Palombella Rossa de Nanni Moretti
Par Emmanuel Burdeau.
D’abord un rappel historique : présenté à la Mostra de Venise au cours de l’été 1989, Palombella Rossa sort en France fin novembre de la même année. La chute du Mur de Berlin a lieu pile entre ces deux dates ; Nanni Moretti aurait voulu tomber plus juste qu’il n’aurait pas pu. Car, autour d’une piscine, le temps d’un match de water-polo, ce film raconte les affres d’un député du Parti communiste italien qui, atteint d’amnésie, peine à savoir ce qu’il pense, pourquoi et pour qui. C’est bien sûr Moretti – alors joueur de water-polo à haut niveau – qui interprète le rôle, se glissant une dernière fois dans la peau de son alter-ego, Michele Apicella. Palombella Rossa est un sommet et, déjà, un adieu.
Longtemps invisible en salles, ce film justement adoré ressort enfin. Trente-cinq ans plus tard, comment peut-il être vu ? La référence au communisme risque de passer au second plan, voire de ne pas être comprise – Moretti s’amuse de cette incompréhension dans son dernier film en date, Vers un avenir radieux. Et pourtant il faut voir Palombella Rossa. Comme Moretti, amateur d’impératifs, pourrait le marteler : il le faut ! Tout Moretti est dans ce film. La politique et le sport, bien sûr. Les chaussures et les pâtisseries. La haine des médias et l’appel, malgré tout, de la télévision. Le couvre-chef – ici un bonnet – qui isole la tête du reste du corps pour libérer un « burlesque mental ». Le désir impossible de revenir en arrière. La variété italienne et la violence verbale qui, parfois, débouche sur la violence physique. L’individu seul face à un groupe qui tantôt le porte aux nues et tantôt le conspue. Les invectives, les appels au calme ou à la révolte. Tout Moretti. Tellement tout que c’en est trop. Et qu’à ce trop succèderont l’errance et le désœuvrement de Journal intime.
La vérité dans les silences
Il existe une image de Moretti moraliste. L’intransigeance, la sévérité et cette réplique demeurée fameuse, lancée par Michele à une journaliste qui a le tort d’employer des mots anglais : « Les mots sont importants. Qui parle mal pense mal. Qui pense mal vit mal… » Ceux qui auront le bonheur de redécouvrir le film verront mieux combien cette image est réductrice. Combien il est faux de voir en Moretti le porte-parole sûr de ses droits d’une éthique du cinéma opposée aux veuleries des médias. Moretti n’est pas celui qui donne les réponses. Il est celui qui, parti pour mettre de l’ordre dans le chaos, finit par susciter un désordre encore supérieur. Son propos, au fond, est humble : il consiste à indiquer qu’entre dire et faire, entre vouloir et réaliser, il y a une béance. Et que le seul « mal » est de croire que cette béance puisse être comblée. De se prendre, en somme, pour un porte-parole. Il suffit de voir ce qui arrive lorsque Michele obtient enfin de tirer le penalty qui va décider de l’issue du match. Trois fois il tire et trois fois il rate. Une fois parce qu’il a trop réfléchi à son tir, une autre fois parce qu’il n’a pas attendu le sifflet de l’arbitre, une autre fois encore… Tout calcul est vain. Il faudrait arriver à cesser de vouloir, apprendre à se taire. Danser, peut-être, et encore. C’est ce que suggère la figure de mentor qu’interprète le cinéaste chilien Raoul Ruiz. Chaque but, enseigne-t-il, est un silence. Et chaque silence, en retour, est un but. Le seul but. Allez voir Palombella Rossa. Voir et écouter. La vérité de ce film tumultueux loge dans ses silences.

Palombella Rossa, en salles le 3 septembre.