« Jamais de la vie ils ne touchent à une virgule. » Rencontre avec Mati Diop
La relève ? La figure de proue d’une génération ? À entendre la rumeur qui la précédait, et puis l’accompagne désormais, Mati Diop est vouée à porter sur ses épaules tout cela à la fois. En 2019, à 36 ans, la Franco-Sénégalaise est devenue la première cinéaste noire en compétition à Cannes avec un premier long métrage qui se paie le luxe de repartir avec le Grand Prix et un deal Netflix à l’international. Histoire d’une accélération.
Une montée de LSD. C’est ainsi que Mati Diop décrit ce moment où, le 25 mai 2019 à Cannes aux alentours de 21 h 30, au milieu des 2 500 privilégiés qui peuplent le Grand Théâtre Lumière, elle a entendu résonner la musique de Rocky avant d’être appelée par Alejandro González Iñárritu, président du jury, à monter sur scène pour récupérer son Grand Prix des mains de Sylvester Stallone, qui avait sorti, pour l’occasion, son plus beau pantalon blanc et sa veste bleue la plus électrique. Sans doute n’avait-elle pas imaginé quelques mois plus tôt se retrouver au palmarès si haut, et a fortiori aux côtés d’une action figure grimaçante, dressant benoîtement le poing à l’intention des photographes sans qu’on soit tout à fait certains qu’il comprenne bien ce qui se joue sur cette estrade. Judith Lou Lévy, sa productrice (avec Éve Robin, au sein des Films du Bal, ndlr) se souvient d’un moment « improbable et surréaliste » au sens littéral du terme : « Après la cérémonie, tous les primés et remettants se retrouvent dans un monte-charge et sortent par le toit, donc tu te retrouves serré avec Bong Joon-ho, Antonio Banderas, Zhang Ziyi, Catherine Deneuve… en grosse montée dans un monte-charge ! C’est pas des monte-charges dans lesquels on se retrouve fréquemment… » Pour Mati Diop, ce qui reste le plus « surréaliste et méta », c’était de côtoyer Sly sur scène. Surtout, elle sait qu’en Afrique « les gens savent très bien qui est Stallone. Ils sont trop contents de me voir à côté de lui, tout le monde s’identifie à lui ». Pas mal pour une habituée de festivals plus arty qui a, depuis ses premiers courts métrages, toujours pratiqué un cinéma assez exigeant, à la frontière entre la fiction, le documentaire et l’art vidéo. La suite de la soirée, passé l’effet de stupeur, c’est Aël Dallier Vega, monteuse du film et amie proche, qui la raconte : « On a fait la fête dans la suite de Mati avec ses productrices et moi. On s’est enfermées, on a écouté de la musique, on a dansé et on a bu la bouteille de champagne qui l’attendait. Puis, des amis nous ont rejointes et on a uni nos fêtes dans la suite de Ladj Ly et sa bande. C’était les filles et les garçons quoi ! » En effet, à quelques minutes d’écart lors de la cérémonie, Ladj Ly, l’homme à la caméra de Clichy-Montfermeil, le dernier de la bande Kourtrajmé à réaliser son film coup de poing sur la banlieue (Les Misérables), brandit le Prix du jury. Lou Levy apprécie également le symbole à sa juste mesure : « Ce qui a été un choc joyeux, c’est de voir des gens aussi nouveaux et inconnus débarquer tout d’un coup dans un sanctuaire du cinéma mondial. » Un synchronisme idéal pour deux cinéastes jeunes mais déjà mûrs, qui font souffler un courant d’air frais dans les bronches de la vénérable institution. Thierry de Peretti, cinéaste (Une vie violente), collaborateur et proche de longue date, salue le geste : « Quand le protocole cannois rencontre un film comme ça, c’est comme un principe actif qui diffuse du sens partout, ça explose. Ça réouvre la machine, un peu comme la palme à Oncle Boonmee qui avait donné vachement d’air. » C’est aussi un happy end bien mérité pour Mati Diop qui sort alors de sept mois d’un montage éreintant où il a fallu composer avec des effets 3D compliqués, une traductrice pour la montagne de rushs en langue wolof (qu’elle ne parle pas) et le travail avec une compositrice par téléphone, Fatima Al Qadiri, qui vit à Berlin. Aël Dallier Vega synthétise l’épopée à grands coups de métaphores : « C’était une plongée en sous-marin en eaux profondes. » Ou encore : « Avec Mati, on a fait front commun face à l’adversité, comme un tank très solide qui avance lentement mais qui va tout droit. » Pour remporter bientôt la guerre ?
« Jamais de la vie ils ne touchent à la moindre virgule, même pour deux millions. »
MATI DIOP
« I’m very very french ! »
Ensemble, toujours, elles ont passé l’été au Sénégal pour accompagner la sortie du film, dans les quelques salles encore en activité. Diop a également organisé des projections en plein air dans les quartiers où elle a tourné. Et pour ceux qui n’auront pas l’occasion de découvrir le film sur grand écran, c’est Netflix qui s’occupera de le diffuser, tout en espérant une sélection à l’Oscar du meilleur film étranger. Quand on la rencontre, de passage à Paris début juillet, elle sort justement de son premier meeting avec trois boss de Netflix, trois femmes. On lui demande s’il est question d’éventuelles coupes, mais elle tranche immédiatement : « Jamais de la vie ils ne touchent à la moindre virgule, même pour deux millions. On a aussi fait bloc pour défendre un maximum de présence du film en salles, en protégeant un maximum de territoires. A priori, on a tous les avantages : bénéficier d’une sortie en salles, des festivals et sur Netflix. On peut travailler ensemble. Avant, j’étais vraiment sur la défensive, parce que t’as l’impression de parler à un groupe et de te faire complètement bouffer. Du coup, on était même un peu durs. J’ai tendance à peu m’identifier à la culture française mais quand je me retrouve comme ça face à des Américains à parler des Oscars, je me rends compte à quel point je suis française. Je leur ai dit : “I’m sorry but you will see, I’m very very french !” » À 37 ans, Mati Diop n’arrive pas dans le grand jeu du marché international du cinéma en oie blanche tombée du nid. Mieux, elle semble désormais endosser plus sereinement son destin, et tout ce qu’elle incarne pour le Sénégal, pour les femmes, pour les aspirant.e.s cinéastes noir.e.s et pour tout le continent africain en général. Juste avant le début de Cannes, elle se montrait bien plus méfiante au moment où les médias anglo-saxons et américains s’empressaient de lui coller sur le dos l’étiquette de « First Black Female Director in the Cannes Competition ». C’est ainsi que la présente le vénérable Hollywood Reporter dans un portrait. La cinéaste n’aimerait surtout pas se retrouver sur le tapis rouge pour de mauvaises raisons. Marchant sur des œufs, elle prenait soin de préciser au journal américain : « En France, on ne dit pas que je suis noire – on dit que je suis française. Mais j’ai remarqué qu’en Amérique, dès qu’on est noir à 10 ou 20 %, on devient noir. Être noir n’est pas quelque chose à quoi je pense tous les jours en me levant. Je ne me considère pas comme blanche ou noire. Je me dis juste que je suis moi. […] Ce que je représente me dépasse et ne m’appartient pas. » Avec Atlantique, tourné à Thiaroye, dans la banlieue de Dakar en bord de mer, elle s’empare de la question des migrations pour en tirer une fable onirique, une histoire de revenants à la mise en scène hypnotique, rythmée par le ressac de l’océan, ce scintillant miroir aux alouettes et horizon insondable qui avale tout : les mille soleils qui se couchent, les espoirs, les rêves et in fine les êtres aimés. À tous points de vue, le film s’est construit comme une folle odyssée mais si l’on parle de mythes, Diop a tenu à renverser les perspectives en restant du côté des Pénélope qui ont vu leurs Ulysse partir en mer. Au premier plan d’une tour futuriste construite par des ouvriers qui ne sont plus payés depuis des mois, elle dresse un portrait ultra-contemporain d’une bande de filles dakaroises hantées par les esprits de ces garçons disparus en mer qui reviennent réclamer leur dû. Ces garçons aux airs absents tant ils sont obsédés par l’idée du départ, Mati Diop en avait rencontré plus d’un et elle en avait fait le sujet d’un beau court métrage documentaire déjà remarqué il y a pile dix ans : Atlantiques, avec un « s ». Elle raconte que pour eux, l’avenir se jouait à pile ou face et qu’ils avaient tagué sur tous les murs de Dakar, un sinistre slogan : « Barcelone ou la mort ». Au cours de ses pérégrinations, l’apprentie cinéaste, se prend en pleine figure d’autres fantômes de l’histoire : « C’était difficile de ne pas penser à la traite négrière en voyant ces jeunes partir pour l’Espagne alors qu’au XVIIIe siècle des bateaux faisaient le chemin inverse pour venir chercher des esclaves. Je comprends mieux l’histoire comme ça qu’à travers les livres. » Des années plus tard, c’est donc tout sauf un hasard, si elle décide d’ancrer son intrigue dans ce quartier de Thiaroye, là où s’est déroulé, le 1er décembre 1944, le massacre de plusieurs dizaines de tirailleurs qui réclamaient le versement de leurs indemnités de guerre. Corinne Castel, productrice des courts métrages Atlantiques et Mille soleils confirme que le long vient de loin : « Elle en parlait dès le film court il y a dix ans, elle avait déjà cette idée de femmes restées seules, réunies dans une villa au bord de l’océan, quand les hommes disparaissent tous. C’était son point de départ, ces départs contraints et désespérés vers l’Occident. Avec Atlantique, elle a réussi à faire un film africain dans un pays qui a besoin de plus de cinéma. Elle a vraiment récupéré les clés de Dakar tout en finesse avec cette espèce de légitimité, d’assurance d’être là et d’être chez elle, même si elle ne parle pas wolof ! »
Trans-atlantique express
Pour en arriver là, la route a été longue et faite de multiples séjours au Sénégal pour la cinéaste qui a grandi à Paris, née d’une mère photographe travaillant dans la mode et la pub et d’un père musicien célèbre, Wasis Diop. Profondément marquée par les films légendaires de son oncle, un autre mythe, Djibril Diop Mambéty (à qui on doit notamment deux très grands films : Touki Bouki et Hyènes), elle se sent aujourd’hui d’attaque pour mener la génération des rebâtisseurs d’un cinéma sénégalais moribond. Et pourquoi pas, comme Ladj Ly l’a fait à Clichy-Montfermeil récemment, ouvrir un jour sa propre école de cinéma sur place ? Pour Thierry de Peretti, la filiation avec cet oncle illustre n’a sans doute pas toujours été si simple : « Pour Mati, ça peut être un peu lourd d’être ramenée en permanence à son oncle. C’est une tension permanente chez elle entre quelque chose de très assumé, une vraie continuité, mais elle résiste à l’étiquette. Avec Mille soleils (son précédent court sorti en salles en 2013), elle rendait hommage au film de son oncle, Touki Bouki, aux acteurs de son oncle et en même temps elle s’en affranchissait, ça réinventait quelque chose. » Aël Dallier Vega confirme cet héritage de pensée, de formation et de goût : « Ce sont des iconoclastes et c’est le sang qui circule dans ses veines. Elle a hérité, entre guillemets, de ces dons familiaux et elle aurait pu se reposer sur ses atouts naturels sans avoir besoin de beaucoup les travailler, sans se faire chier. Mais elle les porte avec vachement de talent et de fierté. » Fille unique élevée par sa mère qui l’emmène régulièrement en vacances au Sénégal pour jouer chez ses cousines, la jeune Mati s’ennuie gentiment le reste du temps à Paris, dans le XIIe arrondissement, entre la gare de Lyon et le marché d’Aligre, un quartier qu’elle décrit comme « monotone » et « pas très groovy ». Peu scolaire, elle vit assez mal les longues heures de classe et passe pour une élève dissipée et insolente. Elle se retrouve en école privée catholique entourée de petits Blancs et finit par sécher de plus en plus les cours jusqu’à totalement décrocher. Elle n’aura même pas son brevet ; le bac, de justesse. Sans se chercher plus d’excuses que ça, elle évoque néanmoins l’éveil de sa conscience des questions de races : « Je me demande si je ne ressentais pas de manière très inconsciente un certain racisme. Enfant, je sentais un gros décalage entre l’histoire qui nous est inculquée et mon rapport à l’Afrique. On sent le mensonge, l’hypocrisie et ça génère des angoisses profondes. Dans les années 90, le nombre de tabous et de non-dits qu’il y avait autour du racisme, des femmes… Ça semble l’âge de pierre par rapport à aujourd’hui. Le rapport qu’avait le monde à l’Afrique, s’il fallait choisir une image, c’était le bébé somalien qui tétait le sein de sa mère vide de lait avec écrit “Unicef – Heal the world”, c’était ça l’Afrique ! »
« Je l’ai vue organiser des tournages de façon très artisanale, par exemple en allant chercher des feux d’artifice pour tourner sur une toute petite île en Bretagne. »
THIERRY DE PERETTI, RÉALISATEUR
Si elle songe un moment à tenter Sciences Po, l’idée de faire des études est vite balayée par celle qui a vu son père et son oncle s’accomplir pleinement en artistes autodidactes. Son truc à elle, ce sera l’expérience, le terrain et le « do it yourself ». Elle se met un peu à la photo comme sa mère, et surtout à la musique comme son père. Elle écoute à fond Jimmy Hendrix et Nirvana, et aussi beaucoup d’acid jazz et de trip hop. Elle joue de la basse et chante dans un petit groupe avant de se mettre à la création sonore et vidéo de trois pièces de théâtre. Mais c’est finalement du côté de son oncle et de l’image animée qu’elle retombe comme par inadvertance. Avec un petit court métrage sous le coude, elle débarque en résidence au Pavillon du Palais de Tokyo (fondé par l’artiste Ange Leccia, ndlr) avant d’enchaîner avec l’école du Fresnoy, deux endroits privilégiés « qui ne sont pas des écoles, prend-elle soin de préciser. Ce sont des laboratoires qui fournissent un cadre qui permet de faire des choses ». Dès ses premiers essais, Thierry de Peretti est frappé par son sens « très sûr » du cadre qu’il n’a retrouvé que chez quelques grands chefs opérateurs, il l’assure, mais aussi par son rapport « très immédiat et sensuel » à l’image. Sans parler de son sens de la bricole : « Je l’ai vue organiser des tournages de façon très artisanale, par exemple en allant chercher des feux d’artifice pour tourner sur une toute petite île en Bretagne… Je me disais : “Mais qu’est-ce qu’elle fait ?” Elle inventait des dispositifs faits de bric et de broc et quand je voyais le résultat… Je ne comprenais pas par où la puissance visuelle et poétique était passée. » Judith Lou Lévy tente de poser des mots sur le cinéma hypnotique et lyrique de Mati Diop : « Il y a chez elle beaucoup d’influences de cinéma pas forcément français. En préparant le film, on regardait aussi bien Pique-nique à Hanging Rock que Orfeu Negro. Elle a aussi très vite lié une forme d’envie politique à la manière de l’exprimer poétiquement. Souvent les gens parlent d’un sujet ou d’une démarche, mais chez elle il y avait une nécessité de retourner vers l’Afrique et de s’affranchir de tous les codes télévisuels et statistiques qui nous envahissent. Retrouver une poétique propre au présent et un souffle presque ésotérique. » D’un petit film à l’autre, son style très musical qui brille dans Atlantique par ses strates superposées, ses jeux d’échos et de résonances, s’affine et se construit, sous le haut patronage de Claire Denis dont elle est proche et pour qui elle a joué dans 35 rhums. Au Fresnoy, elle s’est aussi trouvé une bande, avec notamment les cinéastes Benjamin Crotty (Fort Buchanan) et Gabriel Abrantes (Diamantino) comme sparring partners, avec qui elle entretient des liens forts d’amitié, d’entraide et certainement une saine rivalité. Une bande, une génération, élargie à des copains DJ, artistes ou techniciens qui se retrouvent dans un appétit vorace pour la fête, la danse et la nuit. Une passion qu’ils partagent jusqu’au petit matin dans les soirées alternatives de Paris et de sa petite couronne ou en appartement chez les uns et les autres. Et pour ambiancer cette faune de jeunes gens modernes, nul ne sera surpris de retrouver régulièrement Mati Diop derrière les platines. Aël Dallier Vega est catégorique : « Elle est très, très forte. On ne peut pas résister. C’est simple, elle met le feu. » •
Un portrait à retrouver dans Sofilm n°73 !