PHILIPPE POUTOU : « La grosse référence, c’est Ken Loach »

Des affiches de campagne à celles du cinéma, il n’y avait qu’un pas. Philippe Poutou, trois fois candidat à la Présidentielle et figure du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) est au coeur du docu Il nous reste la colère de Jamila Jendari & Nicolas Beirnaert, en salles le 7 décembre. De 2016 à 2019, les deux réalisateurs ont suivi l’équipe syndicale de l’usine Ford à Blanquefort (Gironde), qui luttait contre la fermeture du site. Malgré leurs efforts, les portes ont fermé sur décision du constructeur, et les salariés ont été licenciés. Trois ans plus tard, l’ex-ouvrier au franc-parler inégalé compte désormais sur le cinéma pour poursuivre leur combat.

Jamila Jendari et Nicolas Beirnaert ont suivi votre équipe syndicale pendant plus de trois ans. Comment avez-vous accepté d’être filmés pendant autant de temps, par un duo initialement extérieur à votre équipe ? 
On a rencontré Jamila et Nicolas par des intermédiaires qui faisaient partie du milieu associatif bordelais. Ils nous ont proposé de prendre des images de nos actions. La première fois, c’était en juin 2016 : ils sont venus avec nous aux 24 heures du Mans. On avait le projet d’envahir le stand Ford. À partir de là, les liens se sont mis en place petit à petit. Ils ont multiplié les visites, on les appelait dès qu’on faisait une opération. Ils ont été complètement intégrés, ils faisaient partie de l’équipe, avec une caméra et un micro en plus. D’habitude les gens sont très méfiants envers les caméras. À l’usine, les ouvriers parlaient peu aux médias, ils n’étaient pas à l’aise. Mais là, ils ont considéré Jamila et Nicolas comme des copains et copines, l’intégration s’est très bien faite. 

Comment vivez-vous que le film sorte maintenant, alors que le sort de l’usine est réglé depuis trois ans ? 
En presque quatre ans ensemble, on a évidemment abordé la question de sortir quelque chose avant la fin de la lutte, et d’en faire un outil de pression ou de sensibilisation. Ça ne s’est jamais fait. Une fois l’usine fermée, pour nous militants, le film ne nous servait plus à rien. L’opportunité d’en faire autre chose s’est présentée plus tard, grâce à Urban Distribution, que nous avons rencontré par hasard à la fête de l’Huma en 2019 et qui a donc concrétisé le projet une fois la lutte terminée. Le film n’a plus du tout la même fonction : aujourd’hui il permet de laisser une trace de ce qu’il s’est passé. On espère en faire un objet utile pour discuter des luttes et des leçons à tirer de notre expérience, pour les autres de demain. 

Il nous reste la colère (2022)

Donc le film a été bien reçu par les ouvriers ? 
On a dépensé beaucoup d’énergie dans cette lutte. Le film se concentre surtout sur la dernière année, l’année la plus dure, mais le combat a duré plus de 10 ans. Qu’il y ait une trace, ça leur fait plaisir. C’est une vie, des années de travail, une expérience collective. Ce petit bout de film permet de laisser un peu de mémoire. 

Vous avez l’habitude de prendre la parole en public et d’être devant les caméras. Ça a été plus simple pour vous d’être filmé que pour les autres ouvriers ? 
Le problème des médias, c’est que dès qu’ils ont quelqu’un en vue, ils ne s’adressent plus qu’à cette personne. On devient vite le seul interlocuteur. Et du côté des collègues, une fois qu’il y en a un qui parle aux caméras, tout le monde dit “tu le fais très bien, vas-y fais-le” et les autres se rétractent, ce qui est problématique. L’avantage avec Jamila et Nicolas, c’est qu’ils ont passé énormément de temps avec nous. En trois ans et demi, ils avaient quasiment 400 heures d’images ! Avec le temps, ils ont sympathisé avec toute l’équipe ce qui permet de mettre en avant d’autres visages. C’est génial qu’il y ait Gilles, les deux Thierry, Vincent, Jérôme… et que quelque chose d’un peu collectif apparaisse. Je suis content du résultat qui montre les copains et les copines, la galère, nos doutes, nos disputes, nos difficultés. Toutes les fragilités qu’on peut avoir dans une bagarre, une fragilité collective. 

Vous avez donc joué un rôle d’intermédiaire entre le monde syndical et la caméra ? 
Le fait d’être connu a surtout permis d’établir un premier lien et d’amener la caméra à l’usine. À un moment, il a été question de faire un documentaire sur moi, et ça a dérivé sur la lutte Ford. Le but c’est de raconter des gens, une équipe, qui essaie de se démerder d’une situation très compliquée. Nicolas et Jamila ont essayé de mettre en évidence ce qui les a touchés eux dans notre lutte, d’aller au fond des choses. On veut sortir du côté très personnel, montrer comment à partir de ce que je fais, on peut aller plus loin. 

Dans votre programme politique et votre campagne présidentielle, il y avait déjà cette volonté de ne pas individualiser votre démarche… 
La présidentielle, c’est un truc de dingue, tout est hyper personnalisé. Les questions financières et juridiques tournent autour d’une seule personne, c’est une aberration. À chaque fois, les camarades et moi, on voulait faire en sorte que je sois un porte-parole plus qu’un candidat. L’idée n’est pas du tout de jouer au super-héros ou de considérer que ma personne aurait un intérêt particulier. Ce qu’on essaie de porter, c’est les idées, les combats. Et c’est aussi ce qui se joue dans le documentaire. 

Il nous reste la colère (2022)

Aujourd’hui, l’actualité et le militantisme passent principalement par les réseaux sociaux, l’info continue… Quelle place reste-t-il pour le film social ? 
Malheureusement la place est faible, mais elle existe quand même. On s’inscrit dans une longue lignée des films de luttes. De luttes contre les licenciements, les fermetures d’usines… il y en a beaucoup. On espère être un élément de plus et montrer à quel point c’est important de raconter, même une défaite. On prouve qu’on n’est pas démoralisés. On a mené une bataille, on a perdu mais on a aussi la fierté d’avoir fait ce qu’on a fait. On sait la difficulté de faire vivre des documentaires, d’autant plus dans un moment où le cinéma est en crise. Ceci-dit, le film circule quand même dans les milieux militants, les avant-premières laissent des traces, elles touchent les gens, et nous en retour. 

C’est pour cette raison que vous travaillez chez Urban Distribution, pour prolonger ce travail de sensibilisation ? (depuis le mois de septembre, Philippe Poutou est chargé de promotion “hors-média” à mi-temps chez Urban Distribution, qui sort en salles le documentaire, ndlr) 
À la fermeture de l’usine, j’ai été licencié. J’ai utilisé mon congé de reclassement jusqu’au bout, payé par Ford. Je me suis inscrit à Pôle Emploi et j’ai vu que c’était hyper galère. En parallèle, on avait rencontré le patron d’Urban distribution qui a pris le film en main. Et il m’a proposé de me recruter. J’y ai tout de suite vu un aspect très militant : faire vivre des documentaires, avec des valeurs très proches des miennes. Dans le boulot comme dans la vie militante j’ai envie d’aider à raconter ces histoires, à les faire vivre et connaître. Dans certains milieux, les gens ne vont pas énormément au cinéma. Ou alors pour voir les grosses machines populaires qui fonctionnent. Le cinéma d’art et essai ne touche pas les milieux populaires, qui sont celles et ceux à qui on aimerait bien s’adresser. Donc il faut trouver les chemins pour leur y donner l’accès. 

C’est ce que vous comptez faire dans le cadre de la promo du film ? 
On fait beaucoup d’avant-premières avec Jamila et Nicolas dans pas mal de villes petites ou moyennes, au moins jusqu’au mois de janvier. Ça ne déplacera pas forcément les foules, mais on veut répondre le plus possible au besoin de réfléchir, de discuter et de réagir. C’est un acte militant et je suis content qu’on soit tous les trois pour le faire. Les réalisateurs ont plein de choses à raconter sur la construction du film et sur leur réflexion qui est très poussée. Et moi, je réponds davantage aux questions propres à la lutte. On essaye d’embarquer les collègues de Ford aussi, mais il y a peu de volontaires. 

Il nous reste la colère (2022)

Dans le panorama des films sociaux, quelles sont vos références ? 
La grosse référence, c’est Ken Loach. Depuis plus de trente ans, comme une bonne partie des militants, je suis marqué par ses films. Par ceux de Robert Guédiguian également. En documentaire, récemment j’en ai vu un qui est énorme : Mon pays imaginaire de Patricio Guzman, qui raconte la mobilisation chilienne en octobre 2019. Pour moi c’est une manière formidable de raconter des choses, de faire passer des vies et des luttes. Retour à Reims de Jean-Gabriel Périot, adapté du livre de Didier Eribon, est aussi un film fabuleux. 

Et les films de François Ruffin ? 
Ruffin a un mode de travail très particulier, avec une mise en avant du personnage. Tout le monde ne fait pas comme ça. Mais c’est très bien et très utile ce qu’il fait : il aborde des sujets dont on a envie de discuter. Le droit des femmes dans son dernier film (Debout les Femmes !), les gilets jaunes (J’veux du Soleil), les super-patrons et les superprofits avec Bernard Arnault dans Merci Patron ! À chaque fois ce sont des sujets militants, et ses films jouent un rôle important. Là par exemple, Gilles Perret, avec qui Ruffin réalise ses films, a sorti son dernier film (Reprise en main, comédie sociale sur le rachat d’une usine en Haute-Savoie, sortie en salles le 19 octobre, ndlr). On passe du documentaire à la fiction mais toujours dans une volonté militante de critiquer la société et de montrer qu’il y a peut-être autre chose à faire que subir. 

Maintenant que vous travaillez dans le cinéma, envisagez-vous de vous lancer à votre tour dans la réalisation ? 
Non, pas du tout, je n’en suis pas capable. Je suis vraiment content de faire un boulot qui permet de faire connaître, de relayer. Mais je ne peux pas me lancer dans la réalisation ou l’écriture, c’est impossible. Certains m’ont même demandé si j’envisageais d’être derrière la caméra. C’est inimaginable pour moi. Je peux juste faire une interview mais je ne peux pas jouer comme l’a fait Xavier Mathieu par exemple. C’est un camarade, ancien leader de la lutte des Conti (lutte contre la fermeture de l’usine de pneumatiques à Clairoix dans l’Oise, en 2009, ndlr). Il y a d’ailleurs un super documentaire dessus, un des meilleurs de genre selon moi : La Saga des Conti de Jérôme Palteau. Et bien maintenant Xavier fait des films, des comédies. Moi, même si parfois les gens rigolent de ce que je dis, j’en serais incapable !