RAPHAEL QUENARD : portrait disjoncté

Il confirme enfin dans le très beau et âpre Chien de la casse, actuellement en salles. De la série HP à Mandibules, il aura suffi de quelques apparitions à Raphaël Quenard pour imposer son accent venu d’ailleurs, sa dégaine de playboy et son regard louche. Mais d’où sort ce drôle d’oiseau qui a élevé la rigolade au rang de religion et qu’on verrait bien devenir le nouveau Poelvoorde ?
– Photos : © Marie Rouge

Ouverture du film. Sur une musique guillerette, au petit matin, un jeune gars en bras de chemise, silhouette longiligne et coupe gominée à la James Dean, marche sur la plage. Il s’approche d’une masse informe, dans laquelle il envoie un grand coup de pied : « Manu ! Ouvre ! » La mine ahurie et mal réveillée de Grégoire Ludig sort d’un sac de couchage. « Tu vois pas que t’es dans l’eau ?! » Séquence suivante : le jeune gars confie à l’histrion du PalmaShow une mystérieuse valise qui amorce les tribulations délirantes de Mandibules. Voilà comment, en un coup de latte bien senti, Raphaël Quenard a toqué à la porte de l’univers peuplé de freaks de Quentin Dupieux. Et à celle du cinéma français tout court. Cet été, on l’a retrouvé au premier plan dans Fragile d’Emma Benestan, ainsi que dans le très mélancolique film de potes d’Élie Girard, Les Mauvais Garçons, court métrage primé au festival de Clermont-Ferrand. Récemment, il était aussi mobilisé par un tournage à l’hippodrome de Bondoufle avec Michel Hazanavicius dans Z (comme « Z »), remake du film de zombie japonais Ne coupez-pas ! À première vue, le garçon a les traits fins et le sourire charmeur de ces jeunes premiers débités à la chaîne par les écoles de théâtre des arrondissements parisiens à un seul chiffre. Du genre goguenard et sûrs de leur effet, posant pour des marques de fringues un peu branchées, décrochant quelques petits rôles à la télé, gravissant sagement les marches de la notoriété à coup de stories Instagram. Sauf que Raphaël Quenard est fait d’un autre bois. Pour Élie Girard, « c’est un acteur animal : au bout de deux répèt’ il en avait marre. Mais il ne fait jamais deux fois la même chose. Quand il se connecte à une scène, il est entièrement là, comme s’il switchait. Cette maîtrise du lâcher prise est assez fascinante» Emma Benestan en rajoute une couche : « Je trouve qu’il pourrait avoir le potentiel d’un Jim Carrey ou d’un Dewaere pour son côté très intense. Il a un burlesque dans sa gestuelle et sa façon de réinventer des répliques… Il y met un imaginaire débordant, il n’a pas peur du ridicule et va vraiment très loin. C’est un acteur qui aime le risque. »

J’avais le fantasme délirant de mener une vie trépidante, de rentrer dans les services secrets…

Raphaël Quenard

Quand on s’entiche de Raphaël Quenard, ça ne tient donc pas seulement à son irrésistible bonhommie « pas très Covid » qui le pousse à parler à 30 cm du visage de son interlocuteur entre deux grands éclats de rire. Il lui suffit d’ouvrir la bouche pour que l’on capte immédiatement ce qui fait sa singularité, son étrangeté, voire sa folie douce, qui à de quoi désarçonner au premier contact. Un détail interpelle : le comédien a le timbre de voix d’un homme qui vient d’ailleurs, un accent « quenardien ». Oui, mais d’où ? « Certains ne me croient pas quand je dis que je suis français. On me dit que je suis du Nord, de Belgique, de Suisse… Une fois, on m’a fait remarquer : “Mais non, c’est pas un accent, c’est comme si tu étais enrhumé tout le temps.” En fait c’est vrai, c’est une espèce de voile bizarre. Parfois, c’est un problème, on me dit d’essayer de gommer ça, mais comment gommer quelque chose dont t’as même pas conscience… Enfin, c’est ma voix quoi ! »

Coup de tête
Si l’on cherche à localiser géographiquement le bonhomme, c’est en tout cas vers le département de l’Isère qu’il faut se tourner. Et plus précisément vers le sud de la vallée du Grésivaudan, du côté d’une petite ville de la banlieue grenobloise nommée Gières, 7 000 habitants en 2018. C’est là que Raphaël Quenard passe une enfance plutôt banale – père chercheur en matériaux d’isolation thermique, mère employée à la Macif – principalement rythmée par sa passion pour le foot, qu’il partage avec son frère. Point culminant de sa carrière ? Une saison à 78 buts, en poussin (« Ça tu peux le mettre dans ton article ! »). D’abord attaquant, il redescend ensuite en défense centrale, « avec une grande affection pour le tacle glissé et une belle collection de cartons rouges à mon actif ». À l’entraînement comme en classe, il identifie très tôt son mojo dans la vie et ce jusqu’au tournage de Family Business, saison 3 : « Chaque seconde passée à rigoler est une seconde de gagnée sur la vie. Avec Jonathan Cohen et les autres, c’était de la rigolade du matin au soir. Le matin dès le maquillage, on pleurait de rire, on avait des courbatures stomacales. Je n’avais pas autant rigolé depuis une année extraordinaire au foot, il y a presque 18 ans. L’entraîneur nous renvoyait au vestiaire et jusque sur mon vélo pour rentrer chez moi, je rigolais… » Pour synthétiser son comportement dans un cadre scolaire, Raphaël avance une formule évocatrice : « J’avais l’œil en recherche perpétuelle d’une connerie à accomplir» Ce qui lui vaudra inévitablement de multiples renvois jusqu’à l’exclusion, « avec pertes et fracas » pour s’être affronté à sa prof d’espagnol de 4e, tête contre tête, en lui assénant une « micro-pichenette frontale ».

Si le jeune Quenard est incontestablement un clown et un perturbateur de première catégorie, ses aspirations de comédien mettront pourtant un moment à émerger clairement. Ses premiers rôles, il va d’abord les chercher dans la vraie vie, en romantisant des métiers qu’il ne connaît pas vraiment. À 18 ans, bac S en poche, il endosse le costume de militaire pour marcher dans les pas de son grand-père. Direction l’internat des Pupilles de l’air, une sorte de prépa aux écoles militaires, où il apprend à faire son lit en batterie tous les matins. Une vocation de courte durée, peu compatible avec son appétence pour la déconne : « Le sergent-chef Denux – tu lui passeras le bonjour –, il m’avait dit : “Quenard, si tu restes là, je vais te faire la misère.” J’ai pris mes cliques et mes claques. » Étape suivante : des études de chimie… pour marcher dans les pas de son père. « J’avais le fantasme délirant de mener une vie trépidante, de rentrer dans les services secrets… Complètement délirant. » Tunique de footballeur, uniforme militaire, blouse blanche de chimiste… Son ultime costume sera celui d’assistant parlementaire : « Pendant six mois, j’ai travaillé avec Bernadette Laclais, qui était députée de la 4e circonscription de Savoie. Je croyais que c’était un truc un peu théâtral, qu’il s’agissait d’aller faire des grands discours, alors qu’en vrai, il faut gérer Marcel Tranchant, 84 ans, qui vit dans un immeuble à Chambéry et n’a pas d’ascenseur pour monter chez lui. » Encore une vocation avortée.

À force d’endosser des costumes qui ne lui ressemblent pas, Raphaël Quenard se dit peut-être qu’il vaudrait mieux jouer la comédie, pour de vrai. Enfin un métier où on peut faire le con tout en se pliant à une éthique de travail stricte qui cadre ses exubérances. Il l’assure : « Si je fais ce que j’aime, je peux travailler de 6 heures du matin à 20 heures le soir. » À 20 ans, il monte à Paris et passe un master de chimie à l’Institut Pierre et Marie Curie, histoire de rassurer les parents. Curieux, il chope des places à 10 euros – tarif jeune – et va au théâtre, de plus en plus souvent, jusqu’à tomber dans la marmite : « C’est de l’essence de vie, le jeu. Il y a des phases où tu as l’impression que ton cerveau est troublé, comme quand tu es amoureux et que t’es bête, dans un état de conscience modifié… On cherche tous ça, on fuit la vie et le cinéma, ça me “matrixe” carrément. » En parallèle de ses études, il s’inscrit à la newsletter Cinéaste.org et enquille les courts métrages amateurs fauchés qu’il définit comme « un peu underground ». Pas toujours une sinécure : « Une fois, j’ai fait six tours de casting, des impros et pour le tournage, j’arrive après 2 heures de RER, et on me dit : “Non, c’est pas à toi, mets-toi ici.” Je m’endors dans la salle de bain, et à 8 heures du matin, ils viennent me voir : “Excuse-nous, ta scène, c’est pas aujourd’hui…” Heureusement que j’avais mon frère pour les insulter. »

Dégueuler les monstres
Alors, pour franchir un cap, il toque à la porte du prof de théâtre légendaire Jean-Laurent Cochet, après voir lu des interviews dithyrambiques de Fabrice Luchini et Gérard Depardieu. Séduit par ce jeune homme désargenté, il le prend dans son cours à l’œil pour lui faire répéter du Molière et du Racine. Le secret de maître Cochet ? « C’est comme s’il avait décortiqué ce qui était le naturel dans l’expression des hommes et qu’il t’en donnait les règles. Tu te rends compte que tu parles par groupe de mots, avec des silences… On t’apprend à lire un texte de cette façon pour rendre naturel un truc qui ne l’est pas. » À la mort du professeur, son successeur, moins coulant, remarque le chapardeur et l’éjecte du cours. Finalement, sa deuxième école de jeu, celle qui lui mettra vraiment le pied à l’étrier, il la trouve un peu par hasard à l’association Mille Visages qui organise des séances d’impro géantes. C’est dans un de ces ateliers qu’il rencontre Emma Benestan qui prépare son premier long métrage, Fragile, accompagnée au cadre par Émilie Noblet qui pensera immédiatement à lui quelque temps plus tard, au moment de caster Jimmy, l’interne maniaco-dépressif de la série HP pour OCS. « Il jouait un jeune gars qui se faisait coacher pour emballer une fille, un psychopathe complet, flippant et très, très drôle. C’est une mine d’or en terme d’impro, toujours à la limite du très gênant, mais aussi plein de surprises. Il a un côté Poelvoorde, en terme d’inventivité. Il m’avait semblé suffisamment fou pour être parfait pour le rôle de HP », confesse la cheffe op’ et réalisatrice. Un exemple ? « Avec lui, je ne sais jamais si ce qu’il dit est vrai ou pas mais c’est un super moment à passer quoi qu’il arrive. Il te raconte un truc, c’est à mourir de rire et l’instant d’après tu te demandes s’il a vraiment assassiné son grand-oncle ou si c’est une blague. Il nous embarque complètement. »

Il te raconte un truc, c’est à mourir de rire et l’instant d’après tu te demandes s’il a vraiment assassiné son grand-oncle.

Émilie Noblet

À l’évidence, comme les plus grands acteurs comiques, Raphaël Quenard a ce petit grain de folie au fond du regard, ce besoin viscéral de partir « en dérapage latéral » qui le pousse à explorer les limites de la comédie jusqu’au point de rupture, jusqu’à la dépression la plus noire ou la psychopathie la plus destructrice. Sur le tournage de Fragile, Emma Benestan se souvient d’un moment en particulier : « Il y a une scène où il insulte un type dans une soirée où il s’est incrusté. Il lui dit : “T’as beau être un acteur, j’t’encule !” Et il prenait un grand plaisir à vriller en fixant l’autre, comme ça, très proche de lui. Ça sortait tellement du cœur que les figurants l’ont applaudi, même le chef op’ hallucinait… » Pas étonnant dès lors que le comédien cite en modèle d’autres virtuoses du pétage de câble tels que Jack Nicholson ou Michael Shannon, qu’il rêve de jouer Christophe Rocancourt, Edmond Dantès (« Apparemment il y a du monde sur la corde à linge ») et des tueurs en série, pour « dégueuler tous les monstres qui s’agitent en nous ». Toujours avec cette capacité à garder fermement le contrôle sur sa carrière : « Il se dévoue corps et âme à son métier, valide Élie Girard. Ce qui n’est pas toujours le cas d’autres acteurs très bons de sa génération qui sont “border”, qui aiment bien alterner travail et défonce ou folie, et qui mélangent tout… » A-t-il l’étoffe pour devenir un de ces fameux ogres qu’il admire ? Réponse de l’intéressé : « Il y a une phrase qui dit : “Napoléon était un fou qui se prenait pour Napoléon.” Cassel est un fou qui se prend pour Cassel. Donc, je ne sais pas, peut-être que si je me prends pour un grand acteur, je deviendrai un grand acteur ? » – Tous propos recueillis par R.C.