LA SAVEUR DES COINGS de K. Grozeva & P. Valchanov

Kristina Grozeva et Petar Valchanov s’emparent avec humour et finesse de la question du deuil en mettant en scène un père et son fils dans une relation désaccordée, qui s’escriment à dénouer les silences du passé et de l’au-delà.

Il est toujours intéressant d’analyser le choix d’un titre, d’une langue à l’autre. Passé le constat d’une traduction parfois discutable, et en l’occurrence ici d’un titre français à la sonorité quelque peu désuète, on s’amuse à décrypter ce que cela peut raconter d’un film. Avec La Saveur des coings, on glisse de l’image du père (titre international : The Father) vers un champ de représentation plus vaste ; car le coing dans le film fait le lien entre les individus et leur environnement, mais aussi entre les vivants et les morts, les présents et les absents.

Nous sommes en zone rurale bulgare. Vasil, le père, vient de perdre Ivanka, sa femme. Pavel, le fils, arrive en retard aux obsèques. Le décalage entre les deux hommes saute aux yeux dès l’ouverture, lorsque Vasil exige que Pavel photographie sa mère avant la clôture du cercueil. Pavel s’y refuse et Vasil s’obstine, jusqu’à arracher l’appareil photo des mains de son fils. Le téléphone de ce dernier n’arrête pas de sonner, une sonnerie qui coasse, comme un marais rempli de grenouilles, perturbant les pensées et les silences de la campagne environnante. Pavel ménage la chèvre et le chou, on le sent affairé par d’autres pensées, et pour cause : sa femme, qu’il n’a pas souhaité mettre au courant des funérailles, est enceinte. Comment dès lors se laisser accaparer par la mort, quand on attend la vie ? Contempler un tombeau dans le même temps qu’on prépare un berceau ? Ce tiraillement assez subtil, cette dissociation mentale que lui réclame la situation, et qui passe à tort pour de l’indifférence, guide le comportement de Pavel tout au long du film. Désœuvré, il oscille constamment entre la nécessité de porter assistance à son père et rentrer chez lui assumer son futur rôle… de père. Ce qui donne lieu à des réactions impulsives et cocasses, qui contrastent avec son visage atone et rythment le film.

Pantoufles et potirons
L’intrigue centrale est la suivante : Ivanka n’aurait pas eu le temps de transmettre un message à Vasil avant de mourir, et tenterait de le contacter depuis l’au-delà. Une coupure de courant, un vase brisé avec des glyphes mystérieux… Le terreau d’un deuil impossible facilite les croyances irrationnelles, et Vasil espère avec l’aide d’un médium parvenir à intercepter le message d’Ivanka. Cette quête entraînera père et fils à travers champs et forêts, en charentaises ou en Crocs, à bord d’une vieille Mercedes break puis d’une carriole remplie de potirons – le burlesque s’invitant dans le film à mesure que la folie prend le pas sur la raison. L’expression « être en roue libre » trouve ici son plein écho, et cette excursion rurale un peu délirante – dans laquelle on ne sait pas toujours, du père ou du fils lequel fuit l’autre, ni ce après quoi ils courent – est vraisemblablement la seule garantie de parvenir à briser les carcans. Dans cette même idée, et dans la grande tradition d’un certain cinéma venu de l’Est (on pense au Roumain Corneliu Porumboiu, notamment), les institutions – prison ou hôpital – sont les lieux de multiples négligences et malversations, desquels il faut s’échapper.

Jusqu’à quel point Pavel se risquera-t-il à compromettre son couple pour sauver son père ? Le lien qui unit les deux hommes a besoin d’être complètement restauré afin d’assurer une filiation, et probablement sentent-ils que ce fameux message maternel est la clef d’un mystère plus large à résoudre. Une énigme qui s’élucidera par… la confiture de coings, bien sûr, dans un rapport au partage et au temps ; une tentative de reconnecter les êtres silencieux.