Mad Fate de Soi Cheang

Par une nuit d’orage, un maître de feng shui tente de sauver une prostituée d’une mort certaine, mais le destin en a décidé autrement. Arrivé à son domicile, il découvre le corps de la jeune femme, victime d’un abject serial killer. Par Antoine Desrues.

Après Limbo et avant City of Darkness, Soi Cheang a réalisé Mad Fate, qui s’est longtemps contenté de tourner en festival. Sa sortie en salles confirme qu’il est un chaînon manquant primordial dans la carrière d’un auteur majeur du cinéma hongkongais actuel. Le film débute dans l’un des fameux cimetières à flanc de colline de Hong Kong, où un maître de feng shui essaie de conjurer le mauvais sort d’une femme en l’enterrant vivante. Non seulement l’opération rate mais la victime se fait assassiner par un tueur en série, ce qui envoie le maître aux côtés d’un flic aux méthodes arbitraires et d’un jeune homme au bord de la psychopathie.

Pour un film qui s’annonce chaotique, Soi Cheang choisit comme terrain de jeu inaugural son opposé : l’ordre absolu, la symétrie parfaite des tombes dans des espaces de plus en plus surchargés. Sans avoir besoin d’en dire plus, le cinéaste évoque une crise de la surpopulation qui parcourt tout le long-métrage. Même dans la mort, il ne reste que la sensation d’un trop-plein, d’une compartimentation à l’extrême, qui ne diffère pas tellement des appartements minuscules où se déroule une partie de l’intrigue. De ce labyrinthe de buildings, de couloirs et de ruelles émerge pourtant une forme de magie. Hong Kong devient un paradoxe géographique, une mégalopole immense mais étouffante ; un lieu où la masse s’anonymise mais où les destins ne peuvent s’empêcher de se croiser.

« Destiny’s Child »

Entre la paranoïa d’Accident et le nihilisme de Limbo, Mad Fate permet à Cheang de tourner autour de la notion de fatalité. La fatalité, c’est avant tout celle des Hongkongais eux-mêmes et de leur territoire tiraillé par son passé, entre la colonisation britannique et la main de fer que la Chine essaie de lui imposer depuis la rétrocession. Là n’est pas le sujet direct de Mad Fate, mais difficile de ne pas y voir le cœur du cinéma de Soi Cheang, lui qui a connu la queue de comète de l’âge d’or en travaillant comme assistant pour Andrew Lau, Wilson Yip, Ringo Lam et Johnnie To (ici producteur). Malgré la fatalité d’une industrie à l’agonie, l’auteur continue de creuser son trou et de s’imposer comme l’ultime légataire d’une époque révolue. C’est aussi pour cette raison que Mad Fate prend le contrepied de Limbo et de son noir et blanc crasseux : à grands coups de néons, d’effets joyeusement kitsch et d’une caméra dynamique qui adopte le regard et les mouvements de ses personnages lunatiques, il prône une frénésie de couleurs et de tons qui confère au best of, entre le thriller sordide, la comédie noire et une dimension fantastique qui reste ambiguë tout du long. Si le film est bardé de superbes trouvailles visuelles (ce toit d’immeuble recouvert d’antennes paraboliques, ce ciel nuageux annonciateur de tragédie…), ses symboles sont tournés vers une tentative de reconnexion, voire de reconstruction au sein d’une noirceur indicible. Malgré l’extravagance jouissive de ses meilleures séquences, c’est dans la captation de cet aspect intangible que Mad Fate convainc le plus. En voulant absolument fuir leur destin et leur crainte de tomber dans la folie, les protagonistes ne font que réveiller la schizophrénie de Hong Kong, et le bouillonnement de pulsions tout aussi enfouies et compartimentées que les corps dans leurs appartements… ou leurs tombes.

Mad Fate, Soi Cheang, en salles le 17 juillet.