NEIGE de Juliet Berto & Jean-Henri Roger

Le 5 janvier ressort en salles une vraie météorite 80s oubliée : Neige de Juliet Berto, co-réalisé avec Jean-Henri Roger. Sorte de faux polar sur fond de trafic d’héroïne, tourné avec un budget minuscule dans le Pigalle de l’époque, Neige revient nous frapper aujourd’hui, avec son allure bravache de petite épopée du coin de la rue. Frissonnante, mélancolique et toujours sur la brèche.

On ne pense pas assez à Juliet Berto, à ses grands yeux, ses lèvres ourlées. Et pour cause : elle n’a jamais voulu devenir « une icône ». Disparue prématurément à 42 ans après une carrière de comédienne et d’artiste touche-à-tout, elle reste cette anti-star des grandes années politiques de la Nouvelle Vague, révélée entre autres chez Godard dans La Chinoise, puis chez Rivette dans Céline et Julie vont en bateau (qu’elle co-écrit). À la fin des années 1970, elle vit à Paris, mais se tient à l’écart des paillettes, de la fête et du show-biz. Elle mène une vie paisible et anonyme dans son appartement avenue de Trudaine, en face du square d’Anvers, avec sa fille et sa sœur, Moune Jamet, qui se retrouvera photographe de plateau sur le tournage.

Collection Christophel © Babylone Films / Odessa Films / Marion s Films / Moune Jamet

Juliet se décide alors enfin à initier ses propres projets et veut filmer coûte que coûte « son » quartier de Paris, de préférence dans une certaine urgence. Alors, elle commence par prendre des images à la volée avec un copain opérateur, qu’elle n’a même pas les moyens de faire tirer. Puis, avec l’aide de l’écrivain Marc Villard, avec qui elle « partageait un univers poétique et musical », dixit Moune Jamet, elle bricole un scénario très relâché à partir de bribes d’intrigues, entre trafic de drogue, cabarets pour adultes et autres cafés de nuit pour zonards en quête de réconfort. Le projet se concrétise en obtenant l’avance sur recettes, puis grâce à une petite boîte, Babylon Films, qui avait notamment produit quelques films de Fernando Arrabal. UGC accepte de verser une avance à la distribution, une coproduction belge entre dans la danse et à la fin de l’année 1980, tout est prêt pour s’immerger dans le quartier. Pile à temps pour la fête foraine, un lieu important du film et qui se montait pour la dernière fois dans le voisinage…

Collection Christophel © Babylone Films / Odessa Films / Marion s Films / Moune Jamet

« Le but de Juliet était de filmer de manière authentique tout ce qu’elle avait vu, donc il n’était pas question d’installer la caméra avec des lumières qui auraient attiré le regard, se souvient Moune Jamet, sourire aux lèvres. Tous les extérieurs sont filmés caméra à l’épaule, avec le chef opérateur William Lubtchansky et très peu de personnages autour, donc on se fondait dans la foule ! Les gens ne nous voyaient même pas. Il n’y avait aucun service d’ordre et on a jamais eu peur, ni été agressés, ni quoi que ce soit. À la Goutte d’Or, on faisait nos courses, on allait au restaurant dans des petits boui-bouis et c’était très humain, très drôle ». En plein hiver, sur ce plateau à ciel ouvert où toute l’équipe se caille, on croise Patrick Chesnais et Jean-François Balmer en flics tendus bousculant les badauds du quartier, pourchassant un intrépide dealer à dreads jusque dans le célèbre magasin Tati, récemment fermé. Une des scènes les plus marquantes pour Moune : « Nous n’avons eu aucune autorisation pour rentrer, donc ils ont posé la caméra dehors et ils ont tout filmé de l’extérieur. Je trouve que c’est un plan remarquable. Il y a beaucoup de choses improvisées sur place de cet ordre-là… »

Collection Christophel © Babylone Films / Odessa Films / Marion s Films / Moune Jamet

Parmi les autres figures brinquebalantes que Juliet Berto orchestre autour de son propre personnage de serveuse revenue de tout, il y a encore un mystérieux pasteur noir en chapeau mou et manteau de cuir, un travesti qui continue à performer pour se payer ses doses et Jean-François Stévenin, qui traine sa carcasse d’amant largué entre deux sessions de karaté. Et puis il y a la « neige » du titre, donc, à savoir l’héroïne qui rend fou dès qu’elle vient à manquer et qui ravage Pigalle et la Goutte d’Or à l’époque. Un fil d’Ariane comme un autre pour mieux se perdre dans les ruelles. « Ce n’est pas un film sur la drogue mais sur un quartier où l’urgence de vivre rejoint l’urgence de filmer de Juliet, tient encore à préciser Moune Jamet. La drogue était présente parce qu’elle traversait le quartier, mais c’était la démerde de gens pauvres et pas celle, décadente, des riches désœuvrés. »

Collection Christophel © Babylone Films / Odessa Films / Marion s Films / Moune Jamet

Finalement, Neige, c’est un peu comme si la fin de comète de la Nouvelle Vague reprenait au Nouvel Hollywood un peu de ce qu’il lui avait piqué quand il s’enfonçait dans les bas-fonds de New York, à savoir une façon très libre et instinctive de poser un stéthoscope glacé sur le pouls d’un quartier ; prendre de petites histoires banales de came pour brosser le portrait tragi-comique d’une génération abîmée et désillusionnée ; raconter le métissage à ras de bitume, les fins de mois difficiles et les discussions de zinc au bout de la nuit d’une bande d’éclopés qui ne savent plus depuis longtemps ce qu’ils foutent ensemble, ni pour combien de temps encore cette vie-là pourra bien durer.