Lewis Teague, secrète pépite américaine des années 1980.

Par Thomas Révay.

Lewis Teague est un cinéaste américain à la carrière discrète. Pourtant, à mieux regarder ses crédits, il fait la connexion avec des figures et des événements majeurs du Septième Art dès ses débuts dans l’industrie et continue, tout au long de sa traversée cinématographique qui s’étend du début des années 1960 aux années 2010, à s’entourer des talents les plus respectés de l’industrie. 

Ainsi, il croise par exemple la plume de John Sayles, scénariste de Piranhas (1978) et Hurlements (1981) de Joe Dante, celle de David Zelag Goodman, scénariste du chef d’oeuvre de Sam Peckinpah Les Chiens de paille (1971) ou encore celle de Gary Goldman (Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin (1986) et Total Recall (1990)). Côté direction de la photographie, Teague collabore plusieurs fois avec Jan de Bont mais aussi avec Jack Cardiff, le chef opérateur Oscarisé du Narcisse noir (1947) de Michael Powell et Emeric Pressburger. Enfin, la bande son de son premier long-métrage est signée James Horner doublement Oscarisé, une vingtaine d’années plus tard, pour son travail sur Titanic (1998). 

Le cinéma est un métier de métiers, un art du collectif et les grands cinéastes savent s’entourer des élites tout en conservant leur identité propre. Un postulat qui semble convenir parfaitement à Lewis Teague tant ses films ne ressemblent à aucun autre. Le bonhomme a du style mais plus encore, son style propre. 

Une radicalité visuelle qu’il apprend à affuter dès ses débuts en télévision aux côtés de Sydney Pollack et George Roy Hill : « Universal m’avait mis sous contrat en tant que réalisateur alors que j’étais encore à l’école de cinéma, et j’ai dû suivre d’autres réalisateurs sous contrat sur le studio pendant six mois avant qu’on me donne ma chance de réaliser mon propre épisode. C’est pendant cette période que j’ai rencontré Sydney. Nous sommes tout de suite devenus amis. J’aimais son style. C’était un vrai mensch, un vrai gentleman, il traitait tout le monde avec politesse et dignité. Il ne criait pas sur le plateau. Ce n’était pas un tyran. Il instaurait une ambiance calme et confiante, et savait tirer le meilleur de tous les acteurs. J’ai essayé de l’imiter sur ce point. Il m’a aussi appris à trouver la colonne vertébrale d’une histoire : le thème central, qui devient ensuite l’étoile polaire guidant toutes les décisions créatives. Il a refusé deux fois le scénario de Tootsie, jusqu’à ce qu’il trouve un thème avec Dustin Hoffman : « Dustin Hoffman, son personnage, devient un homme meilleur en se faisant passer pour une femme. » 

George Roy Hill était du même genre. Ancien pilote de chasse pendant la Seconde Guerre mondiale, il ne se laissait pas marcher sur les pieds. Mais il ne marchait pas non plus sur les autres. Il avançait tout simplement avec sa vision créative, peu importe la panique des studios. J’avais été engagé comme directeur technique sur Hawaii pour m’assurer que tout l’aspect historique soit exact. À un moment donné, nous avions du retard, le studio paniquait, et George voulait arrêter le tournage une semaine pour retravailler le scénario. Allied Artists l’ont viré, mais ils ont été obligés de le rappeler quand les acteurs ont refusé de travailler avec quelqu’un d’autre. Pour moi, ça a été une vraie leçon d’intégrité.» 

Lewis Teague en 2015. Photo : Ombeline de Châlus

Parallèlement à ces premières années télévisuelles, Lewis Teague supervise en 1970 la post-production du documentaire Oscarisé Woodstock (1970), sur le festival musical légendaire de 1969.
Dans les années 1970, il intègre l’écurie de Roger Corman, formidable découvreur de talents qui l’installe, entre autres, au poste de monteur sur un film de Jonathan Demme ainsi qu’un autre de Monte Hellman. Ces jeunes cinéastes, tous engagés à l’école Roger Corman, forment une avant-garde créative hollywoodienne sur le point de devenir l’une des générations les plus talentueuse du cinéma américain. Ils sont Joe Dante, Jonathan Demme, Ron Howard, Jack Nicholson, Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Robert Town… et Teague les fréquente tous. En 1974, il co-réalise un premier film, Dirty O’Neil dont Morgan Paull, l’acteur principal, aime dire qu’il est l’un des moins chers jamais produit, avant de basculer à nouveau derrière la caméra en 1979 pour réaliser, seul cette fois, Du rouge pour un truand (1979). Ce film produit par la New World Picture, la société de production de Roger Corman, devient la première pierre fondatrice de sa filmographie. Ajoutant au passage un nom de plus à l’interminable liste des cinéastes à succès ayant démarrés chez Corman. Teague y impose d’emblée son sens du cadre, du rythme, cette sensible connexion qu’il établit si bien entre les acteurs de ses films et ses objectifs de caméra. Autrement dit, son style. Dans Du rouge pour un truand, rien n’est gratuit, il n’y a pas de gras et la narration et la mise en scène visuelle du film cohabitent avec une grande maturité. C’est rapide, vif, parfois sec, parfois tendre mais toujours, les scènes s’enchaînent sans temps mort. Le film est impressionnant d’envie et de personnalité. 

Il faut dire que le scénario signé John Sayles, scénariste, romancier et réalisateur américain, est exceptionnel. Tarantino ira même jusqu’à dire qu’il s’agit du « meilleur scénario jamais écrit pour un film d’exploitation. (…) Un miracle. » Dans les bonus passionnants de l’édition de Carlotta Films, Lewis Teague confie combien la découverte du script l’impressionne à l’époque et partage sa crainte de devoir l’adapter à l’écran. Sayles y développe un portrait de femmes dans un monde, la prohibition et ses gangsters, habituellement raconté du point de vue des hommes. Enfin, les rôles sont inversés. La part belle de l’image et de la narration revient aux femmes tandis que les hommes se partagent les seconds plans. 

L’actrice principale, Pamela Sue Martin, magnétise l’écran. Son personnage, Polly Franklin, traverse des épreuves dramatiques, toujours plus difficiles, mais la caméra de Teague n’est pas voyeuriste et la dignité de Pamela Sue Martin n’est jamais atteinte. Au contraire, son intégrité est respectée et son personnage filmé sensiblement. En ce sens, Du rouge pour un truand dont le titre original The Lady in Red est plus fidèle à son sujet, évite le piège du male-gaze et élève véritablement son propos. 

Comme toutes les productions Corman, le budget du film n’est pas conséquent. Pourtant, sa direction artistique, ses costumes et ses scènes d’actions et de courses poursuites sont impressionnantes. Un constat qui n’a rien du hasard puisque, quatre années plus tôt, Teague était le réalisateur de la deuxième équipe sur La course à la mort de l’an 2000 (1975) de Paul Bartel et se familiarisait déjà avec la mise en scène de l’action. 

La force visuelle de Du rouge pour un truand vient de la facilité avec laquelle Teague fait correspondre des plans à l’épaule instinctifs avec une grammaire cinématographique plus classique. Pour mettre en place cette mise en scène, en résonance avec certaines idées esthétiques de la Nouvelle Vague, Teague s’entoure d’un chef-opérateur français, Daniel Lacambre, assistant caméra sur plusieurs films de Claude Lelouch dont Un homme et une femme (1966), ainsi que chef-opérateur sur Une baleine qui avait mal aux dents (1974), premier film de Jacques Bral ou encore Les filles du régiment (1978) de Claude Bernard-Aubert. 

Du rouge pour un truand (1979)

Tous ces superlatifs sont en revanche plus difficiles à rattacher à son film suivant : L’Incroyable Alligator, qu’il réalise en 1980 et dont les principales qualités sont les personnages et l’atmosphère. Robert Forster, qui partage des expressions avec le Sylvester Stallone de Rocky (1976), y joue un policier avec qui personne ne souhaite plus travailler depuis la mort de son partenaire. Une étiquette de flic qui a la poisse qui lui colle aux basques et l’isole jusqu’à sa rencontre avec une très juste Robin Riker, spécialiste des alligators avec qui ils vont traquer la bête. 

L’Incroyable Alligator souffre cette fois-ci d’une narration plus éparpillée. La première partie est linéaire et maîtrisée. Après avoir retrouvé, flottants dans le service d’épuration des eaux usagées de Chicago, plusieurs membres détachés de corps d’inconnus, le service de police déclenche une enquête.

La mise en scène de la ville, la très belle photographie des égouts et l’atmosphère de thriller sur fond de crimes à répétition, donne au film une certaine élégance que Teague à du mal à conserver dans sa deuxième partie, construite autour des attaques du saurien. Reste tout de même une scène dans laquelle Henry Silva, qui joue le rôle d’un chasseur de caïmans aux idées coloniales dépassées, se fait dévorer et gober face caméra et bien sûr, la très belle scène de fin qui débute avec un clin d’oeil direct au classique de Carol Reed, Le Troisième Homme (1949), avant d’enchaîner sur un long travelling latéral stylisé et accompagné d’une partition musicale parfaite, qui révèle le crocodile dans son entièreté. 

Mais, et c’est là toute la finesse de Teague, plutôt que de faire de l’animal l’objet du suspens de la scène, il installe habilement une autre situation qui déplace le climax. Une manière intelligente d’élever un long-métrage inégal. Ce léger pas de côté, ce regard un peu déplacé qui ouvre des perspectives nouvelles, plus fraiches, sur un genre vu et revu, accompagne la plupart des films de Teague. 

Sur Fighting Back (1982) vigilante movie qui suit L’Incroyable Alligator et qui ressort le 26 avril prochain dans une magnifique copie DVD et blu-ray dans la collection Make My Day, la démonstration de ce pied de nez au cinéma d’exploitation est encore plus flagrante. 

À la fois très divertissant tout en étant souvent construit autour d’idées conservatrices voire d’extrême droite, le vigilante movie ou film d’auto-défense en français, est un genre cinématographique qui fait polémique. Héritier direct du western, il prône souvent l’autodéfense sur le système judiciaire et met en scène des personnages principaux qui se font justice eux-mêmes. Ses grandes années s’étalent de 1960 à 1970 et atteignent leur paroxysme en 1974, quand sort Un justicier dans la ville de Michael Winner. Construit autour de la figure de Charles Bronson, Un justicier dans la ville raconte l’histoire de Paul Kersey, un architecte à succès qui, suite au viol et à l’assassinat de sa femme par des voyous, bascule dans une fascination et une addiction pour la violence et le meurtre. Produit par Dino de Laurentiis, le film de Winner est un succès phénoménal. Pourtant, pour d’obscures raisons, Dino de Laurentiis se sépare des droits de la franchise. Une situation qui l’agace en 1982, quand il apprend que la Cannon s’apprête à produire la suite du film, sobrement intitulée : Un justicier dans la ville 2 (1982). Avec Fighting Back, Laurentiis veut profiter du succès d’une franchise qu’il a créé mais sur laquelle il n’a plus aucun droit. Rien de très impressionnant pour le producteur italien qui, dans une décomplexions totale, va jusqu’à grimer l’acteur principal de Fighting Back, Tom Skerritt, de la même moustache et coupe de cheveux que Charles Bronson. Les plans larges de Fighting Back sont sans appel : la différence entre Bronson et Skerritt y est aussi fine qu’une feuille de papier bible. 

L’histoire croise aussi celle d’Un justicier dans la ville : la femme de John, enceinte, est témoin de la violence d’un souteneur envers une prostituée et intervient. Poursuivie par l’agresseur, elle a un accident qui lui déclenche une fausse couche. Peu après et toujours dans le même quartier, c’est la mère de John qui est attaquée. John décide alors de créer une milice pour rétablir l’ordre. 

L’Incroyable Alligator (1980)

En revanche, là où Un justicier dans la ville centrait son propos sur le point de vue d’un riche new-yorkais obligé de quitter son building de millionnaire pour s’enfoncer dans les bas-fonds des quartiers pauvres de New York, Fighting Back, angle son sujet du côté des communautés et des milieux modestes. Ici, ce sont les italo-américains et les afro-américains qui s’affrontent. Par ailleurs, le film n’est pas tourné à New York ou Los Angeles, des villes aux identités ethniques fortes et reconnues mais dans une Philadelphie aux diasporas moins identifiées. Des différences qui apportent au film de Lewis Teague, alors en queue de comète d’un genre sur la fin, une réelle fraicheur. Mais la puissance du film tient dans la caractérisation de son personnage principal : « Quand Laurentiis m’a proposé Fighting Back, j’ai senti que je pouvais en faire quelque chose d’intéressant. J’ai pas mal modifié le scénario. J’ai beaucoup improvisé, ce qui, pour le meilleur ou pour le pire, a ajouté des couches d’ambiguïté au personnage principal. » 

En effet, John D’Angelo s’inspire d’Anthony Imperiale, une figure politique ayant réellement existé qui a créé à la fin des années soixante une force d’auto-défense dans le quartier nord de Newark et qui était très controversée pour son rapport ambigu avec le racisme. Une ambiguïté que Teague conserve et cultive tout au long de son film, faisant de John D’Angelo un personnage beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Veut-il réellement venger sa femme et sa mère ou se sert-il de cette situation pour « nettoyer » son quartier qu’il ne reconnait plus ? Bien sûr, Lewis Teague prend un malin plaisir à ne pas répondre à cette question dans son film. En revanche, il est aujourd’hui plus transparent : « comme la création de sa force d’auto-défense était très axée sur les origines, c’était l’occasion de montrer le côté sombre de l’esprit du justicier. Je peux compatir avec les victimes et comprendre le désir de vengeance mais je crois profondément dans un système fondé sur la loi et l’ordre.» 

Parallèlement à ces idées, Teague questionne la place de la télévision dans notre rapport aux images violentes. Le film s’ouvre sur une salle de montage dans laquelle plusieurs journalistes montent un sujet en rapport avec la violence de nos sociétés. Ils coupent et recoupent des images de reportages, choisissent les plans impactant, se plaignent de manquer de choix etc… Puis, alors que nous assistons à la réalisation de ce sujet, la caméra de Teague dans un court travelling avant, se rapproche de l’écran depuis lequel les monteurs travaillent, jusqu’à nous plonger plein cadre dans ces images. S’ensuit un montage d’images d’archives violentes et très dures accompagné d’un commentaire à sensation comme la télévision sait les écrire. Enfin, alors que ces images deviennent difficilement soutenables, Teague déclenche un travelling arrière qui découvre une télévision. Nous ne sommes plus dans la salle de montage mais dans le salon d’une famille modeste qui regarde justement ce reportage. Une transition qui fait intelligemment le lien entre ceux qui manipulent les images et ceux qui les reçoivent. Un cynisme sur le milieu de la télévision qui n’est pas sans rappeler Network : Main basse sur la TV (1976) de Sydney Lumet, sortit six ans plus tôt. 

Pour toutes ces raisons et pour d’autres encore, Fighting Back est une pépite du genre dans laquelle Lewis Teague, à nouveau en pleine possession de ses moyens, s’amuse avec les codes du cinéma d’auto-défense et propose un long-métrage autant réflectif que divertissant. La présentation de Yal Sadat, disponible dans le combo DVD et Blu-ray de la collection Make My Day, est absolument passionnante et permet justement une compréhension plus profonde et jamais hermétique des codes du genre ainsi que plusieurs pistes de lecture du film. 

Passé le 26 avril prochain, nous serons enfin en capacité de découvrir, dans des éditions sublimes et très complètes, les trois premiers films du cinéaste américain « le plus injustement oublié d’Amérique », pour reprendre les mots de Stephen King.

Restera ensuite à (re)découvrir son film le plus abouti : Cujo (1982), qu’Alexandre Aja qualifie d’« extrêmement créatif, incarné et transcendé par la réalité des acteurs et de la mise en scène » et qui a été l’une des principales sources d’inspiration pour Crawl (2019). Son autre adaptation de Stephen King, Cat’s Eye (1985) qui est aussi produite par Dino de Laurentiis et bien sûr Le Diamant du Nil (1985), la très sympathique et dynamique suite d’À la poursuite du diamant vert (1984) de Robert Zemeckis. 

Fighting Back (1982) de Lewis Teague, dans la collection Make My Day chez Studiocanal, disponible en combo Blu-Ray / DVD sur la boutique de Potemkine.