Pepos de Jorge Aldana

Stoner movie culte et férocement délirant échappé de la Colombie de 1983, cette virée sous psychotropes dans les quartiers underground de Bogotá nous revient dans une copie restaurée et magnifique, contaminant de son parfum rock nos yeux et nos oreilles ravies par une telle (re)découverte – projetée le vendredi 18 octobre au Reflet Médicis dans le cadre du festival Panorama du cinéma colombien, en présence de son réalisateur. Tentative d’approche forcément hallucinée de cet ovni, guidé par les mots de son réalisateur et agitateur en chef : le désormais septuagénaire Jorge Aldana. Par Benjamin Cataliotti.

Parfois, certains films nous rappellent que le cinéma n’a pas vocation à produire des petits objets polis et bien rangés. « Nous parlions un jour, avec (le chef opérateur) Erwin Goggel, d’un de mes amis qui était « resté en voyage ». C’était quelque chose qui l’impressionnait beaucoup. Nous nous sommes dit que ce serait très intéressant de faire le portrait du monde des « pepos ». « Qu’est-ce qu’on attend pour s’y mettre ? » m’a-t-il demandé. »

Dans le vocable des marchands de bonheur, « rester en voyage » signifie se retrouver bloqué dans un état second, entre errance et euphorie, après une trop grande prise de drogues. Quelques secondes suffisent au spectateur de Pepos, même le moins attentif du monde, pour comprendre que les « voyages » évoqués ici n’ont donc pas grand-chose à voir avec un tour-operator inoffensif ou une visite touristique des faubourgs huppés de Bogotá. Présentant dès les premières images son duo de marginaux trainant leurs airs de satires juvéniles plus ou moins bien réveillés dans des rues populaires et bigarrées, Pepos se propose pour ce qu’il est : un aller-simple vers un monde de trips, de défonces et d’hallucinations collectives, bref, la porte ouverte à toutes les drogues, pourvues qu’elles nous mettent la tête à l’envers. « Pepos » explique Jorge Aldana, « c’était le mot utilisé pour désigner les groupes de consommateurs de pilules stimulantes, tranquillisantes et à but psychiatriques, une consommation qui était assez courante à l’époque. Un mot qui, par métastase sémantique, a fini par désigner aussi les consommateurs de marijuana, de cocaïne, de bazuco (de crack, ndlr). Et en général, de substances illicites. » Tourné en 1983, filmé avec une caméra Arriflex portative et dont la pellicule 16mm, délicieusement granuleuse, semblait faite pour épouser l’état entre hébétude et béatitude des drôles d’individus qui s’agitent à l’écran, le film a acquis au fil des décennies un statut d’œuvre culte. Ce qui revient peu ou prou à dire que peu de gens l’ont réellement vu, mais que les rares chanceux à l’avoir eu sous la main l’ont suffisamment adoré pour que son écho nous parvienne enfin, quarante ans plus tard. Et ce, dans une copie intégralement restaurée, preuve qu’il reste en ce monde quelques bonnes âmes pour croire en la beauté des œuvres iconoclastes.

Le voyage d’Ulysse à Bogotá

Bien leur en a pris : Pepos est une pépite. Film patchwork, coupé en deux entre une journée bouffonesque et une nuit erratique, traversée par des fulgurances documentaires, comme des shoots de réalité dans l’épiderme fictionnelle du film, ce quasi-long-métrage (56 minutes au compteur, mais on ne devrait jamais prendre le volant dans un état pareil) a le charme des récits inégaux et des brouhahas visuels dont on ne capte parfois que quelques idées disparates, évoquant les dérives ulyséennes d’un James Joyce qu’on aurait arraché à son Dublin circéen pour le perdre dans les dédales d’une Bogotá de contes de fêtes. Méfions-nous cependant, ces films-là, par leur apparente liberté, nous semblent toujours plus improvisés qu’ils ne le sont : « En réalité, on a minutieusement planifié tout ce qui se passe dans chaque scène. En choisissant la rue comme décor, on a instauré un dialogue permanent entre contrôle et hasard. (Pour les scènes de nuit) je voulais composer un chœur fantomatique de personnages qui ne seraient que des voix. C’est un tissu de sons directs, entremêlés avec des textes que j’ai écrits pour certaines scènes, et des improvisations des acteurs enregistrés après coup. Il y a aussi la voix d’un homme de la rue que j’ai interviewé… » On pense au Linklater de Slacker ou, poursuivant dans la veine du stoner movie, au Dazed&Confused du même cinéaste, lequel savait bien qu’au cinéma, pepos ou junkies oscillent toujours entre folie et sainteté.

Suivant leurs délires jusqu’à une hallucinante – c’est le mot – scène de bad trip dans les toilettes d’une salle de concert, on se prend à craindre pour la santé, non pas tant des personnages, que de ceux qui les mettent en scène. Le film sent le soufre (entres autres substances donc), ce qui est une autre façon de dire qu’il a fallu beaucoup de courage, ou d’inconscience, pour filmer pareils énergumènes dans la Colombie des années 80. « Le trafic de drogue était déjà partout : depuis les années 1970, il avait pénétré l’État, la politique, la police et l’armée. » Est-ce que le cinéaste et son équipe ne jouaient pas un peu avec le feu des autorités ? « Sans doute, oui. J’ai pris mes précautions. Pour les scènes où les acteurs étaient habillés en policiers, nous avons filmé dans des blocs désaffectés. La circulation nocturne des voitures et des personnes dans ces rues était minime. Quelques couples pressés d’entrer dans une résidence, quelques personnes de la rue et de la nuit qui se promenaient dans le secteur. Une nuit où nous filmions, un groupe de jeunes punks est resté pour regarder ce que nous faisions. Jota, (qui singe) l’un des policiers, a commencé à plaisanter avec eux. Les plaisanteries se sont « amplifiées » et il a fini par les menacer en tirant des coups de feu, avant de les poursuivre jusqu’à la Carrera 13 (une avenue de Bogotá, ndlr). » Parfois, au beau milieu d’un plan, un visage se tourne vers la caméra, troublé, comme ne sachant plus s’il s’agit d’un jeu, d’une fiction, ou d’un documentaire. Qui sait ? Pepos n’a peut-être jamais existé ? Peut-être est-ce l’effluve d’un rêve de film, inspiré par des éclats musicaux omniprésents (« Écouter du rock, en plus d’être un grand plaisir, était une déclaration de principes. »), entre les complaintes de Mick Jagger et la voix génialement nasillarde de Bob Dylan, lesquelles donnent au film des airs de gigantesque concert de contrebande. Mais si Pepos existe vraiment, si quelque part, il est à nouveau visible, on aurait plus que tort de se refuser pareil voyage.

Pepos sera projeté, en présence de son réalisateur, le vendredi 18 octobre à 20h30, à l’occasion du festival Panorama du cinéma colombien, qui se tiendra du 15 au 20 octobre 2024 au cinéma L’Arlequin et au Reflet Médicis à Paris .