LEOS CARAX : « Mes films n’ont jamais marché »
Dire qu’il est rare relève de l’euphémisme : Leos Carax, c’est une quinzaine d’interviews en près de quarante ans et puis c’est tout. Invité à s’exprimer dans le cadre d’une masterclass au Festival du Film de la Villa Médicis à Rome, le réalisateur de Boy Meets Girl, Holy Motors et Annette est revenu sur ses méthodes et obsessions. Morceaux choisis.
Le cinéphile
Je me souviens de ces années de cinémathèque devant un grand écran qui projette des choses muettes, très primitives. Parmi ces cinéastes, Grémillon me paraissait l’un des plus âpres. Certains choisissent entre les Beatles ou les Rolling Stones. Moi j’aimais bien Renoir, mais j’avais choisi Grémillon. J’ai commencé le cinéma assez jeune, très vite après avoir découvert ces films. Il y a peut- être trois ou quatre ans entre les deux. Avec mon premier film, j’ai voulu payer ma dette au cinéma. Faire preuve d’inventivité, essayer des choses, m’inscrire dans une continuité. Avec le second film, j’ai eu l’impression que j’avais payé ma dette. Je me suis senti plus libre d’inventer mon classicisme à moi. Je n’avais plus la béquille de l’amour du cinéma, même s’il sera toujours là. À 25 ans, j’ai arrêté de voir des films. Je les ai toujours en tête mais je m’en suis en quelque sorte libéré.
Être cinéaste
Je suis arrivé à Paris à 17 ans, je ne parlais pas. Je ne connaissais personne. Quand j’ai compris qu’il y avait quelqu’un derrière une caméra, qu’un film ce n’était pas qu’un récit et des acteurs, ça m’a paru être LE moyen de communiquer. Et puis, s’il y avait une caméra entre moi et les filles, peut-être que quelque chose devenait possible (rires). Quoique, quand j’ai commencé à faire des films, je n’avais aucune idée de ce qu’on devait dire à un acteur ou une actrice. Lors de mes trois premiers films, je n’ai quasiment pas parlé à Denis Lavant par exemple, d’autant plus que lui non plus ne savait pas quoi dire aux cinéastes. Je n’ai jamais beaucoup dirigé. Je ne crois pas savoir le faire. Je ne sais pas quoi dire aux acteurs.
Le truc bizarre avec un cinéaste, c’est que souvent il ne sait rien faire. Il ne sait pas tourner, ne sait pas prendre le son, ne sait pas jouer. Ça fait partie du bluff, le cinéaste prétend qu’il sait tout faire. Du coup on apprend sur le tas, on cherche, d’autant plus que moi je n’ai pas fait d’école. Il y a cette arrogance : c’est comme se prétendre musicien sans savoir jouer d’un instrument. C’est peut-être pour ça qu’il y a beaucoup de peur sur un premier film. Boy Meets Girl, je l’ai tourné en noir et blanc car j’avais peur de la couleur.
Denis Lavant
Il y a plusieurs personnes, pas beaucoup, disons 4-5… Si je ne les avais pas rencontrées, je n’aurais pas pu faire de cinéma. Il y a eu Jean-Yves Escoffier, un chef opérateur débutant. Il est devenu comme mon grand frère, on a fait trois films ensemble en dix ans. Sans lui, je ne sais pas ce qui se serait passé. Et puis il y a eu Denis Lavant. J’envisage Denis un peu comme un homme-enfant ou un homme-singe… En plus il vient plus du cirque que du cinéma. Il n’a jamais voulu faire de cinéma, Il est resté un acrobate, avec quelque chose de très enfantin. J’espère que je le filme mieux qu’avant. Je le vois vieillir. On se voit vieillir avec le temps. Mais la part d’enfance ne change pas. Avec Denis, on a le même âge, on fait la même taille… Lors des trois premiers films, lors desquels je ne lui ai quasiment pas parlé, je ne voyais pas Denis mais les personnages qu’il incarnait, qui s’appellent tous Alex (le vrai prénom de Leos Carax, ndlr). Je ne le connaissais pas et je pense qu’à l’époque, quand il s’en est rendu compte, il m’en a voulu. Sur le premier, je l’ai filmé de manière très statique, à l’arrêt, comme une sculpture. J’avais l’impression de ne pas être allé assez loin avec lui, alors pour le deuxième j’ai essayé de le filmer en mouvement, comme un animal. J’ai donc pensé, par exemple, à un saut en parachute. Le problème, c’est que si un acteur fait quelque chose, j’essaie de le faire également. Je me suis donc retrouvé à sauter, on a tous sauté… Pour Piccoli et Juliette, c’était la première fois! Un film, c’est une tentative d’échapper à la gravité. C’est un bluff énorme. On dit : « Je sais ce que je fais, donnez-moi de l’argent… ». C’est un saut dans l’inconnu, une imposture, on fait semblant de savoir ce qu’on va faire.
Filmer ses amoureuses
Y’a un truc qui m’a toujours semblé très étrange, c’est le casting, soit un réalisateur qui cherche un acteur ou une actrice pour une histoire préexistante. C’est très violent un casting. C’est le seul boulot où on vous dit : « Vous avez pas le rôle car vous êtes trop petit, trop gros, trop foncé ». Ce n’est pas quelque chose de normal. Donc, je n’ai quasiment jamais écrit un film sans savoir pour qui je l’imaginais. Et pour moi, ça a toujours été de l’ordre du naturel que de filmer mes amoureuses. Il y avait le désir de les filmer. C’est un désir bizarre, et ce n’est pas le même désir que lorsque l’on filme un acteur masculin, mais ça n’en est pas très loin non plus. C’est mystérieux : pourquoi avoir envie de filmer quelqu’un? Je n’ai pas la réponse.
Le tournage-montage
Les premiers jours de tournage sont très souvent à jeter. Les gens ont peur, ils sont guindés, pas très frais ni naturels. Je monte en même temps que je tourne. Nelly Quettier, la monteuse, reçoit tous les rushs en temps réel. On se parle un peu au téléphone, je lui donne mon sentiment de la journée, je lui dis que je pense avoir réussi ou raté ceci ou cela. Elle recueille des plans, elle essaie, elle commence quelque chose et moi, je découvre ça le week-end avec elle. On travaille ensemble depuis longtemps, ça aide.
La performance physique
Certains de mes tournages ont pu être difficiles, et j’ai toujours vu les moments de performance physique comme des choses qui maintenaient les acteurs, nous maintenant tous dans l’énergie. Je pense notamment aux Amants du Pont-Neuf. Même si c’était difficile, ils devaient entretenir quelque chose de physique pour une scène ultérieure. Il y avait ce besoin de rester en forme pour danser, faire du ski nautique… Et puis il y a une joie dans cette dépense qui consiste à se donner à corps perdu dans la course ou la danse. Et la joie est très importante au cinéma, même dans le film le plus noir qui soit.
La musique
Ce n’est qu’avec mon quatrième film, Pola X, que j’ai osé intégrer une musique originale, composée pour l’œuvre. Avant, j’avais trop peur de communiquer avec un compositeur. J’avais peur de ne pas savoir lui transmettre mes idées. Ceci dit, je ne sais toujours pas, comme je ne sais pas parler à un chef opérateur. C’est très mystérieux : si je demande une musique à un compositeur que j’aime, comment décrire cette musique? Je ne suis pas musicien, si ça ne me convient pas, je ne peux pas changer les notes, nuancer la chose. J’avais trop peur d’être bloqué et j’ai mis énormément de temps à affronter cela. Avant, je n’utilisais que des musiques préexistantes, des musiques ayant inspiré la scène ou alors des musiques de quand j’avais 12 ou 13 ans. Ça a finalement été très simple sur Pola X, donc ça m’a encouragé. Sur Holy Motors, même chose. On ne m’a jamais livré quelque chose que je n’ai pas aimé. Et les Sparks, je suis fan depuis l’adolescence… Ils n’ont pas d’ego, sont très humbles. Je me suis senti chez moi. On a fait 80 chansons, il en reste 40 dans le film. J’ai eu le sentiment de composer, sans écrire une note.
Le rêve
Une seule fois, j’ai fait un rêve et je l’ai filmé. J’ai beaucoup rêvé, à certaines périodes je me réveillais trois ou quatre fois par nuit, j’enregistrais mes rêves puis les retranscrivais. Cela pouvait être très bref ou représenter 3 ou 4 pages de dialogues. Mais mon inspiration, finalement, n’est jamais venue de mes rêves. Ce sont deux dimensions différentes. Le cinéma est plus mystérieux qu’un rêve.
Obstacles et facilité
La scène de la tempête dans Annette, avec les acteurs qui chantent en direct, elle est amusante et facile à faire. Pas pour les acteurs, attention! Mais pour moi, oui. Il y a là un côté un peu dinette du cinéma, train électrique. J’ai toujours aimé ça, les perruques, les faux nez… Le cinéma vient de là. On fait beaucoup d’essais avec Caroline Champetier, la cheffe opératrice. On a fait joujou. Sur Les Amants du Pont-Neuf, c’était beaucoup plus compliqué. Déjà parce que j’ai imaginé un film dans des décors que je n’ai pas obtenus. Et puis, comment faire un film sans porte, sans chambre à coucher, sans téléphone? Ça aide beaucoup pour les raccords, ces choses-là. Je ne saurais pas non plus faire une scène de repas à plusieurs personnes. Je ne l’ai jamais fait, je ne saurais pas du tout par quoi commencer. Dans Annette, il y a une scène où Adam Driver tue un autre acteur. On avait un jardin, c’était la nuit. Je me suis dit : « Mais comment ça va se passer, où est-ce qu’ils vont aller?». Je ne savais pas faire. Ça fait très peur mais c’est nécessaire de s’y confronter. Et par moments, par chance, c’est ce qu’on réussit le mieux.
L’argent
Mes films n’ont jamais marché. Donc, il y a toujours la peur de perdre sa liberté. La liberté de faire un film, ou de le faire comme on voudra. Holy Motors, c’est un petit film qui est né de ça. Je n’avais pas fait de cinéma depuis dix ans, j’ai ressenti le besoin de faire quelque chose vite, avec Denis. C’est un film important car il symbolise une liberté retrouvée. Par sa petitesse, sa vitesse, j’ai eu l’impression que c’était comme un premier film. Mais comme je tourne peu, chaque film me donne cette impression. Ça me paraît sain et normal. Le fait de ne pas faire d’entrée impose de trouver d’autres voies et donne en même temps cette liberté. •
Entretien dans Sofilm n°100 , en kiosque !