ROCKY ressort en salles : voici l’histoire du « vrai » Rocky
« Les kids continuent à venir faire du vélo et à ramener des chiens. Donc quand j’en vois, je décroche mon téléphone et les flics sont là en cinq minutes ». Dans la petite zone résidentielle middle class de Bayonne, dans le New Jersey, l’imposant Chuck Wepner fait la loi. Et s’il roule avec l’inscription « Champ » (« champion ») sur sa plaque d’immatriculation, c’est qu’il n’a plus grand-chose à prouver depuis bien longtemps. À 82 ans aujourd’hui, celui qu’on appelait le Bayonne Bleeder sur le ring nous raconte sa légende. Celle du vrai Rocky. Une histoire à déguster, alors que le premier opus ressort en salles dans une version restaurée 4K.
Une légende naît souvent dans la douleur et le sang. Chuck Wepner en sait quelque chose. La sienne est née en 1970, pendant qu’il affrontait Sonny Liston dans l’Armory de Jersey City. « J’ai eu soixante-douze points de suture : nez cassé, lèvre ouverte… À la fin du neuvième round, on me demande d’arrêter le combat. Je demande un round de plus. L’arbitre me répond “Mais tu peux pas voir, Chuck ! J’ai combien de doigts ?” Je réponds : “J’ai combien d’essais ?”, s’amuse aujourd’hui Wepner, qui reçoit dans son salon avec vue sur la baie de Newark et moquette turquoise au mur, confortablement installé dans son fauteuil. J’étais incapable de dire. Il me montre trois doigts, mon manager me tape trois coups dans le dos, et je dis : “trois”. Il me dit “OK, tu peux voir”. Là, j’envoie des coups sauvages et je touche l’arbitre, sans faire exprès. » Fin du combat. Après avoir éclaboussé le public – dont les commentateurs – de son propre sang, Wepner gagne ses galons de gaillard besogneux et dur au mal. Puis il devient le Bayonne Bleeder (en slang, « bleeder » signifie sanglant mais aussi salopard). « Chuck est très fier d’être reconnu comme l’un des boxeurs les plus durs, confie Jeff Feuerzeig, réalisateur du documentaire The Real Rocky pour ESPN et enfant du Jersey. Ses trois coups favoris étaient frapper les reins, frapper la nuque et frapper en dessous de la ceinture. » Et Wepner d’ajouter : « Les plaies m’ont jamais dérangé, j’ai eu onze fois le nez cassé, mon tympan n’est plus bon, ma mâchoire non plus. Je pouvais encaisser pas mal de punitions, et c’est pour ça que j’ai gagné beaucoup de combats. On me disait : “Pourquoi t’apprends pas à bouger, à droite, à gauche, à reculer ? ” Non, la cloche sonnait, je fonçais tout droit. J’essaie jamais de m’enfuir, et je tiens les quinze rounds. »
Malgré sa pugnacité, il est un combat que Wepner ne gagna pas. Tout du moins, pas officiellement. En 1975, contre toute attente, Mohammed « The Greatest » Ali défie Wepner, le vendeur itinérant de spiritueux qui boxe les soirs et week-ends, pour défendre sa ceinture de champion du monde des lourds. « Ma mère m’appelle pour m’annoncer la nouvelle, alors que je suis en train de regarder Kojak. Bon Dieu, je détestais qu’on me dérange pendant que je regardais Kojak. Tout le monde était au courant. Je décroche, “Yeah Mum, je t’ai dit, je regarde Kojak”. Elle me dit “Ne sois pas idiot, va prendre le journal” ». Contre toute attente, Ali vient de terrasser George Foreman lors du mythique Rumble in the Jungle à Kinshasa et cherche plus un sparring-partner qu’un véritable adversaire pour conserver son titre. « Pour vous dire la vérité, ils cherchaient un poids lourd blanc. Tous les meilleurs étaient noirs, relate le cogneur du Jersey. Don King était mon promoteur. Il me dit “Écoute, il y a un autre gamin blanc ici, de l’Utah (Terry Hinke), il cherche un challenger blanc. Si tu le bats, tu auras ta chance contre le champion du monde ». C’était une guerre. J’avais des points de suture aux deux yeux, il m’a cassé des côtes. Je l’ai mis KO en onze rounds. »De fait, Don King honore sa promesse. À 14 contre 1, les bookies ne donnent pas cher de la peau du Bayonne Bleeder. À dire vrai, un seul croit vraiment en ses chances : Wepner himself. « Avant qu’il combatte Ali, il a acheté de la lingerie et il a dit à sa femme : “Après le combat, tu ferais mieux de porter cette lingerie parce que tu vas coucher avec le nouveau champion du monde des poids lourds” »,avance Anthony Mango, l’avocat de Chuck. Ce dernier entend bien défendre crânement sa chance face à un Ali au sommet de son art. Et de son arrogance. Jeff Feuerzeig confirme. « Ali s’est pointé pas très en forme, en léger surpoids, pas trop entraîné. Alors que Chuck s’était entraîné comme un dingue ! »Wepner renchérit : « Don King m’a envoyé dans un camp d’entraînement au-dessus d’un hôtel à New York à temps plein, avec un partenaire et tout. Je faisais entre sept et dix rounds par jour. Sept semaines à m’entraîner, courir, bien manger. J’étais en pleine forme. »
Le « working-class hero » de Bayonne
Pendant huit rounds, le Bayonne Bleeder subit, gants levés mais tête haute, les assauts d’un Ali désinvolte. « Je m’enfuyais jamais, je reculais pas, j’étais juste pas assez bon pour le battre. Je me disais que le seul moyen, c’était de l’énerver, qu’il pète un plomb et qu’il rentre dans un vrai punching fight avec moi. Et peut-être que j’aurais pu le mettre KO ».Mission presque accomplie : neuvième round, un direct touche Ali en plein cœur. « The Greatest » est au tapis. La quatrième fois de sa carrière en quarante-huit matchs. Plus tard, Ali dira que Wepner lui a écrasé le pied en même temps qu’il l’a frappé, entraînant sa chute. Feuerzeig, dans le coin gauche : « Dans les archives de la boxe, le fait qu’il lui ait marché sur le pied est mentionné comme un KO. Ça, vous ne pouvez pas l’enlever à Chuck. Est-ce qu’il a marché sur son pied ? Oui, définitivement. » Dans le coin droit, Anthony Mango : « Si un tel geste est commis, le boxeur se relève et va voir directement le juge. Sinon, des points lui sont décomptés vu qu’il s’agit d’un KO. Les pieds se sont bien entendu touchés mais vu qu’Ali a mis du temps à se relever, je pense que Chuck lui a mis un bon punch dans la poitrine et qu’il était sonné. » Un deuxième match démarre. Ali, blessé dans son orgueil, se remobilise, Wepner essuie une pluie de coups. Mais Chuck tient bon… Jusqu’à dix-huit secondes de la fin. Le champion du monde scelle le sort du match par un KO. Mais dans sa tête comme dans le cœur des gens, Wepner est vainqueur. « Dans le New Jersey, sur le Mont Rushmore du cool, vous avez Springsteen de Asbury Park, quelque part dans les Everglades, vers les Pine Barrens, vous avez le Diable du New Jersey et enfin, Wepner le Bayonne Bleeder, assure Feuerzeig. Même pendant qu’il s’entraînait pour ce grand match, il continuait d’être commercial dans les spiritueux. Il roulait tout autour du New Jersey pour vendre sa gnôle. Il était le héros absolu du coin. Bayonne, est une ville ouvrière. Donc le simple fait de se retrouver sur le ring face à Ali fait de vous quelqu’un. Vous n’avez même pas à gagner. C’est déjà fait. Il est ce que John Lennon appelait un working-class hero ».
Combat avec un ours et première ligne de coke avec John Belushi
Plus qu’un héros, Wepner deviendra par la suite une star. Un peu par procuration, un peu à son insu, mais toujours pour son plaisir. Dans les gradins du Richfield Coliseum, un acteur débutant et sans le sou ne regrette pas d’avoir payé vingt balles sa place : Sylvester Stallone griffonne sur son carnet les premiers jets du scénario de Rocky. En 1976, alors qu’il n’a coûté qu’un petit million de dollars, le film en rapporte cent dix-sept à ses producteurs. En retour, Wepner ne réclame rien, la célébrité lui suffit. Feuerzeig, qui considère Wepner comme « un gros poisson dans une petite mare », affirme que lorsque Wepner « a vu Rocky, il s’est trouvé capturé par son propre reflet. Par la suite, il sortait dans la rue en disant “I’m Rocky !”. Vous savez, Chuck, dans sa tête, est le maire de Bayonne ». L’intéressé ne dément pas. « Tout le monde veut ça. On parle de “Quart d’heure de gloire” ? Moi j’ai eu quarante ans de gloire ! claironne-t-il. Stallone a fait beaucoup pour moi. Il m’a rendu encore plus célèbre avec Rocky que je ne l’étais pour le combat d’Ali. Et c’est un mec génial, j’ai rien contre lui. Pendant trente ans, il m’a promis de me mettre dans des films. Dans Rocky II – j’ai toujours le script ici – je devais jouer Ching Webber, le sparring partner de Rocky Balboa. Je devais avoir un rôle important, Stallone m’a dit qu’il me le devait, que j’étais son inspiration. Mais j’ai fait des essais pour le rôle et j’étais pas bon. Tous les producteurs ont dit que j’étais pas un acteur et que ça n’aiderait pas le film. Et c’était vrai. »Selon la version de Feuerzeig, le Bayonne Bleeder se serait plutôt pointé à l’audition complètement saoul après avoir passé la nuit avec des prostituées. Car oui, Wepner aime les femmes. Entre autres choses. Cela fait un an qu’il a pris sa retraite sportive (après avoir combattu André le Géant et même un ours, par deux fois) et les soirées de stupre et d’excès en tout genre ont remplacé les footings matinaux le long de l’Hudson. Début des années 80 oblige, la cocaïne est dans toutes les narines des mondains new yorkais. Dont Chuck. La légende veut que sa première ligne lui ait été offerte par John Belushi himself. D’après Feuerzeig, « Chuck était accro à la baise, il buvait, il faisait la fête et tout ça l’a amené à la drogue. Belushi adorait la boxe. Il lui a dit “Hé, je tourne à Bayonne, viens me voir sur le tournage”. Chuck s’est pointé sur le plateau de Neighbours. » « John Belushi, je l’adorais. On sortait dans les clubs et tout le monde prenait de la drogue ! Il était aussi fou que dans ses films mais il avait beaucoup de talent », clôt Wepner, admiratif.
Arnaque à l’autographe et plateau de friandises
Mais à trop vouloir frayer du côté des bad boys, le Bayonne Bleeder va trop loin : le 8 novembre 1985, il tombe pour possession de drogue. Près de cent quinze grammes de cocaïne sont perquisitionnés dans sa voiture, pour une valeur de douze mille dollars. Verdict : trois ans à la Northern Estate Prison de Newark. Éduqué aux « smokers » (matchs illégaux) dès ses onze ans, puis à la castagne chez les Marines, Wepner retrouve le combat de rue. L’occasion, aussi, de se rappeler l’époque où, plus jeune, il secouait les mauvais payeurs pour la mafia locale. « J’ai dû me battre le deuxième jour en prison. Il y avait un gars qui voulait que je lui paie des cigarettes pour que je n’aie pas de problème. Je l’ai frappé de ma main droite, il a pas bougé d’un pouce. Je l’ai pas mis KO. Je me dis merde ! Les officiers ont débarqué, ils l’ont mis au trou. »Au milieu de ces trente six mois derrière les barreaux, la lumière viendra une nouvelle fois de Stallone. « Quand j’étais à la Northern Estate Prison, Stallone y filmait Haute Sécurité. Je savais qu’il était dans le building, tout le monde en parlait, sourit le Bayonne Bleeder. Le gardien me dit “Chuck, Chuck, il est ici, il est ici !” Je réponds “Qui ?” “Comment ça, qui ? Sylvester Stallone ! Il veut te voir !” Je réponds “Oui, mais là je mange…” Il me dit “Non, c’est maintenant !” Et moi “Alriiiight !” Je le retrouve, il me demande s’il peut m’obtenir quoique ce soit. Je lui sors “Pourquoi pas un rod platter (un plateau de friandises) ?” On parle quelques heures, je regarde le tournage, et je retourne à ma cellule. » Même s’il arrête la drogue, Wepner n’abandonne pas pour autant le monde merveilleux de l’illégalité. En compagnie de John Olson, il monte l’une des plus belles arnaques à l’autographe que les États-Unis aient connus en falsifiant la signature de Mohamed Ali. Des gains estimés à 100 millions de dollars par le FBI, qui condamne en 2002 les deux bougres à de la conditionnelle. Désormais, quand il ne sillonne pas le New Jersey au volant de sa Lincoln MKS pour Allied Beverages, Chuck n’aspire qu’à une seule chose : « live large ». Sentiment partagé par son avocat Anthony Mango : « Il s’est juste fait attraper avec les mauvaises personnes. Mais depuis, il est devenu un modèle pour sa ville. Il a payé sa dette ».
En revanche, concernant la célébrité, Wepner vit à crédit. En 1997, lorsque Stallone se rend dans le New Jersey pour tourner Copland, Chuck débarque sans invitation sur le plateau : « Stallone a arrêté toutes les caméras en lançant “le vrai Rocky est là !”. Il a appelé De Niro pour qu’il vienne me saluer. » Selon Feuerzeig, tout se passe dans la tête de Wepner, où De Niro et Stallone ont les premiers rôles. « Il pense être le meilleur ami de Stallone. C’est comme dans La Valse des Pantins, quand De Niro, qui joue Rupert Pupkin, croit qu’il est pote avec Jerry Lewis. Chuck est un Rupert Pupkin, mais en vrai. »Pour le vingt-cinquième anniversaire de Rocky, le conte de fée se termine brutalement pour Chuck : si Stallone utilisait la vie de Wepner pour rythmer sa saga du noble art, il utilise ici pour la première fois son nom. Mango plaide : « Aux États-Unis, nous avons une loi permettant aux célébrités de contrôler leur droit à l’image. Les producteurs de Rocky ont réédité les films dans un coffret spécial et ils ont utilisé le nom de Chuck comme un outil de promotion. C’est pour cela que Chuck a décidé d’attaquer. Avant, il n’y avait aucune raison de le faire. En 2003, avant de commencer le procès contre Stallone, on a été en discussion avec lui pendant des mois pour trouver un arrangement, presque un an. »Et pour cause, comme avant tout bon match de boxe qui se respecte, c’est à celui qui en aura le plus dans le pantalon. À ce petit jeu-là, le vrai boxeur l’emporte sur le monsieur muscle d’Hollywood« Stallone a vu le combat et aussi les specials sur moi, avant d’écrire le film. Puis, il a écrit le combat de catch avec Thunderlips (dans Rocky III) a partir du mien avec André le Géant… Plus tard, j’ai dit à Stallone “Tu copies ma vie mot pour mot. Je vais te coller un procès”. Il m’a répondu : “Chuck, j’ai jamais perdu au tribunal”. On a été à la Cour Fédérale, à San Diego. Il était censé être présent, mais il s’est jamais montré. Et j’ai gagné : la Cour a reconnu que le film s’était inspiré de ma vie pour faire beaucoup d’argent. Les producteurs ne m’avaient pas donné un centime. Je cherchais pas le pactole, je voulais juste qu’ils reconnaissent que j’étais le modèle de Rocky. Au début, ils le niaient, alors que c’était partout dans la presse, mais c’est comme ça que marche le business… A cut-throat business».Ce qui ne l’empêche pas de croire dur comme fer au projet de biopic auquel se sont attelés Feuerzeig et l’auteur de Permanent Midnight, Jerry Stahl : The Bleeder. Naomi Watts, Christina Hendricks et Liev Schreiber sont attachés au projet, toujours en développement.Une façon de conjurer le sort et voir, enfin, son propre nom en haut de l’affiche. Sans coup bas. En attendant, les destins de Rocky et de Chuck restent intimement liés. Burt Young, l’acteur qui joue Paulie, le frère de Rocky, et Wepner sont amis depuis le tournage. À chaque fois qu’ils vont dîner, ils se rendent chez Gallagher’s, un steakhouse de New York. À chaque fois, c’est le même rituel : Young demande à Wepner de frapper la viande comme dans le film, pendant que lui la tient. À chaque fois, Chuck fout du sang partout. Mais pas le sien : depuis le temps, le Bleeder a fini de saigner. – Tous propos recueillis par MR et RC.