L’ENLÈVEMENT de Marco Bellocchio

Avec L’Enlèvement, Marco Bellocchio poursuit son entreprise de dissection de l’Italie moderne, en posant un oeil tragique sur un rapt d’enfant à l’orée de l’unification du pays. Une grande fresque historique teintée par l’insondable mélancolie d’un enfant nulle part chez lui.

C’est une scène simple et candide qui pourtant condense en un seul geste toute la naïveté de l’enfance : 1851, à Bologne. Edgardo, jeune juif arraché à sa famille par l’État pontifical, erre de nuit dans la chapelle déserte d’un collège catholique. Encore vierge de tout endoctrinement, il libère un Christ de se clous qui, enfin désentravé, s’en va sans se retourner. Cette inversion entre le persécuteur et le persécuté, cette réécriture iconoclaste de l’Histoire rappellera des beaux jours aux amateurs de Bellocchio : dans Buongiorno, notte (2003), Aldo Moro s’échappait déjà de la geôle des Brigades rouges. Les poings dans les poches et la liberté rendue in extremis. Avec son nouveau film Bellochio perpétue son grand oeuvre, devenu presque un manifeste esthétique : creuser sous l’Histoire officielle de l’Italie (celle « avec une grande hache », comme l’écrivait George Perec) des réseaux intimes souterrains où le mélodrame surgit toujours comme un souffle au coeur du récit officiel.

Mauvaise foi

Rapito s’intéresse à une période matricielle mais méconnue de la péninsule : son unité, acquise par la violence des prises de bastion et des guerres de clochers. Et comment mieux filmer l’écartèlement d’un pays qu’en embarquant un témoin innocent dans un récit d’apprentissage déglingué, où il revient plus à Edgardo d’apprendre le reniement que le pardon, plus la duperie que la sincérité ? La mise en scène de Bellochio se joue des contrastes, entre le clair-obscur secret des familles juives et le luxe ambitieux du Vatican (l’enrôlement des enfants passant par un bourrage de crâne rococo), mais ce qui retient sa caméra n’est pas tant la religion que la foi – en sa famille, en la République, en son parcours. Une prédestination vécue à hauteur d’enfant, comme un calvaire et comme un défi : on comprend aisément pourquoi Spielberg a longtemps caressé l’espoir de réaliser un film sur cette histoire, transposée cependant dans les lebensborn nazis.

Bellocchio permet ainsi à son personnage en quête d’auteur, ni juif, ni chrétien, ni bourreau, ni victime, de se confronter à sa propre solitude de double apatride, d’oublié des dieux et des hommes. Arraché à l’amour familial et élevé au mensonge, c’est en converti qu’Edgardo poursuivra sa quête d’identité. Mais s’il a pu sauver Jésus en tant qu’enfant, c’est adulte qu’il fera l’amère expérience de la désillusion qui accompagne chaque révolution – qu’elle soit religieuse ou sociétale. L’Italie panse ses plaies, mais l’essentiel de la ruine est ailleurs : en fin de compte, c’est son coeur le pays le plus ravagé.

Chroniques dans Sofilm n°99 , en kiosque (Septembre-octobre).