Ryan J. Sloan et Ariella Mastroianni (Gazer) : « Le cinéma indé américain a faim ! »

Au-delà du thriller référencé, Gazer, présenté en Quinzaine des cinéastes, s’inscrit dans une certaine idée du cinéma indé US actuel : solitaire, isolé, et analogique. Pourtant, il est le résultat d’un travail à quatre mains, entre Ryan J. Sloan et Ariella Mastroianni. Par Antoine Desrues. 

Si Anora de Sean Baker a confirmé le renouveau galvanisant d’un cinéma américain indépendant entamé par les frères Safdie, c’est toujours dans les sections parallèles de Cannes qu’on perçoit au mieux ses mutations. Après The Sweet East et Riddle of Fire, Gazer débarque sur la Croisette avec un storytelling en or massif, un rêve américain bien moins désenchanté que celui des films de ce mouvement, aux teintes pastels délavées par le tournage en pellicule. Quelque part entre Fenêtre sur cour et Memento, ce thriller paranoïaque autour d’une femme atteinte d’un trouble de la perception du temps (elle peut phaser pendant des heures) impressionne pour un premier long. Couple de cinéma et à la ville, Ryan J. Sloan (le réalisateur) et Ariella Mastroianni (actrice principale et co-scénariste) ont passé des années à façonner ce projet de passion, en marge d’un système qui n’a cessé de les rejeter. Pourtant, cette niaque et cette consécration soudaine n’ont rien d’aigri. Avec une jolie humilité, le duo, très complice, est fier de partager ses anecdotes de tournage, son sens de la débrouille et surtout, son indéfectible soutien l’un envers l’autre. Lui est affublé d’un chapeau de cow-boy saillant et d’une queue de cheval. Elle, d’un blazer sobre qui fait ressortir sa coupe garçonne et son regard perçant. Rencontre avec le couple le plus romantique de ce Cannes 2024. 

L’un comme l’autre, vous ne venez pas du milieu du cinéma, et votre parcours est assez singulier. Qu’est-ce qui vous a fait sauter le pas ?

Ryan J. Sloan : Je rêve d’être un réalisateur depuis que je suis gamin, et Ariella se passionne pour le jeu depuis l’enfance également. On rêvait de cette carrière, mais la vie est toujours difficile. J’ai commencé à bosser à 13 ans, et on s’est vite retrouvés bloqués dans des trajectoires à l’opposé de ce qu’on recherchait. Cette carrière nous semblait d’un coup inatteignable. Il y a toujours des gens pour vous barrer la route, surtout aux États-Unis. Si on n’a pas l’argent pour se produire, qu’on n’a pas un contact dans le milieu, ou qu’on n’est pas né dedans, c’est très compliqué de monter un projet. Et puis le Covid a frappé. Ariella avait un job au Angelika Film Center de New-York qui a été mis en pause, et j’étais pour ma part considéré comme un travailleur essentiel en tant qu’électricien dans une prison. C’était horrible. Ça nous a fait beaucoup réfléchir sur l’état de nos vies. On avait de l’argent de côté. Tous nos proches nous disaient de le dépenser pour acheter une maison et s’installer, mais on en avait marre qu’on nous dise quoi faire. Ça nous a poussé à écrire. On a les mêmes goûts en cinéma et les mêmes références : Le Troisième homme, Blow Up, Blow Out, Conversation secrète, Burning…

Ariella Mastroianni : J’étais en train de lire un roman d’Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau. C’est là que je suis tombée sur la dyschronométrie, ce trouble de la perception du temps. On s’est dit que ça ferait un super personnage qu’on n’a jamais vu, et en tant que scénaristes, c’était un luxe de pouvoir se donner la latitude d’écrire une héroïne que j’allais incarner, et dont Ryan réaliserait l’histoire. Il n’y avait pas à attendre que quelqu’un s’intéresse au projet et nous nous donne le feu vert. On n’était pas en position de force, mais au final, ça nous a donné le pouvoir d’expérimenter. 

Vous avez écrit le film pendant la crise du Covid, et ça se sent dans la solitude du personnage. Il y a quelque chose de l’air du temps et de ses inquiétudes, alors que ce n’est pas explicité dans le scénario.

A.M. : C’est une décision très inconsciente, et ça me plaît que vous y voyiez ça. On ne cherchait pas à représenter le Covid, mais c’est vrai que ça ressort à travers l’isolation de Frankie et sa paranoïa. 

R.J.S : C’est un fantôme qui cherche à s’effacer du monde. Je pense que c’est quelque chose dans lequel on est beaucoup à se reconnaître. Et puis, c’est un film sur le temps, et comment le temps nous échappe. 

A.M. : On était tellement dans l’introspection de notre propre vie qu’on ne s’est pas rendus compte de tout ce qu’on couchait dans le scénario. 

Le film se déroule dans le New Jersey, et montre vraiment les bas-fonds de cette région pleine d’histoire. Qu’est-ce qui fait une bonne représentation du New-Jersey ?

A.M. : Il fallait que nos choix de décors et de scénographie aident à comprendre l’histoire et son univers. Quand on filme au New-Jersey, il faut d’abord filmer les villes. 

R.J.S : Il faut montrer la crasse sur les trottoirs. C’est là qu’on a grandi, et on constate en même temps sa détérioration et sa gentrification. On voulait vraiment capter les restes d’un ancien monde avant son changement. L’entrepôt où une partie du film a été tournée a été détruit juste après notre passage. Maintenant, c’est des putains d’appartements. Le New-Jersey était un État industriel, on y construisait tellement de choses. C’est dans ma ville natale que la Statue de la Liberté a été stockée avant d’être assemblée ! 

A.M. : Et l’important c’est d’inclure les gens, la communauté. Pour Gazer, la plupart de nos décors proviennent d’anciens clients de Ryan, chez qui il avait fait des travaux d’électricien. On avait beaucoup de nos amis et de notre famille en figurants, mais aussi des gens du coin, des travailleurs qui vivent vraiment ici.

Gazer a le parcours rêvé de tout film indé. Vous l’avez auto-produit et réalisé. Ça porte une idée très américaine de la réussite. Mais pendant la présentation du film à la Quinzaine, vous avez mis l’accent sur le besoin de vous protéger, de préserver votre couple, de ne pas tout sacrifier pour le projet. C’est rare à l’heure de l’entrepreneuriat roi. 

R.J.S : Le plus important, c’est de vérifier régulièrement que l’autre va bien. On le faisait déjà quand on commençait à sortir ensemble, mais là, c’est une pression qu’il peut être difficile de partager avec quelqu’un. Même quand votre partenaire écrit avec vous, c’est très solitaire de réaliser un film. Si ça foire, c’est de votre faute. Vous avez beau créer une merveilleuse famille de cinéma, tout le monde finit par partir sur d’autres projets pendant que vous êtes encore bloqué avec votre film en post-production. Avoir Ariella à mes côtés a été essentiel pour supporter ce poids. 

A.M. : Il faut savoir s’entourer de personnes en qui vous avez une totale confiance. Des personnes qui vous soutiennent sans autre arrière-pensée ou intérêt. On a eu la chance de faire le film avec nos meilleurs amis. Il n’y avait pas d’egos sur le plateau. 

D’autant que vous avez choisi de tourner pendant plusieurs années, uniquement sur les mois d’avril et de novembre. 

R.J.S : On a commencé en 2021 et on a fini en 2023. On tournait sur les week-ends pendant les mois d’avril et de novembre pour avoir une atmosphère et une lumière particulières. C’était très espacé parce qu’on tournait au fur et à mesure qu’on récoltait l’argent. Ariella n’avait droit qu’à deux prises maximum par scène. Tout le monde avait plusieurs casquettes. Je pouvais dire « Coupez ! » et la seconde suivante, elle s’occupait de distribuer les repas.

A.M. : Toute l’équipe jouait le jeu. Ryan pouvait faire la prise de son ou aider nos opérateurs caméra, qui n’étaient que deux. 

Avec toutes ces difficultés, pourquoi en ajouter une en tournant en pellicule ? 

R.J.S : Je me souviens de Christopher Nolan qui conseillait à de jeunes cinéastes de tourner la majorité des scènes de jour, et si c’est en intérieur, de mettre les personnages près de fenêtres pour profiter au maximum de lumières naturelles. Ou encore de Darren Aronofsky qui disait que s’il devait refaire Pi, il le tournerait à l’iPhone. On n’a pas du tout fait ça (rires). Je tenais à la pellicule parce que pour moi, c’est l’idée que je me fais du cinéma. Il y a une froideur dans le numérique qui me dérange, qui me déconnecte de l’univers. J’ai grandi avec du cinéma de patrimoine, et je tenais à retrouver cette texture depuis que je tourne avec des caméras 8mm ou Super 16mm. Je ne sais pas comment faire autrement. 

Justement, Gazer s’inscrit dans un certain ciné indé US. L’an dernier, à la Quinzaine, il y avait Riddle of Fire et The Sweet East. Eux aussi reviennent à la pellicule, avec des personnages déconnectés de leur monde et d’une certaine réalité sociale. Vous avez l’impression d’appartenir à un nouveau mouvement ?

R.J.S : Je pense que le cinéma indé américain se démarque actuellement par sa faim. Les jeunes réalisateurs à la marge ont faim de partager leurs histoires. Ce qui manque tout de suite, c’est un effet de communion. Pour le moment, c’est chacun pour soi, mais il y a une opportunité de se rassembler. Disney a annoncé produire moins de films Marvel, parce que la formule est cassée. On voit certains jeunes se tourner vers le cinéma de patrimoine pour découvrir des classiques. Donc je me dis que si des films équivalents étaient faits aujourd’hui, ils pourraient trouver leur public. Il faut juste les marketer avec un peu plus de cœur et d’enthousiasme, et ne pas les cacher sur une plateforme de streaming. 

Gazer (Quinzaine des cinéastes), prochainement.