« Les Amandiers » vu par Serge Bozon : « Personne n’est intense 24 heures sur 24 »
Le cinéaste Serge Bozon revient sur des questions de cinéma qui méritent d’être vues plus doucement. Et, à l’aide de sa loupe, y découvre toujours une leçon. Ce-coup- ci : Les Amandiers de Valeria Bruni-Tedeschi.
Les fêtes de fin d’année sont finies, on a mangé, on a eu les cadeaux qu’on demandait et on a passé le réveillon avec les gens qu’on aime. Maintenant il faut maigrir et ne plus penser à ce qu’on demandait, à ses goûts et à ceux qu’on aime – écrire basique, impersonnel, factuel.
Tout le monde est d’accord pour dire avec Renoir que le plus important dans un film, ce sont les acteurs. Mais comment un acteur doit-il jouer ? Là, tout le monde n’est pas d’accord. Cet hiver, Jean-Marie Straub est mort et Les Amandiers est sorti, un film autobiographique de Valeria Bruni-Tedeschi consacré à des apprentis comédiens entrant à l’école de Chéreau dans les années 80. Chéreau répétait souvent que les acteurs de Straub/Huillet étaient des légumes (des poireaux, dans mon souvenir). Il n’aimait pas non plus les acteurs de Rohmer, qu’il trouvait fades. Il n’était pas le seul. Je me souviens que, toujours dans les années 80, Jean-Marc Roberts répétait sur les plateaux télé combien il était exaspéré par les films de Rohmer. En 2018, j’étais dans un jury de festival avec trois actrices qui n’ont pas bien supporté le jeu des comédiens dans un film néo-rohmérien de Guillaume Brac (Contes de Juillet). Il y a une résistance intacte des acteurs sortis des écoles et des littéraires venus du théâtre au jeu de type Straub ou Rohmer. C’est un fait. Pourquoi le rappeler ?
Entre le milieu des années 80 et la fin des années 90, la direction d’acteur dans le cinéma d’auteur français fut dominée par Chéreau-Téchiné-Doillon, disons un certain rapport à l’intensité (si on aime) ou à l’hystérie (si on n’aime pas). Typiquement, Lambert Wilson dans Rendez-vous (Téchiné, 1985), Laure Marsac dans La Pirate (Doillon, 1984), Valeria Bruni-Tedeschi dans Ceux qui m’aiment prendront le train (Chéreau, 1998). Mais il y avait des contre-pouvoirs, entre autres Mocky, Brisseau, Vecchiali, Ruiz, Biette, Akerman, Blain, Zucca, Stévenin, Dubroux, Garrel, Davila… et tous les anciens de la Nouvelle Vague (Rohmer, Truffaut, Godard, Chabrol, Rivette, Resnais, Varda, Rozier, Demy, Moullet). Dans un entretien décisif pour Les Cahiers du cinéma (n° 430, avril 1990), Rohmer critique le trio intense/hystérique pour vanter les francs-tireurs cités, dont Chéreau était d’ailleurs la tête de Turc (regardez par exemple le personnage appelé « Patrick Séraud » dans Bareback de Vecchiali…). Aujourd’hui, les contre-pouvoirs sont plus rares.
C’est quoi exactement, ce rapport à l’intensité ? Ben, le discours tenu par Garrel/Chéreau dans le film et qu’on entend aussi non-stop pendant le documentaire sur le tournage des Amandiers. Valeria Bruni-Tedechi, dans un état de transe quasi permanent, y répète aux acteurs : « Il faut que tu me montres une blessure béante », « Va au plus profond de toi-même », « Ce que je voudrais qu’on filme, c’est quelque chose d’aussi bouleversé que ça », « C’est une question de vie ou de mort », « Il faut se mettre en danger, être à vif », etc. À un moment, elle demande à un comédien de lui raconter ce dont il a le plus honte. Une très jeune actrice me disait récemment qu’elle en avait marre qu’on lui demande ça à chaque casting, car ça la gêne beaucoup ; en plus, à force de raconter, sa honte s’use ; pour ne pas l’user, elle est obligée de changer de souvenir honteux à chaque fois ; d’où sa crainte finale d’être peu à peu connue dans le milieu (des directeurs de casting) comme une fille qui a fait vraiment plein de trucs honteux.
Pourquoi demander ça aux acteurs ? Qu’on soit fan ou pas des performances de Vincent Perez, Bruno Todeschini, Laurent Grévill… dans les films de Chéreau, il faut rappeler qu’aucun des grands acteurs du grand cinéma hollywoodien ne cherchait en ce sens l’intensité : Fred Astaire, John Wayne, Cary Grant, James Stewart, Gary Cooper, Clark Gable… jouent calme, presque désinvoltes, en faisant le minimum – tout le monde le sait. Et on peut remplacer Hollywood par Mosfilm, Cinecittà ou ce que vous voulez. Donc, cette obsession de l’intensité n’est sans doute qu’un héritage Actor’s Studio mal digéré – on rêve de faire du Nicholas Ray et on se retrouve avec du Elia Kazan… En fait, je crois que c’est surtout un truc de casting pour trier au plus vite (il y a tellement de candidats à chaque fois !) ceux qui mettent leurs tripes sur la table. Pour résumer, c’est moins une esthétique du jeu qu’une technique de tri. La technique de Chéreau élimine ce qu’il y a de pudique, d’amateur et de fade chez l’acteur, celle de Rohmer fait l’inverse et « amateurise » tout. Mais j’insiste : ce n’est pas parce que j’aime Bresson, Straub ou Rohmer que je conteste le discours de Chéreau. C’est l’histoire du cinéma qui le conteste. Chéreau cherchait la vérité de ses personnages, c’est sûr, mais filmer des scénarios remplis de crises de nerfs pour que ses acteurs fassent des crises de nerfs sur le tournage, ce n’est pas un programme super mystérieux.
Revenons au film. Ce qui m’a surpris, et presque touché, c’est que la cinéaste ne sait pas bien quoi faire avec les scènes de répétition de Platonov, et plus généralement avec l’apprentissage du théâtre. Personne ne dit rien de précis sur la pièce de Tchekhov, ça pourrait donc être n’importe quelle pièce, les discours de Garrel/Chéreau pendant les répétitions sont le rouleau compresseur habituel et général sur l’intensité, l’urgence, la prise de risque… Pour résumer, il n’y a rien de précis là où le cinéma de Rohmer, par exemple, est fondé sur la précision (la construction, les dialogues, la psychologie, le contexte social, la mémoire de ce que chaque personnage a dit). Quand Marie Rivière, Pascale Ogier, Béatrice Romand, Charlotte Véry… jouent, il y a une vérité précise et quotidienne que Chéreau n’atteindra jamais, parce que le quotidien, c’est aussi le risque de la fadeur, du caprice mou, de l’ingratitude et des heures creuses. Personne n’est intense vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et heureusement !
Revenons au film. Il serait injuste de reprocher à la cinéaste d’abandonner peu à peu l’apprentissage collectif pour se focaliser sur son drame personnel de jeunesse. Le responsable, c’est Chéreau. Comment dire ? J’ai comme l’impression qu’il l’a tellement électrisée il y a quarante ans avec son dada sur l’intensité qu’elle n’a pu le « faire » que dans sa vie privée, puisque ça ne produit rien, de fait, sur les planches ou à l’écran. Oui, c’est un doute tordu qui m’a souvent traversé : est-ce à cause des écoles de théâtre que les acteurs ont en général des vies si heurtées ? Comme si l’école les obligeait à ça – ils prennent l’intensité là où elle peut donner quelque chose, c’est-à-dire dans la vie. C’est humain, c’est normal. Je me trompe peut-être.
Revenons au film. Il faudrait être encore plus basique, plus impersonnel. Mes parents ont été choqués parce que les élèves baisent beaucoup entre eux et se droguent aussi beaucoup, entre eux et avec leurs profs. Ils ont été aussi choqués qu’aucun des candidats ne parle d’un quelconque goût pour le théâtre pendant les auditions initiales (ils ne parlent tous que de trucs super intimes). Ça ne vole pas très haut comme critique, mais est-ce que le film vole très haut ? À vous de répondre. Pourquoi écrire ce texte basique (et plein d’anecdotes) ? À moi de répondre. La cinéaste est archi-sincère, Nadia Tereszkiewicz archi-expressive, Micha Lescot archi-doué dans le flottement… Oui. Mais le critique est parfois là pour rappeler des choses basiques et impersonnelles, qui ne dépendent pas plus des goûts du critique que de ceux du cinéaste. Par exemple, Straub et Chéreau, c’est pas pareil. Et aimer les deux, c’est impossible. Tout n’est pas pareil.