univers-là que Phoenix nous offre son tour de force et nous invite à descendre, une à une, les marches de l’aliénation, à nous étouffer avec lui dans ce monde gris, sale, brouillé, où le quotidien urbain se déchire, où la folie se contamine comme un virus. Oui, Joker est un film grave, un film conscient de soi, mais elle est là justement la bonne nouvelle : le cinéma de super-héros cherche enfin dans ses propres marges, cessant de se répandre dans la surenchère spectaculaire des galaxies, pour plonger dans les recoins de la conscience de ses personnages. Et si ce cinéma de super-héros dont on était un peu lassé devenait la seule planche de salut viable de l’acteur américain ? À suivre… Pablo Conde