NOS ANNEES SAUVAGES & AS TEARS GO BY de Wong Kar-Wai

Ressortis en salles le 29 juin, As Tears Go By et Nos années sauvages, les deux premiers films du réalisateur hongkongais donnent à voir les grandes prémisses de son œuvre. Avec Maggie Cheung et Andy Lau en prototype du couple formé par l’actrice avec Tony Leung dans les autres films de Wong. 

Peut-on réellement isoler le moment précis où apparaissent les fondations de l’œuvre d’un cinéaste ? Le chantier est constellé de mines. Par la connaissance de la filmographie ultérieure, vouloir dresser une généalogie peut trop souvent virer à la pure téléologie. On ne voit alors que dans l’avant les indices, les augures, les signes de l’après. Il y a aussi la tentation d’envisager une œuvre comme un monolithe achevé et non une construction sujette à de perpétuelles retouches, mise à bas et reconstruite à chaque film. Ces dangers identifiés, reconnaissons que l’exercice est séduisant et hautement stimulant. Il l’est particulièrement dans le cas de Wong Kar-wai, dont on attend toujours le retour près d’une décennie après The Grandmaster. En dix longs métrages et quelques jalons (Chungking Express, Happy Together, In the Mood for Love), le cinéaste hongkongais a distillé quelques grandes thématiques de prédilection, des visages et des motifs esthétiques récurrents. Le retour en salles de ses deux premiers films vient rappeler qu’une bonne partie d’entre eux était en germe dès ses débuts derrière la caméra. 

Le cas de As Tears Go By est le plus intrigant des deux. Wong Kar-wai n’a pas 30 ans lorsqu’il signe ce polar d’action pris de spasmes de violence. As Tears Go By s’inscrit pleinement dans la vague de films de gangsters submergeant Hong Kong à l’époque, avec Le Syndicat du crime de John Woo et City on Fire de Ringo Lam en lames de fond. À première vue, on est à mille lieues de ce qui fera son cinéma. C’est oublier un peu vite qu’il prendra l’habitude de tordre les codes des genres à sa convenance : le wu xia pian dans Les Cendres du temps, la science-fiction dans 2046, le film de kungfu dans The Grandmaster. Wong ne renie pas l’étiquette du film de gangsters. Il la revendique doublement avec le personnage de Fly, feu follet et tête brûlée aux œillères lui faisant voir les triades comme la seule voie possible vers l’honneur et un semblant de grandeur. C’est le Johnny Boy (Robert De Niro) de Mean Streets transposé en Asie, une bagarre dans un billard achevant de faire le parallèle avec le film de Martin Scorsese. Pas avare en face-à-face tendus et en règlements de comptes sanglants, As Tears Go By est sous-tendu par le dilemme moral d’Ah Wah (Andy Lau), collecteur de dettes pris en étau entre sa loyauté pour Fly et son amour pour sa cousine Ah Ngor (Maggie Cheung), pure innocence, entre une destruction programmée et une rédemption inatteignable. Au milieu du film, cette relation entre Ah Wah et Ah Ngor est au cœur de la séquence prenant rétrospectivement des airs de profession de foi pour l’art de Wong.  

Tears in rain 
Des tombereaux de pluie s’abattent sur Hong Kong et Ah Wah court se mettre à l’abri. La surprise se lit sur le visage du truand enfin au sec. Par un léger travelling sur la droite, la caméra en explique la raison : une jeune femme qui attend la fin des averses. Coïncidence, c’est Mabel, son ancienne petite amie. La dernière fois que les deux étaient à l’écran, Ah Wah s’en prenait violemment à elle en apprenant son avortement. Elle est maintenant mariée à un homme qui « se comporte très bien avec elle », et est enceinte. « Ce n’est pas le tien», précise-t-elle en voyant le regard d’Ah Wah sur son ventre. D’un geste tendre de la main, Ah Wah lui dit au revoir et, comme si cette rencontre inopinée faisait ressurgir le souvenir d’Ah Ngor, le voici dans un bar, essayant de lui téléphoner. Elle est absente. Ah Wah exorcise ses sentiments en glissant une pièce dans un jukebox. Il choisit un titre, une version cantonaise de la chanson de Top Gun, « Take My Breath Away ». Pendant que résonnent les premières paroles (« Mon désir pour toi est comme les vagues sans fin de l’océan »), Ah Wah file la voir à Lantau, l’une des îles de Hong Kong. Quand il arrive, il apprend qu’elle n’est pas encore revenue. Au retour d’Ah Ngor, les espoirs d’Ah Wah sont déçus : elle est accompagnée de son médecin, manifestement devenu son compagnon.  

On repère dans ces quelques minutes quantité d’éléments que l’on retrouvera dans les futures bobines de Mister Wong. À commencer par le jukebox, objet emblématique de sa carrière. Il symbolise le rôle capital de la musique dans son cinéma, agissant bien souvent comme une excroissance de la conscience de ses personnages. Cette séquence de As Tears Go By voit aussi se déployer sa vision du désir et de l’amour. Le mélodrame n’est jamais très loin chez lui et on ne rappellera peut-être jamais assez que le cinéaste a fait ses armes comme scénariste en écrivant des soap operas pour la télévision. Quand « Take My Breath Away » se termine, Ah Wah et Ah Ngor se sont certes abandonnés en un baiser prolongé dans une cabine téléphonique, mais le ver des obstacles qui viennent contrarier leur passion est déjà dans le fruit.  

Manquer à l’appel 
Ces obstacles, Wong Kar-wai va continuer à les explorer et les approfondir. L’enjeu fondamental n’est pas que deux êtres s’aiment. Il faut qu’ils puissent s’aimer au même endroit et au même moment. La synchronie des sentiments, l’accord de l’amour avec le temps et l’espace, relèvent du miracle. « On peut passer à côté de l’âme sœur si on la rencontre trop tôt ou trop tard », résumera simplement Tony Leung dans 2046. Avant d’être l’incarnation exemplaire de cette idée au côté de Leung dans In the Mood for Love, Maggie Cheung en est déjà la victime pour ses retrouvailles avec Andy Lau dans Nos années sauvages. Repoussée par Yuddy, garçon séducteur, instable et égocentrique, Su Li-zhen (Maggie Cheung) trouve une oreille attentive à qui se confier, l’officier de police Tide (Andy Lau). Dans cette nuit passée ensemble, à déambuler dans des rues désertes, réside probablement la promesse d’une idylle. Su Li-zhen lui promet un match de football gratuit au stade où elle tient un guichet. Quand elle n’aura personne d’autre à qui parler, Tide lui demande d’appeler la cabine téléphonique devant laquelle il passe pendant ses rondes. Les nuits passent et l’agent, pourtant persuadé qu’elle n’appellera jamais, s’arrête sans relâche devant la cabine. Le téléphone ne sonnera jamais. Tide n’ira jamais au stade : devenu policier pour être à côté de sa mère, il réalisera ses rêves et deviendra marin à son décès.  

Nos années sauvages se place sous le primat d’un temps suspendu et écrasant. Le temps du Hong Kong des années 1960, comme In the Mood for Love et 2046. Le temps figuré par les innombrables plans de montres, d’horloges ou le métronome de la pluie. Le temps de la mémoire enfin. Tombés l’un sur l’autre aux Philippines (coïncidence, encore), Tide et Yuddy, mourant, évoquent leur relation avec Su Li-zhen. On découvre peu après la jeune femme derrière son guichet, voyant défiler les supporters et les théâtres de ses brefs instants communs avec Tide : les voies du tramway le long desquelles ils marchaient, la cabine téléphonique. Leur désir hantera-t-il ces lieux de mémoire ? Su Li-zhen ferme son guichet dans le prochain plan, semblant tourner la page sur son histoire avec Tide. Juste après, Wong Kar-wai place pourtant sa caméra devant le téléphone de la cabine en train de sonner. Quand sonne-t-il ? Qui appelle ? Qui est censé répondre ? Est-ce Tony Leung, qui fait son apparition chez Wong Kar-wai dans le plan suivant, énigmatique conclusion de Nos années sauvages ? Nous l’ignorons. Pour cet appel, une chose semble jouée : Tide l’a manqué, Tide le manquera. Comme Maggie Cheung avait manqué celui d’Andy Lau dans As Tears Go By.