La vie de Chateau
Jean-Paul Belmondo, Brigitte Lahaie, Bruce Lee, Pam Grier, plus des K7 vidéo, une panthère noire, une salle de cinéma mythique et des procès en pagaille. Il y a tout cela dans la vie de René Chateau, et plus encore. À 70 ans passés, l’homme aux mythiques éditions vidéo retrace son drôle de parcours. Sans oublier de distribuer quelques coups de griffes au passage.
« Vous voulez faire un portrait de moi en quatre pages ? Vous savez, ça va être compliqué ; on est comme les chats, on a sept vies. » Ainsi parle René Chateau, depuis son ermitage de Saint-Tropez. Difficile de lui donner tort. Tour à tour cinéphile assoiffé, journaliste averti, publicitaire perfectionniste, distributeur avisé, voyageur intéressé, programmateur au nez creux ou encore homme d’affaires discuté, René Chateau se promène depuis maintenant plus d’un demi-siècle dans le cinéma français sans que personne n’ait encore réussi à le définir vraiment. « Secret et mystérieux », « dur en affaires », disent ceux qui l’ont fréquenté. D’accord, mais encore ? « Les gens qui me connaissent disent du bien, ceux qui ne me connaissent pas disent du mal », résume-t-il. Bon. Une chose est sûre : de ces vies de Chateau, on ne connaîtra pas le début, black-out décrété : « Sur mon enfance, je ne raconte jamais rien. » Tout juste sait-on qu’à 15 ans, le Titi du Pré-Saint-Gervais est un apprenti en carrelage et maçonnerie doublé d’un cinéphile obsessionnel qui lorgne clairement vers l’autre côté de l’Atlantique. Souvenirs de salles obscures : « Le premier film qui m’a transporté c’est, à 10 ans, Les Aventures de Robin des bois de Michael Curtiz, avec Errol Flynn. Puis, un peu plus tard, vers 14 ans, j’ai vu Sur les quais d’Elia Kazan, avec Marlon Brando au ‘’Cocorico’’, à Belleville. Depuis cette époque, lorsque j’utilise un pseudonyme, c’est toujours ‘’Terry Malloy’’, le nom de Brando dans ce film. » Amour des acteurs et des salles, René Chateau fréquente aussi bien celles des faubourgs que les hauts lieux de la cinéphilie parisienne, notamment la Cinémathèque. Le jour, dans la vraie vie, il est journaliste au sein du groupe Filipacchi.
Flics, voyous et série noire
Puis, à la fin des années 60, les choses s’accélèrent. Chateau devient l’attaché de presse de Belmondo, puis – bingo ! – associé de Cérito Films, la société de production de la vedette du Flic ou voyou de Georges Lautner (1978) ou de L’As des as de Gérard Oury (1982), et distributeur associé à 50/50 – et rebingo ! Fidèle à ses premières amours, il fonde sa stratégie sur le star-system américain, initié par la lecture assidue de la revue Cinémonde dans les années 50 et par la compagne d’alors de Bébel, Ursula Andress, qui lui fait découvrir Hollywood – « magnifiquement », s’exclame-t-il avec délectation. C’est vraiment à ce moment-là que naît la légende René Chateau : il fait de l’acteur une star. « Je sortais tous les ans le film de l’année au niveau des entrées. En France et souvent en Europe, Belmondo était le numéro 1. » L’homme met au point un graphisme pour le nom du comédien, placarde à foison un impressionnant arsenal de communication en choisissant notamment les meilleurs photographes et affichistes. « Ensuite, je construisais la personnalité de Belmondo avec le matériel publicitaire du film. Par exemple, sur l’affiche de Peur sur la ville, il est tout en noir avec un ceinturon et un holster. Or, dans le film, il n’est jamais en noir. En fait, j’ai repris l’affiche de Bullitt , avec Steve McQueen, que j’adorais. J’ai aussi changé les titres de nombreux films de Belmondo. Par exemple, L’Inspecteur de la mer, c’était pas possible d’appeler un film comme ça… C’est devenu Flic ou voyou. » Chateau met aussi son nez dans les bandes-annonces : « Pour les poursuites dans Le Marginal, j’ai pris les sons du moteur de la Mustang de Bullitt et, pour les bagarres, je prenais les bruits de coups dans les films de Bruce Lee. » La success story s’achève par une brouille en 1984, sur laquelle René Chateau ne souhaite pas s’étendre : « Je travaille depuis cinq ans une heure par jour à mes Mémoires. Ma version, vous la lirez donc à la sortie de ceux-ci… Je peux simplement dire que la complicité n’y était plus. Par ailleurs, je signale que dans le film-hommage sur Belmondo montré à Cannes en 2011, les réalisateurs avaient l’instruction de ne pas mentionner mon nom, comme si je n’avais pas existé dans sa carrière. Une pure méthode stalinienne ! » Pourquoi cette brouille ? On évoque un différend au moment de Joyeuses Pâques, à propos de l’affiche du film. L’affaire tourne mal : Bébel menace de casser la gueule de Chateau quand il se pointe sur le plateau… Susceptible, jouant sur la rareté des apparitions de « sa » star, l’omniprésent spin doctor supporte mal l’ouverture du tournage à la presse. Brigitte Lahaie, maîtresse officielle de notre homme de 1984 à 1989, éclaire : « Il a beaucoup fait pour Belmondo en calquant le modèle hollywoodien, la star dans son apparence parfaite. Mais Belmondo avait envie de montrer une image moins stéréotypée et René, qui a du mal à communiquer et à se remettre en question, n’a pas su l’entendre ; à un moment donné, on étouffe. Il s’est posé un peu la même question pour moi, il me voyait comme une sex star, et j’avais envie d’un rapport moins ‘’physique’’ à mon image. » Les amateurs de série noire, eux, lieront peut-être cette brouille à un autre événement survenu lors de l’année 1984. Dans son livre Les Jours obscurs de Gérard Lebovici (2004), Jean-Luc Douin avance ainsi diverses hypothèses concernant l’assassinat cette année-là de Gérard Lebovici, producteur et éditeur, homme de l’ombre du cinéma français et fondateur de l’agence de stars Artmédia. Parmi les pistes, un contrat commandité par Guy Debord ou par l’entourage de Jacques Mesrine ou encore… par René Chateau lui-même, en lien avec le juteux marché de la cassette vidéo. « Complètement ridicule », coupe Brigitte Lahaie. Inutile d’évoquer la chose avec l’intéressé : il répond systématiquement par des actions en justice pour diffamation, et obtient toujours gain de cause.
« Dans le film-hommage sur Belmondo montré à Cannes en 2011, les réalisateurs avaient l’instruction de ne pas mentionner mon nom, comme si je n’avais pas existé dans sa carrière. Une pure méthode stalinienne ! »
RENÉ CHATEAU, DISSIDENT
Où René s’encanaille dans les bidonvilles de Dakar
De toute façon, il en faut plus pour abattre René Chateau. Avant la saga vidéo et parallèlement à la période Belmondo, il y avait eu l’aventure seventies du Hollywood Boulevard, sa salle parisienne sur le boulevard Montmartre. Amateur de soleil et de bronzage en hiver, Chateau se rend à l’époque chaque année une quinzaine de jours au Sénégal. Les yeux grand ouverts : « C’est là-bas que j’ai découvert Bruce Lee. C’était en 1972/73. Il déclenchait la furie dans les cinémas populaires près des bidonvilles de Dakar. L’une des salles comptait 800 places, le sol était en terre battue, les sièges des blocs en béton. » L’épopée Bruce Lee commence. Chateau deviendra le grand promoteur de la star du kung-fu en France en rachetant les droits du « petit dragon » au plus grand producteur de cinéma d’arts martiaux, Raymond Chow, via son bureau londonien. La Fureur du dragon dépasse le million d’entrées, avant que sa sortie vidéo ne vienne ensuite garnir la trésorerie des jeunes éditions René Chateau. « C’était la première star non blanche d’envergure mondiale, même s’il n’aurait jamais fallu lancer Chuck Norris dans La Fureur du dragon ; c’est un acteur complètement lamentable. » Au Sénégal, les affaires vont décidément bon train : « Un soir, dans un restaurant à Dakar, toujours à la même époque, je rencontre Jean-Charles Edeline. Il dirigeait UGC et venait de racheter tous les cinémas d’Afrique francophone. Il me demande mon avis sur la programmation locale des salles ; je lui réponds qu’il y a un problème. Sur les écrans, il n’y avait que des blancs et, dans la salle, que des noirs. Alors je lui parle de la Blaxploitation, de Pamela Grier – et de sa poitrine extraordinaire. Il me dit : “ Formidable ! À votre retour à Paris, vous allez voir untel à UGC et vous irez acheter ensemble des films ; vous les sortirez dans votre cinéma et nous en Afrique.” » Aussitôt dit, aussitôt fait. Désormais, le Hollywood Boulevard consacrera l’un de ses trois écrans à la Blaxploitation et un autre aux films d’arts martiaux. On vient des quatre coins de Paris et d’Ile-de-France dans cette salle de quartier, où la silhouette du « Petit dragon » est dressée sur toute la hauteur de la façade de l’immeuble. L’accueil est à l’avenant : « J’ai pris le champion de boxe du Zaïre au contrôle à l’entrée, une caissière et deux ouvreuses noires, et j’ai fait la seule salle Black-stars d’Europe », se rappelle Chateau. Noir de monde, particulièrement les fins de semaine, le Hollywood Boulevard ne désemplit pas. Mais l’aventure ne dure guère : « J’ai été obligé d’arrêter. Parce que le niveau des films baissait, mais surtout parce qu’il y avait trop de bagarres. Ça devenait compliqué, j’en ai eu marre. »
Surtout, René Chateau n’a alors plus tellement besoin de son cinéma. Fin limier, l’homme a déjà senti venir le vent de la VHS ; il fonde dès la fin des années 70 les éditions à son nom. Le logo est légendaire : une panthère noire qui, contrairement aux apparences, n’a rien à voir avec les Blacks Panthers ni Baghera du Livre de la jungle : « Cette panthère vient d’une bande-dessinée de mon enfance, La Patrouille de l’ivoire, avec pour protagonistes Raoul et Gaston qui étaient protégés par une superbe panthère noire nommée Fang. » La firme prend son envol à partir du milieu des années 80 : « Comme j’avais travaillé douze mois sur douze pour Belmondo, je me suis mis à travailler douze mois sur douze pour les éditions, en particulier la vidéo, puis le catalogue de vente pour la télévision et l’international. » Un catalogue pour le moins éclec tique, où se côtoient films d’horreur comme Massacre à la tronçonneuse, classiques du « X » de Brigitte Lahaie, productions d’arts martiaux, ou encore l’intégrale de Shoah de Claude Lanzmann… « Avec l’argent gagné avec Belmondo puis Massacre à la tronçonneuse et les films de Bruce Lee, j’ai acheté une trentaine de sociétés qui avaient produit des films français anciens », se vante-t-il. Ainsi va naître « La Mémoire du cinéma français », exhumation d’un patrimoine invisible ou presque, aussi bien des classiques (comme Les Enfants du paradis de Carné ou les plus fameux Guitry) que des oubliés – qui se souvient de Norbert Carbonnaux ou de Raymond Leboursier ? « Chateau est un homme précieux, un flibustier du cinéma. Heureusement qu’il est là pour sortir des films qui, sinon, resteraient aux oubliettes », dit de lui l’agent Dominique Besnehard. Ce catalogue dépasse aujourd’hui le millier de films, dont plus de 400 sont sortis en DVD depuis 1999. Au sommet de la pyramide trône René Château lui-même, propriétaire de 100 % des actifs et seul aux commandes. Comment se portent les affaires ? « Au niveau des chiffres, c’est confidentiel. »
« Si j’étais resté pauvre dans mon une pièce à Montreuil, on ne me traiterait pas d’homme d’affaires, on ne me ferait aucun problème. »
RENÉ CHATEAU, SELF-MADE MAN
Sissi l’impératrice et « un certain Goebbels »
Au fur et à mesure qu’elle grossit, l’entreprise fait quelques étincelles. Notamment un conflit juridique au long cours à propos de La Belle Équipe de Julien Duvivier, une procédure complexe nourrissant une haine profonde entre deux parties qui se renvoient les qualificatifs de « salauds » et d’« escrocs ». Complexe, l’affaire porte sur deux litiges : la détention des droits eux-mêmes, acquis auprès de la fille du producteur Arys Nissotti, et l’exploitation de la fin « heureuse ». Les auteurs du scénario, Julien Duvivier et Charles Spaak, avaient rétabli la fin « tragique » en 1966, celle d’origine, avant l’intervention du producteur réclamant une fin « heureuse » pour ce film emblématique du Front Populaire. Henri Choukroun, l’avocat des ayant droits, évoque une forme de stratégie : « Chateau acquiert les droits, souvent à peu de frais, auprès d’héritiers plus ou moins probables et s’empresse de les inscrire à son nom au registre du CNC. » À partir de ce dépôt, il faut aller au procès si l’on veut contester : « Il est redoutable, allant de recours en recours et épuisant ainsi l’adversaire, car il faut tenir le coup financièrement et moralement pour des procédures aussi longues. » L’éditeur se défend de toute opacité : « On me dit procédurier : on m’attaque, je me défends. Puis on ne parle que des films qui posent problème, alors que sur des centaines et des centaines de titres, il n’y en a aucun. » Concernant La Belle Équipe, l’éditeur est – « définitivement », précise Choukroun – condamné pour contrefaçon et atteinte au droit moral des auteurs. Grosse colère de Chateau : « L’historien Patrick Brion s’est insurgé en demandant comment un héritier, qui est radiologue, peut obtenir la saisie du matériel du film, la mutilation de l’œuvre de son père… Une véritable censure ! Avec Brion, on a montré cinq fois les deux fins dans le cadre du Ciné-club, sur France 3. Pendant des années, le film a été exploité par Pathé sans aucun problème, et quand je rachète les droits, on me tombe dessus. Je signale aussi qu’il n’y a qu’en Allemagne, avec un certain Goebbels, que le film était montré avec la fin pessimiste. » La vérité, c’est que Chateau n’aime pas trop l’image de magouilleur qui lui colle parfois aux basques. « Si je n’étais qu’un homme d’affaires, je ne m’occuperais que de Sissi, et je ne perdrais pas mon temps avec des films obscurs que personne n’achète, ce qui relève du mécénat. Mais il ne faut pas se plaindre : si j’étais resté pauvre dans mon une pièce à Montreuil, on ne me traiterait pas d’homme d’affaires, on ne me ferait aucun problème. Les aigris seraient restés dans leur terrier ! » Et les panthères ? •