MISS MARX de Susanna Nicchiarelli

Figure méconnue, Eleanor Marx a pourtant porté, toute son existence, les valeurs de son père Karl dans ses écrits résolument révolutionnaires et féministes. Mais, engloutie par l’amour d’un homme qui ne saura jamais l’aimer à sa juste valeur, elle n’arrivera jamais à l’émancipation dont elle rêve tant. Un paradoxe que la réalisatrice italienne Susanna Nicchiarelli creuse dans Miss Marx (en salles le 4 mai), un détonnant biopic émaillé de tubes de punk. 

Comment vous êtes-vous intéressée à Eleanor Marx ? J’ai étudié la philosophie, je suis passionnée de Marx mais je ne connaissais rien de sa fille, ni de sa famille…J’ai lu par hasard l’histoire d’Eleanor que l’on présentait comme : “la femme qui a traduit Madame Bovary et qui a fini sa vie comme Madame Bovary”. Je voulais traiter de cette contradiction entre l’idéologie et la réalité ou plutôt entre l’idéologie et la vie. Pas parce que je pense que c’est la démonstration d’une faiblesse des idées d’Eleanor ou de Karl, au contraire, mais je crois que la vie des révolutionnaires est toujours plus compliquée. Porter ses principes dans la vie privée est toujours difficile. Il y avait un slogan dans les années 1970 en Italie qui disait : “le privé est politique”. Moi je crois que la vie privée de Miss Marx est encore plus politique que sa vie publique, donc quand j’ai vu cette contradiction, qu’elle avait été une grande féministe mais qu’elle avait subi un homme de cette façon, j’ai compris que ça en disait long sur la difficulté de l’émancipation. Et même si elle s’est suicidée, ce n’est pas vraiment une défaite car il y a eu beaucoup d’Eleanor qui ont suivi après elle.


Pourquoi avoir rythmé le film avec de la musique punk ? L’histoire d’Eleanor a un côté destructeur et nihiliste, très punk. Comme un instinct de mort, de destruction. C’était une femme qui cachait des souffrances profondes, et le punk était un moyen de les raconter. J’ai choisi un groupe qui n’est pas des années 1970 ou 1980, car je ne voulais pas du tout un effet nostalgique. C’est un groupe américain communiste, Downtown Boys, et leur meilleur album s’appelle Full Communism (sorti en 2015, ndlr). En Amérique, les communistes sont rares et avec cette énergie, c’est comme si la voix de la chanteuse punk devenait celle d’Eleanor, comme si la force de son message traversait les générations. 

Romola Garai dans Miss Marx (2022)

Le casting était une évidence ? Oui. J’ai rencontré beaucoup d’actrices anglaises qui avaient lu le scénario et avec qui j’ai eu des conversations très intéressantes. Mais quand j’ai vu Romola Garai, c’était évident. J’avais l’impression qu’elle avait parfaitement compris le sens du film. La première chose qu’elle a dit c’est : “les films hollywoodiens sont écrits par des professionnels, la vraie vie est écrite par des amateurs”. Et ça va très bien avec le personnage de Miss Marx, car dans un film plus américain, plus classique, on ne laisserait jamais une grande féministe se faire traiter comme ça par son mari. Et pourtant, c’est là que réside toute l’ambivalence du personnage.

À quel point vos recherches ont-elles déterminé la forme finale du film ? J’avais les lettres qui ont toutes été conservées et je m’en suis servie pour écrire certains dialogues. J’ai trouvé aussi des choses très touchantes, par exemple son cahier quand elle avait dix ans. Il était rempli de petits dessins que j’ai inclus dans le film. Bien évidemment, il y a des choses qu’on ne peut pas changer : j’aurais bien voulu la sauver, faire en sorte qu’elle laisse Edward, mais je ne pouvais pas. Donc la réalité impose des limites mais amène aussi tout ça : les dessins, les photos… des détails qui deviennent très importants dans le film. Le costumier m’a dit : “ne regardons pas les photos, regardons les tableaux”, parce que les gens sont très rigides sur les photos, ils se préparaient deux jours avant, se coiffaient de manière plus sophistiquée… À l’époque, on ne prend que deux ou trois photos dans sa vie. Il a dit : “les photos ne nous racontent rien”. On a cherché une naturalité dans cette époque rigide en nous basant plutôt sur les tableaux des impressionnistes, des pré-Raphaélites… Il a fallu aussi transformer Romola qui est après tout une fille anglaise du XXIe siècle mais avec quelque chose dans son visage qui fait que l’on croit vraiment qu’elle pourrait vivre au XIXe siècle. On se disait aussi que la rigidité d’une coiffure dans un film d’époque pouvait nous éloigner du personnage. Alors quand j’ai vu les photos d’Eleanor, j’ai remarqué qu’elle avait un petit chignon, qu’elle devait se faire toute seule. Donc avec le coiffeur, on a dit à Romola “fais-toi un chignon” et là, Eleanor est apparue devant nous.