On Falling de Laura Carreira
Par Faustine Saint-Geniès
C’est un colis en carton parmi les millions qui quittent quotidiennement cet entrepôt. Au lieu de se laisser porter par le tapis roulant, il tourne sur lui-même. Indéfiniment. Un ballet singulier, d’une beauté absurde. Un minuscule grain de sable dans cette machine bien huilée où les marchandises comme les salariés ne sont que des numéros. On Falling, premier long-métrage de Laura Carreira, nous entraîne dans le quotidien aliénant d’Aurora, une ouvrière portugaise qui travaille au sein du vaste entrepôt d’une plateforme d’achats en ligne, à la périphérie d’Edimbourg. Les conditions sont rudes et les salaires misérables, ce qui contraint Aurora à vivre avec le strict minimum dans un appartement partagé. On Falling, c’est un concert de bips qui rythment le quotidien d’Aurora, chargée de scanner des produits. On Falling, c’est aussi cette dominante de bleu et de gris qui nous plongent dans le spleen du personnage et de toutes ces petites mains invisibles du néolibéralisme. À travers le portrait saisissant d’Aurora (extraordinaire Joana Santos), le film dépeint avec justesse l’aliénation sourde que subissent ces travailleurs des géants numériques, type Amazon. Les plans serrés, très proches des personnages, parfois au creux de leur épaule, permettent de ressentir la pression qui pèse sur eux. Et chacun de s’interroger alors : et moi, quelle est ma responsabilité dans tout cela ?
Entre Chantal Akerman et Ken Loach
Laura Carreira privilégie une approche minimaliste, un travail rigoureux d’enquête et une attention portée aux détails et aux gestes ordinaires. Les nombreux entretiens préparatoires de la réalisatrice avec des travailleurs précaires ont de fait nourri les dialogues, et ça se sent. Elle avait d’ailleurs d’abord en tête d’en faire un documentaire avant de privilégier la fiction ; une manière, aussi, de protéger l’identité de ses sources, qui ont pu témoigner sans craindre de perdre leur emploi. Grand bien lui en a pris : la mise en scène s’inspire de celle de Chantal Akerman pour traduire cette aliénation sans heurts, faite de répétitions et de petites vexations quotidiennes. Il y a ce supérieur hiérarchique qui offre une simple barre de chocolat pour féliciter les salariés parmi les meilleurs pickers (entendre, ceux qui bipent) de la semaine. Puis ce système kafkaïen qui empêche de poser un jour de congé. Enfin, et surtout, ce corps fatigué, sans cesse debout et invisibilisé. On pense aux frères Dardenne mais aussi à Ken Loach, dont la société Sixteen Films a d’ailleurs coproduit le film. À ce titre, On Falling rappelle bien sûr Sorry We Missed You (2019). Mais là où Loach maintient le lien qui unit les hommes, Carreira saisit le vide, la solitude, l’abîme et les tentatives désespérées de son héroïne pour ne pas sombrer. Lorsqu’Aurora cherche à appuyer sa tête contre l’épaule de son nouveau colocataire, tentative désespérée pour recréer un semblant de lien, la gêne les pousse tous deux à se rabattre simultanément sur la lumière bleue et l’anonymat rassurant de leur smartphone. Des instants fugaces, poignants, justes et fragiles. Avec cette interprétation des Temps modernes version GAFAM, Carreira prouve qu’elle est déjà une grande réalisatrice naturaliste.
On Falling, en salles le 29 octobre.