« Les Razzie Awards ? On nous prend beaucoup trop au sérieux »
« Le pire n’est jamais décevant », lance un Bernard Tapie hagard à Pierre Arditi dans Hommes, femmes : mode d’emploi. Ce haïku bien senti, John G. Wilson et Maureen Murphy en ont faire leur affaire. Depuis 40 ans, leurs Razzie Awards récompensent le pire (et parfois le meilleur) du cinéma U.S., des nanars stéroïdés de Stallone aux sorties de route de De Palma ou Cimino. Comme un pied de nez aux Oscars et à leur morgue, la cérémonie fait trembler les studios avec un goût assumé pour la farce. John et Mo sortent l’artillerie lourde.
L’histoire des Razzie Awards commence en 1981. Cette année-là, les Oscars ont récompensé des films cultes comme Raging Bull ou L’Empire contre-attaque. Pourquoi avoir choisi ce moment précis pour s’attaquer à ce que Hollywood produit, supposément, de pire ?
John G. Wilson : J’ai dû voir à peu près 250 films cette année-là. Je me souviens d’une double séance avec deux navets, Rien n’arrête la musique et Xanadu. On a refusé de me rembourser mon ticket. Alors je me suis dit qu’il fallait les récompenser d’une manière ou d’une autre. J’ai lancé des invitations pour un « potluck » [un repas où chaque convive apporte un plat à partager, ndlr] chez moi. On avait fabriqué un podium en carton dans le salon. Un ami avait compilé des extraits de films comme aux Oscars. Tout monde a trouvé l’idée très drôle. J’ai publié un communiqué de presse le lendemain et j’ai décroché un article dans un journal. La deuxième année, je m’y suis pris à l’avance. La cérémonie était organisée pendant la soirée des Oscars. Au bout de quatre ans, nous avons compris qu’il était impossible de rivaliser avec eux. CNN s’est intéressé à nous quand on a organisé les Razzies la veille de la cérémonie. Trois agences de presse ont couvert l’événement dans un auditorium plein à craquer. On n’aurait jamais imaginé que ça allait prendre une telle ampleur. Aujourd’hui, les Razzies font partie intégrante du paysage hollywoodien.
Que signifie le nom complet des Razzies, les Golden Raspberry Awards ?
John G. Wilson : C’est une expression consacrée aux États-Unis. La prononciation du mot framboise en anglais (« raspberry ») évoque le son d’une flatulence (plus connu sous le nom de « Bronx cheer »), ce qui est plutôt insultant. Ça remonte à l’époque de la peste quand les enfants jouaient et chantaient dans les rues. Ils n’ont pas trouvé mieux que le mot « pet » (« fart ») pour faire une rime avec « tarte aux framboises » (« raspberry tart »).
Vous avez tous deux été attachés de presse. Les Razzies ne vous ont jamais posé problème dans votre travail ?
John G. Wilson : Une année, on m’avait chargé du dossier de presse électronique des Oscars. Personne n’avait dit à l’Académie que j’étais le fondateur des Razzies. On m’a félicité pour mon travail et j’ai invité tout le monde aux Razzies. La température a chuté de 20 degrés d’un coup. « Vous êtes ce John Wilson ?! » / « Ouais, et il y a deux secondes, vous trouviez que j’avais fait du bon boulot ». Ça n’a pas fait plaisir à mon employeur, comme vous pouvez l’imaginer…
Vous regardez encore les Oscars ?
John G. Wilson : Bien sûr ! Mais la cérémonie est devenue si longue et pompeuse… Tout le monde s’autocongratule. C’est à croire que les Oscars ne demandent qu’à être parodiés ! Les Razzies, eux, sont censés être drôles. Au fond, c’est une blague.
Maureen Murphy : Les Oscars ont au moins le mérite d’attirer l’attention sur des films que personne n’irait voir sans leur coup de pouce. Qu’on soit d’accord avec leurs choix ou non, on découvre parfois de très bons films. J’ai travaillé pendant longtemps pour les nominations des films HBO aux Emmy Awards et c’était un vrai plaisir de voir des œuvres de très bonne facture se retrouver sous le feu des projecteurs. On sait aussi apprécier les bons films !
John G. Wilson : On s’est demandés quand l’Académie allait prendre en compte les plateformes de streaming. Les règles ont changé quand le Covid a entraîné la fermeture des salles. Soudain, on s’est retrouvés avec deux à trois fois plus de titres éligibles. L’Académie réfléchirait à rétropédaler. Pas nous. Un nanar a plus de chance de sortir directement en streaming aujourd’hui.
Vous ne vous êtes jamais lassés de regarder des mauvais films ?
John G. Wilson : C’est l’inconvénient de notre boulot. On a l’obligation de les regarder, d’autant plus s’ils sont nommés par l’Académie ou s’ils remportent un Oscar. Il y a eu des exceptions en plus de 40 ans. Je n’ai jamais réussi à regarder Postman de Kevin Costner. Quelqu’un m’a donné le DVD et depuis, il prend la poussière sur une étagère.
Combien de membres compte votre académie ?
John G. Wilson : Un peu moins de 1200. On compte au moins un membre dans chacun des 50 États américains. Il y a aussi un grand contingent en Angleterre et en Australie. Tous les continents sont représentés, sauf peut-être l’Afrique.
Maureen Murphy : L’adhésion coute 40 euros la première année. Ensuite, c’est dégressif. Ça vous donne le droit à deux bulletins de vote et à des newsletters dans votre boîte mail. Nos membres sont des cinéphiles avertis, des journalistes et des gens qui travaillent dans le cinéma.
John G. Wilson : Nous sommes les seuls dans notre domaine à couvrir un spectre aussi large. On croit souvent que les Razzies reflètent notre opinion. Les prix sont décernés par nos membres et je ne pense pas qu’ils aient récompensé un film qui ne le méritait pas. Bien sûr, Maureen et moi n’avons pas tout le temps été d’accord avec leurs choix. Il y avait des films encore plus mauvais qui ont échappé à leur vigilance certaines années. Mais on doit respecter leurs votes…
Maureen Murphy : … Et on ne vous donnera aucun nom ! Nos membres les plus célèbres refusent d’être officiellement associés aux Razzies. Je crois qu’on a une ou deux personnes en France, dont une correspondante de Variety. Mais chut !
Comment sélectionnez-vous les films en compétition ?
John G. Wilson : On observe scrupuleusement les chiffres au box-office. On consulte aussi nos membres sur le forum de notre site internet, les notes sur IMDb, les critiques sur des sites spécialisés comme Rotten Tomatoes et Metacritic. Le « pedigree » dans l’histoire des Razzies a son importance : est-ce que les personnes impliquées dans le film ont un passif avec nous ? Est-ce qu’elles ont déjà été nommées plusieurs fois ? Les membres suivent de près un acteur quand il décroche un Razzie. Prenez Jared Leto : il a enchaîné House of Gucci et Morbius en moins d’un an.
Maureen Murphy : Les célébrités savent qu’elles se montreront sous leur meilleur jour si elles viennent à la cérémonie. Notre but, c’est de révéler leur humanité, leur humilité. Tout le monde fait des erreurs, même les Razzies. Quand quelqu’un au plus haut de l’échelle assume d’avoir fait un faux pas, les gens – et plus particulièrement les fans – adorent ça.
John G. Wilson : On ne leur dit pas : « Comment as-tu osé ? » mais : « Pourquoi tu as fait ça ? » Les Razzies ne se nourrissent pas d’un sentiment de haine ou de mépris. Au contraire, c’est une manière de rendre hommage au cinéma ! Quand on est Halle Berry et qu’on a remporté un Oscar – à juste titre d’ailleurs -, pour quelle raison va-t-on s’intéresser au scénario de Catwoman, à part pour l’argent ? (rire)
Eddie Murphy a dit qu’il avait mis sa carrière entre parenthèses à force de recevoir trop de Razzies…
Maureen Murphy : Des stars ont été récompensées plusieurs fois, c’est vrai. L’essentiel, c’est de l’accepter, d’en rire et de se remettre en selle. Ça arrive assez souvent. Dwayne Johnson a géré ça d’une manière tellement cool [Dwayne Johnson s’est félicité que les Razzies aient créé une catégorie spécifiquement pour lui pour récompenser sa performance dans Baywatch, ndlr.], puis il est passé à autre chose. Quand on fait une erreur (et croyez-moi, on en a fait), il faut y faire face et avancer. Rien d’autre ! C’est aussi simple que ça.
John G. Wilson : J’aimerais aussi souligner qu’Eddie Murphy a reçu un Razzie Redeemer Award (Prix Spécial de la Rédemption) pour son come-back dans Dolemite Is My Name sur Netflix. Il fait partie des récidivistes dans l’histoire des Razzies. On l’a nommé presque une fois par an pour ses « comédies » dans les années 90. C’était très courageux de sa part de reconnaître ses erreurs. Ça prouve que même quelqu’un d’aussi talentueux que lui peut avoir une prise de conscience et décider de rectifier le tir…
Maureen Murphy : … Au bout de dix ans, John ! Quand on a beaucoup de talent et de succès, on n’a aucune raison de faire de mauvais choix. Si on se repose sur ses lauriers, on se le fait reprocher tôt ou tard. Les Razzies sont là pour inciter les lauréats à repartir du bon pied.
John G. Wilson : Un acteur comme Tom Hanks a l’un des meilleurs palmarès à Hollywood, tant dans ses choix de carrière que dans ses performances. Il nous a tellement habitués à ce haut niveau d’exigence que lorsqu’on l’a vu dans Elvis et l’horrible remake de Pinocchio, on s’est dit : « Attends une minute, tu es Tom Hanks… »
Vous n’avez pas non plus été très tendres avec des « intouchables » comme Stanley Kubrick et Brian De Palma…
John G. Wilson : Kubrick a réalisé des mauvais films, comme tout le monde. On l’avait nommé pour Shining lors des premiers Razzies. Stephen King a comparé le film à une belle Cadillac sans moteur. On s’est rendus compte récemment que Kubrick méritait un Razzie pour une autre raison. Il avait torturé psychologiquement Shelley Duvall sur le tournage, ce que nous ne savions pas à l’époque. Nous nous sommes excusés publiquement auprès d’elle l’an dernier. C’est Kubrick qui a une mauvaise image aujourd’hui.
Et Brian De Palma ?
John G. Wilson : De Palma a consacré la plus grande partie de sa carrière à imiter son idole, Alfred Hitchcock. Il a rarement réalisé quelque chose d’original ou d’intelligent à mes yeux. J’ai travaillé sur la campagne promo de Scarface. En voyant les rushs, j’ai compris pourquoi le budget du film avait explosé. Brian De Palma avait filmé chaque personnage en gros plan pendant une scène entière. Je me souviens de la projection d’une scène de mariage avec 150 personnes à l’écran. Quelqu’un a crié : « Oh mon Dieu, il va y avoir 150 prises ! »
Il est temps d’aborder le cas Sylvester Stallone, lauréat d’un Razzie du pire acteur de la décennie…
John G. Wilson : On pense avoir reçu un appel de lui un jour. La personne n’a pas donné son identité, mais elle était remontée : « Pourquoi vous vous acharnez à sélectionner mes films ? Ils rapportent de l’argent » … Comme si c’était un gage de qualité ! Stallone a menacé de nous coller un procès. Sa colère nous a fait beaucoup rire.
Vous l’avez nommé plus d’une vingtaine de fois…
John G. Wilson : Nous lui avons décerné un Redeemer Award pour Creed. Son agent voulait qu’il vienne le prendre. Stallone a refusé, alors qu’il n’a même pas remporté l’Oscar cette année-là ! Stallone est parfois un scénariste talentueux, mais la plupart de ses films sont violents, bêtifiants et très bruyants. Ça n’a pas l’air d’être non plus un gars très sympathique.
On vous a déjà réclamé la statuette ?
John G. Wilson : Bill Cosby a été le premier à le faire pour son film Leonard part 6. On a dû lui apporter son Razzie chez lui au lac Tahoe pour qu’il le montre ensuite dans un talk-show de la Fox. Les choses ont vraiment changé quand Halle Berry est venue pour Catwoman. Elle avait déclaré à un journal irlandais qu’elle viendrait à la cérémonie. Comme les tabloïds britanniques baratinent souvent, j’ai voulu vérifier l’information directement auprès de son agent : « Si c’est vrai, dites-nous ses conditions. On répondra à toutes ses demandes. Si c’est faux, on ne dira rien. On ne veut pas la forcer à venir. » Il pensait qu’on allait lui faire du chantage… Nous n’avons pas annoncé sa venue. Elle est arrivée avec son Oscar dans une main, et elle est repartie avec son Razzie dans l’autre. Son discours était hilarant, comme un sketch. Des années plus tard, elle a avoué qu’elle avait brûlé le Razzie en rentrant chez elle.
Vous avez aussi décerné des Razzies à trois présidents américains : Ronald Reagan, George W. Bush et Donald Trump. Vous êtes la bête noire des Républicains ?
John G. Wilson : On avait décerné le Razzie de la pire fin de carrière à Reagan. Bush, c’était pour Fahrenheit 9/11. Trump a été nommé plusieurs fois. La première, c’était pour un très mauvais film, Ghost Can’t Do It, où il jouait son propre rôle (ce dont il était incapable) face à Bo Derek. Plus tard, Trump a incité ses électeurs à regarder Hillary’s America, un documentaire qui accusait les Démocrates de racisme, etc. Son réalisateur, Dinesh D’Souza – un type charmant, au passage –, avait demandé son Razzie en sept exemplaires pour les offrir à ses amis.
Maureen Murphy : John, il nous a fait du gringue ! Tout ce qu’il voulait, c’était de la publicité. Je ne dirais pas qu’il était plaisant…
John G. Wilson : En fait, ça lui donnait de la crédibilité aux yeux de l’extrême-droite, qui déteste Hollywood. On nous prend souvent pour des membres à part entière de l’establishment. C’est faux ! Nous ne sommes pas mainstream. Nous sommes ceux qui tirent sur la scène avec des sarbacanes depuis le quatrième balcon. Disons qu’on n’est pas invités à beaucoup de soirées ! (rires)
Maureen Murphy : Qui a envie de se mettre sur son 31, de toute façon ?
En 2018, vous avez diffusé une vidéo parodique en hommage aux agresseurs sexuels disparus du paysage hollywoodien. Vous pourriez leur décerner un Razzie ?
Maureen Murphy : C’est une question épineuse. Vous pensez vraiment que Harvey Weinstein va recevoir un Redeemer Award un jour ? Moi, je ne crois pas…
John G. Wilson : Je ne connais pas non plus beaucoup de personnes accusées de harcèlement qui ont fait leur mea culpa…
Une story dans Sofilm n°101, en kiosque !